Le 17 avril 1968, 13 déportés un an plus tôt en France et déférés devant la cour de Sûreté de l’État, sont acquittés, et 6 autres sont condamnés avec sursis. Les 19 au total, liés au GONG (Groupe d’Organisation Nationale de la Guadeloupe), avaient été déportés pour sédition lors des événements du Mai 1967 en Guadeloupe (Mé 67 en créole). C’est une déroute pour la France coloniale, acquise par la défense et les mobilisations politiques. Mais le coup porté au mouvement indépendantiste, du fait des massacres de Mé 67 reste violent.
Le Rapport Stora [1], de 2016, jette un peu de lumière sur ce Mé 67. Voici un extrait de sa conclusion : « Dès mars 1967, le préfet de Guadeloupe Pierre Bolotte a instruit à charge la responsabilité du GONG dans les désordres, y compris dans ses « Mémoires » écrites en 2000, alors que deux enquêtes successives de la police judiciaire nationale et de la DST en avril 1967 (pour les événements du 22-23 mars à Basse-Terre) et en juin 1967 (le commissaire Gévaudan pour les événements de mars et de mai 1967) ont réfuté la théorie de chef d’orchestre clandestin joué par le GONG. »
Le Mé 67 en Guadeloupe commence en fait le 20 mars 1967. Ce jour là, un gaulliste d’origine tchèque, Snarsky, propriétaire d’un grand magasin de chaussures à Basse-Terre, veut interdire à Raphaël Balzinc, un vieux Guadeloupéen infirme, cordonnier ambulant, sympathisant du Parti Communiste Guadeloupéen, de passer sur le trottoir devant son magasin. Il lâche sur lui son berger allemand en s’écriant : « Dis bonjour au nègre ! » Balzinc, renversé et mordu, est secouru par la foule en colère qui met à sac le magasin. Snarsky, dont la grosse voiture est jetée à la mer, s’enfuit à temps.
Le préfet de Guadeloupe, Pierre Bolotte, protège et organise l’exfiltration du raciste. Il ne sera jamais inquiété. Par contre, la suite, pour les victimes du racisme, sera comme toujours l’enfer colonial. Boulotte n’a pas été envoyé par de Gaulle pour rien en Guadeloupe. Après avoir commencé une carrière de préfet au service de Pétain et des occupants, il sévit naturellement en Indochine puis devient directeur de cabinet du préfet lors de la fameuse bataille d’Alger qui donna lieu à toute la barbarie coutumière de la France coloniale. Il poursuivra ses méfaits jusqu’en Seine-St-Denis.
Le gouverneur de Guadeloupe tient l’occasion de « mater les indigènes », dont il se plaint dans plusieurs rapports de leur volonté d’indépendance. Il va prendre sa revanche sur deux peuples qui ont conquis leur indépendance malgré toutes les massacres coloniaux sans fin : les vietnamiens et les algériens. Il fait venir force renfort de gendarmes de Martinique et de Paris et engage la bataille : ses chiens en uniforme répriment sauvagement les protestations, au prix d’une cinquantaine de blessés.
Le raciste gaulliste étant protégé par le préfet, c’est le magasin de son frère qui est dynamité le 23 mars à Pointe à Pitre. Mais la répression coloniale ne fait alors que commencer. Voici la suite des évènements tels que décrits par l’Union Générale des Travailleurs de Guadeloupe (UGTG)
Mercredi 24 mai 1967 - Début de la grève des ouvriers du bâtiment : Les ouvriers du bâtiment qui réclament 2% d’augmentation et la parité en matière de droits sociaux entrent en grève.
Jeudi 25 mai 1967 : L’importance de la mobilisation et la tension régnant sur les piquets poussent le patronat à convoquer une réunion de négociations pour le lendemain à la Chambre de commerce de Pointe-à-Pitre.
La journée du vendredi 26 mai 1967
Tôt le matin, la mobilisation des ouvriers à la Pointe Jarry donne lieu à une « répression énergique » (mots du commissaire CANALES) des CRS et des Képis rouges : bastonnades, coups de crosse, tirs tendus sur les ouvriers.
Dans la matinée : A la Chambre de commerce de Pointe-à-Pitre, de nombreux ouvriers se rassemblent devant et aux alentours de la Chambre de commerce.
11H00 : En présence de l’inspection du travail, débutent les négociations entre la délégation syndicale de la CGT (composée notamment de Ms BERGAME, CALIFE & QUEREL) et la délégation patronale conduite par BRIZZARD.
12H45 : Les négociations, qui étaient sur le point d’aboutir, sont ajournées, en raison de l’opposition du représentant de la SOGOTRA. Dehors, le mot s’est répandu que c’est BRIZZARD qui est à l’origine de cet échec. Les CRS prennent position.
13H00 : A l’entrée du bâtiment, un responsable syndical membre de la délégation explique.
Vers 14H30 : Des renforts de CRS sont déployés sur la Place de la victoire et devant la Chambre de commerce pour permettre la sortie de celui qui a laissé entendre que : « lorsque les nègres auront faim, ils reprendront le travail ». L’arrivée des CRS provoque la colère générale : les affrontements débutent.Les CRS lancent des grenades lacrymogènes pour disperser la foule et chargent à coup de matraques, à coups de crosses... et à coups de pieds, ceux qui tombent, glissent ou traînent. Les manifestants, renforcés par des jeunes, répliquent par des jets de pierres, de conques de lambi, de bouteilles.
15H00 : Brizzard évacué, les affrontements se poursuivent : dans toute la ville, des groupes se forment.
15H15 : Le préfet BOLOTTE - en repli à la sous-préfecture en compagnie des chefs militaires et du sous-préfet PETIT - donne alors l’ordre de tirer, « en faisant usage de toutes les armes ». Il sait la portée de son ordre, et pour cause :l’homme a effectué deux séjours en Indochine (en 1950, au cabinet du maréchal de Lattre de Tassigny ; puis en 1953, au cabinet du ministre des Relations avec les Etats associés) ; et a passé trois années en Algérie où entre 1955 et 1958, il a été sous-préfet à Miliana, puis directeur de cabinet du préfet d’Alger... C’est donc un familier des tueries françaises en terres coloniales.
Le massacre de 87 civils guadeloupéens par des gendarmes, CRS et parachutistes français
115H30-15H35 : Le commissaire CANALES désigne un manifestant du doigt. Rafales d’IPM et de fusils automatiques. Sur la place de la Victoire, non loin du monument aux morts, un homme tombe... Atteint de deux balles dans le ventre. Très vite, il est ramassé, emporté et conduit à l’Hopital général. Il y décède peu après. Il s’agit de Jacques NESTOR, Jaki pour ses camarades, Kiki pour ses amis. Il a alors 26 ans, et milite au GONG.
Vers 15H40 : Autour de la Place, dans la foule des badauds, un guadeloupéen est atteint d’une balle en pleine tête. Puis c’est au tour du jeune PINCEMAILLE de s’effondrer, la tête elle aussi chiquetaillée par une balle meurtrière. C’est le signal de début d’un long massacre...
16H00 : Dans la ville, la sauvagerie de la répression et l’annonce de l’exécution de Jacques NESTOR puis de deux autres guadeloupéens déclenchent une vague de colère. Les armureries PETRELUZZI-QUESTEL & BOYER sont prises d’assaut : des armes et des munitions sont emportées.Contre la barbarie militaire, un mouvement de résistance populaire s’organise. Les affrontements redoublent d’intensité : plusieurs groupes de civils armés s’opposent aux forces de répression ; ailleurs, des cars de CRS et de gendarmes déboulent en trombe, avec pour consigne de « nettoyer la ville ».
17H30 : Le maire de la ville, Henri BANGOU, accompagné notamment d’HERMAN SONGEONS, d’Hégésippe IBENE, de Pierre TARER se rend au Canal et, sous prétexte d’appeler au calme. Toujours juché sur les vaillantes épaules de Daniel GENIES qui l’avait ainsi amené, il en profite une nouvelle fois pour dénoncer « les agitateurs professionnels » qu’il désigne comme autant de coupables à châtier :
Il est 18H00 : Une pluie incessante de rafales d’armes automatiques a déjà fauché des dizaines de guadeloupéens... : on signale à cette heure 4 tués et plus de 30 blessés civils. De nouvelles troupes de parachutistes, arrivées en renfort des gendarmes et des CRS, font leur apparition et commencent à prendre position. L’émeute populaire redouble alors d’intensité : les magasins UNIMAG & PRISUNIC, les immeuble d’AIR FRANCE & de FRANCE ANTILLES ainsi que le dépôt de la BANQUE de la GUADELOUPE sont attaqués et incendiés... Comme un symbole, TITECA - BEAUPORT, poursuivi, court se réfugier à la gendarmerie de MIQUEL ; le juge français COMBESCUR est blessé.
19H00 : Les képis rouges investissent la ville ; aidés et accompagnés dans leurs repérages, leurs déplacements et leurs interpellations par des policiers guadeloupéens : les LAPORAL, LAURENT, BOURGEOIS... et par d’autres indicateurs qui s’étaient glissés parmi les manifestants... C’est le couvre-feu, alors que la radio d’Etat annonce que le calme est revenu.
20H00 : La décision est prise - par qui : BILLOTE ? BOLOTTE ? FOCCARD ?.... - d’envoyer les « pots de fleurs », jeeps militaires équipées d’une mitrailleuse. Cette décision se double d’un ordre clair : « tirer sur tout ce qui bouge, qui est noir ou qui tire ses origines de cette couleur ».... Pointe à Pitre est en état de siège. Le massacre va alors virer à la boucherie : Les artères de la ville sont dégagées ; plus aucun regroupement n’est admis ; badauds, passants, riverains essuient les rafales des meurtrières. Des centaines de guadeloupéens sont pris pour cible, mis en joue, blessés, mutilés, fauchés. Le jeune Camille TARET qui rentre du travail est abattu à deux pas du domicile de ses parents. Dans la nuit, la patrouille repasse alors que les parents et proches organisent la veillée : nouvelle rafale. Gildas LANDRE ne se relèvera pas.
00H00 : Un avion militaire en provenance de Martinique vomit d’autres assassins ; une nouvelle meute de militaires parachutistes français, chargée celle-ci de « finir le travail ».
02H00 du matin : Le silence se fait.
Les rues sont vides, nettoyées de toute présence guadeloupéenne exception faite des quelques policiers et indics servant de guides aux chiens..
La journée du samedi 27 mai 1967
06H00 : Douvan jou, le premier bilan de la journée du vendredi 16 mai est lourd :
o Plusieurs centaines d’arrestations (27 officiellement).
o 5 morts identifiés parrmi les civils guadeloupéens : Jacques NESTOR - ZADIG-GOUGOUGNAM - PINCEMAILLE - Camille TARET - Guidas LANDREE.
o Plus d’une centaine de blessés.
o Passant sous silence le nombre réel de victimes innocentes guadeloupéennes, la radio d’Etat annonce 27 CRS et 6 ou 7 gendarmes blessés…
07H00 : Le matin, des guadeloupéens se rassemblent par petits groupes pour constater l’état de la ville et commenter les massacres de la veille. Ils découvrent une ville assiégée, transformée en champ militaire. Dans les rues de Pointe-à-Pitre, la France mène une guerre contre des civils désarmés. On murmure des noms : ceux de guadeloupéens assassinées par les képis rouges, ceux des blessés. Toujours à voix basse, on s’interroge sur le nombre de victimes et les véritables raisons d’un tel massacre.
08H00 : A moins d’un kilomètre de là, au lycée de Baimbridge, les jeunes lycéens s’apprêtent à manifester pour dénoncer les massacres et la sauvage répression de la veille. En route, ils seront rejoints par d’autres
10H00 : Le millier de jeunes s’arrête face à la sous préfecture, et après une prise de parole, commence à scander les noms des bourreaux : « CRS... SS ! », « BILLOTE... Assassin ! ».Les cordons de képis rouges et de CRS postés sur place les encerclent, puis commencent à frapper. Plusieurs jeunes sont interpellés. Cette nouvelle agression, ravive la braise : des affrontements sporadiques continuent d’opposer des groupes de guadeloupéens aux CRS et aux képis rouges. Làs, le rapport de force est par trop déséquilibré (pierres et bouteilles contre fusils automatiques et mitraillettes). Tout au long de la journée des guadeloupéens continueront d’être assassinés, mutilés, ou arrêtés. Des corps sans vie dans les rues et quartiers de la ville sont furtivement récupérés par leurs proches.
17H00 : Des dizaines de Gaudeloupéens, bravant la politique de Terreur, accompagnent le corps de leur camarade Jacques NESTOR au cimetière de Mortenol. D’autres victimes sont enterrées au même moment. Assoiffés de sang guadeloupéen, les chiens déployés par centaines et postés sur tout le parcours, veillent. Leurs griffes enserrant soigneusement les armes de guerre pointées en direction des cortèges funéraires. En plus des centaines d’arrestations arbitraires en « flagrant délit », la chasse est lancée contre les "agitateurs, meneurs et instigateurs rendus responsables de cette boucherie dont la France coloniale est coutumière.
L’étreinte de la nuit se referme sur la ville qui s’endort pour la deuxième fois en baignant dans une odeur de mort et de poudre.
Mardi 30 mai 1967 : Un accord, signé en préfecture avec le patronat accorde une augmentation de 25% aux ouvriers ; 12 fois supérieure à ce qui était réclamé le 26 mai, 25 fois supérieure à la proposition maximale faite par BRIZZARD le même jour.
La répression judiciaire
Mercredi 31 mai 1967 : Premier d’une longue série de procès : parmi les dizaines de guadeloupéens emprisonnés, 15 comparaissent devant le tribunal. Le 7 juin, ils seront lourdement condamnés, seuls cinq d’entre eux écopent de peines avec sursis.
Dimanche 4 juin 1967 : Recherché par la loi, Louis THEODORE (Jean) entre en clandestinité. Il sera le seul à ne pas être arrêté.
Lundi 12 juin 1967 : Un communiqué du ministère public près de la cour de sûreté de l’Etat annonce l’inculpation et l’arrestation de dizaines de Guadeloupéens : SAINTON - BARFLEUR - GLAUDE - DANCHET - MONROSE - LONGA - LAURIETTE - OLIVIER - BALAGUETTE - RODES - BADEN - ETILCE - GUSTAVE - JACQUES-ANDRE - KELLY - MAKOUKE - NUMA - NICOLO.
Mardi 13 juin 1967 : Fort du massacre des 26 et 27 mai et des centaines d’arrestations, FRANCE ANTILLES peut exulter : « Le GONG est décapité... »
Vendredi 14 juillet 1967 : A Basse-Terre, plusieurs détenus de basse-terre entament une grève de la faim : Hector DEGLAS - Victor COCO-VILOING - Jean-claude COURBAIN - Serge JERPAN - Marius KARAT - Pierre MARIVAL - Pierre RENIER - Daniel RICHARDSON - CLaude ROMUALD - SAVONNIER - Paul TOMICHE.
Novembre 1967 : Dans une déclaration, Le Comité Populaire et National de la Jeunesse Guadeloupéenne (CPNJG), s’insurge contre les procès et « le transfert cynique des responsabilités » et réclame le châtiment des véritables responsables et des assassins : « On prépare un procès. Ce ne sont pas les trognes armées qui seront déferrées à la barre. Ce ne sont pas les méthodes scélérates de la répression armée qui seront dénoncées. Ce ne sont pas les procédés colonialistes de la répression judiciaire qui seront condamnées. Ce ne sont pas ceux , dont l’arme cachait la mort, qui seront jugés pour leur crime. »
Lundi 19 février 1968 : Le procès de 19 patriotes guadeloupéens jugés pour atteinte à la sûreté de l’Etat et à l’intégrité du territoire s’ouvre à Paris.
Vendredi 1er mars 1968 : Treize des accusés sont acquittés ; 6 autres sont condamnés à des peines avec sursis.
* Sont condamnés à Quatre ans de prison avec sursis : Serge GLAUDE - Claude MAKOUKE - Pierre SAINTON - Louis THEODORE (en marronnage)
* sont condamnés à Trois ans de prison avec sursis : Georges BADEN - Remy FLESSEL
* Sont acquittés : Albert CARACALLA - Edouard DANCHET - Amédée ETILCE - Mathias GUSTAVE - Ken KELLY - Gérard LAURIETTE - Antoine MARGUERITE - Roland MINATCHY - Saturnin NICOLO - Michel-Théodore NUMA - Felix RODES - Henri RODES - Georges RUPAIRE
En Guadeloupe 70 autres sont encore sous le coup de poursuites judiciaires.
Mercredi 3 avril 1968 : Sur la base d’une distinction fallacieuse entre prisonniers « politiques » et prisonniers de droit commun" le premier des deux procès débute au tribunal de Pointe-à-Pitre. Ils sont 26 à comparaître. Le commissaire CANALES absent, le procès est renvoyé au 10 avril et les prisonniers sont relâchés sous le régime de la liberté provisoire.
Jean-Marc B
A LIRE :
Pour servir l’histoire et la mémoire guadeloupéenne - Mai 1967" , COPAGUA - (Collectif des Patriotes Guadeloupéens) - 15 Juin 2003
Mé 67 - Mémoire d’un évènement, Raymond GAMA & Jean-Pierre SAINTON, Société Guadeloupéenne d’édition et de diffusion - Juillet 1985
Vie et survie d’un fils de Guadeloupe, Pierre SAINTON, Les Editions NESTOR - Juin 2008
Liberté pour la Guadeloupe - Felix Rodes - 169 jours de prison, Félix RODES, Éditions du « Témoignage chrétien » - Septembre 1972