Depuis le début du XXe siècle, les forces productives développées par le capitalisme se rebellent périodiquement contre l’Etat national autant que contre la propriété privée des moyens de production. La bourgeoisie a cherché deux fois à résoudre ce conflit de manière violente, par la voie de guerres mondiales, en 1914 et en 1939 ! La fonction objective de ces guerres fut de tenter de créer un espace, en Europe, pour une puissance impérialiste devenue hégémonique (l’impérialisme allemand, l’impérialisme britannique ou l’impérialisme américain) dépassant largement le marché d’un Etat national, espace unifié au sein duquel ses capitaux pourraient s’investir et rapporter des profits sans entraves. Ces deux tentatives ont échoué. La Communauté économique européenne (CEE), initiée en 1958 après la signature du Traité de Rome, est la première tentative de la bourgeoisie impérialiste en Europe de parvenir à la même fin, sans guerres, essentiellement par la voie d’une collaboration négociée.
La cause historique de ce changement de méthode, c’est le développement de la partie du monde arrachée à la domination du capital au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. L’antagonisme entre les « pays capitalistes » et les « Etats ouvriers » est devenu trop profond, le risque de voir basculer de nouvelles parties vitales du globe hors de la sphère de la domination du capital est devenu trop menaçant pour que de nouvelles guerres inter-impérialistes -que Staline avait encore proclamées comme « inévitables » à la fin de sa vie- puissent encore éclater. La concurrence inter-impérialiste continue à jouer, mais au sein d’une alliance qui s’avère durable face à l’ensemble des forces anticapitalistes de par le monde.
Mais la contradiction entre le degré de développement des forces productives et le domaine « national » de chaque puissance impérialiste reste plus aiguë que jamais. Ce qui ne peut plus être résolu par la guerre doit donc l’être, sinon par le consensus, du moins par le marchandage permanent. De là la tentative de créer le Marché commun. Ce n’est d’ailleurs qu’un premier essai d’une tendance qui pourrait bien s’étendre à d’autres continents, si le capitalisme survit encore. L’impérialisme japonais, qui n’a pas réussi à maintenir sa « zone de co-prospérité asiatique » (en réalité son nouvel empire colonial) par la force militaire à la fin de la Seconde Guerre mondiale, vise aujourd’hui à la création d’une sorte de marché commun englobant la Corée du Sud, Taiwan, voire les pays de l’ASEAN (Association des nations de l’Asie du Sud-est). Certains groupes de l’impérialisme des Etats-Unis d’Amérique visent -du moins historiquement- à créer un marché commun englobant le Canada et le Mexique.
Il n’est donc nullement question de réaliser le rêve de Karl Kautsky d’un « ultra-impérialisme » organisant pacifiquement l’économie mondiale. Bien au contraire, chacun de ces « marchés communs » viserait essentiellement la guerre commerciale, la concurrence exacerbée avec les autres. Ils préparent, à plus long terme, une guerre contre les Etats ouvriers pour reconquérir l’espace que le capital y a perdu. La seule réalité du (des) Marché(s) commun(s), c’est une tentative de créer comme base de la concurrence inter-impérialiste un ensemble de plusieurs Etats bourgeois, plutôt qu’un seul d’entre eux.
La difficulté sociale et politique de la construction européenne
La difficulté principale pour réaliser de tels projets est de nature sociale et politique (y compris idéologique). En effet, un marché commun au sens réel du terme, c’est une nouvelle fédération d’anciens Etats, c’est-à-dire un nouvel Etat fédéral supranational. Or, l’Etat bourgeois n’est pas seulement un instrument de défense des intérêts économiques d’une classe possédante, c’est aussi un instrument de pouvoir social et politique, un moyen de maintenir et de reproduire la domination du capital sur les travailleurs. Pour pouvoir jouer ce rôle de manière efficace, la violence tout court (répression) ne suffit pas, sauf en période de guerre civile ouverte. Il faut encore faire accepter par les exploités la légitimité du cadre général de leur exploitation.
Or, à cette fin, la tradition « nationale » de l’Etat bourgeois, la légitimité des institutions de la démocratie parlementaire bourgeoise, jouent un rôle essentiel en temps normaux. Pour remplacer ces institutions par des institutions européennes (des « machins », pour paraphraser de Gaulle), il faut du temps, beaucoup de temps. Il y a une désynchronisation manifeste entre le rythme d’internationalisation des forces productives, l’apparition d’institutions supranationales du type Marché commun européen, et le rythme d’identification de vastes couches populaires, bourgeoises, petites-bourgeoises et prolétariennes moins conscientes, avec ces institutions.
La bourgeoisie n’est pas prête à abandonner un instrument de pouvoir relativement efficace en échange d’un nouvel outil qui n’a pas encore fait ses preuves. Voilà la cause principale de la lenteur de la mise en place de l’Europe politique.
Les obstacles économiques
Mais il y a plus. Il n’y a pas seulement désynchronisation entre l’économique et le politique. Il y a aussi désynchronisation entre l’internationalisation tendancielle des forces productives d’une part, et les formes d’organisation du capital, des firmes capitalistes elles-mêmes d’autre part. Dans chacun des pays membres du Marché commun, de même d’ailleurs qu’aux Etats-Unis, qu’au Japon et que dans d’autres pays impérialistes, la bourgeoisie n’est pas homogène. Elle apparaît plutôt comme un conglomérat de quatre éléments :
● Les firmes multinationales, qui produisent la plus-value dans plusieurs pays, qui prévalent de plus en plus, mais ce depuis une date relativement récente, et qui n’exercent encore nulle part une hégémonie absolue.
● Les trusts (monopoles) « nationaux », qui produisent la plus-value essentiellement encore dans un seul pays.
● Les petites et moyennes entreprises non-monopolistes, qui, tout en ne constituant qu’un partenaire mineur des monopoles, prennent encore en charge une partie non négligeable de la production de plus-value pour leur compte et dominent aux deux bouts de la chaîne industrielle : dans les secteurs technologiquement arriérés ; dans les secteurs technologiquement « en pointe », là où les risques restent grands, les monopoles ne s’engagent qu’après avoir laissé les « petits » défricher le terrain et perdre souvent leurs plumes.
● Le secteur nationalisé, dont les sommets hiérarchiques s’intègrent progressivement dans la bourgeoisie, s’ils n’y sont pas recrutés dès le départ.
Or, seules les « multinationales » ont tout à gagner économiquement et rien à perdre de l’émergence d’Etats supranationaux. Tous les autres secteurs de la bourgeoisie prennent des risques économiques -perte de protection et de subventions- en s’engageant dans cette voie. Ils hésitent à participer à une concurrence plus accentuée, qui découle fatalement de l’élargissement du marché. Comme ce risque s’ajoute au risque politique et social qui concerne toute la classe dominante, y compris les multinationales, comme les rapports de forces au sein de chacune des bourgeoisies se modifient sans cesse sans qu’une seule composante ne puisse encore dicter sa loi aux trois autres, ce manque d’homogénéité économique de la bourgeoisie européenne constitue un autre frein de taille sur la voie d’un bond en avant qualitatif de l’intégration économique et politique de l’Europe capitaliste.
Difficultés conjoncturelles et raisons d’une survie
Lorsque l’économie capitaliste est en expansion, chaque partenaire d’une entreprise capitaliste commune peut obtenir sa part de gâteau. C’est vrai pour chaque fraction d’une bourgeoisie « nationale ». C’est vrai aussi pour chaque partenaire d’une entreprise bourgeoise « internationale ». Certes, même en période d’expansion, la concurrence continue. Certains gagnent plus que d’autres. Certains se renforcent aux dépens d’autres Certains mordent la poussière. Mais, en gros, la vie est belle pour tout ce beau monde, aussi longtemps que règne la prospérité capitaliste. L’âge d’or du Marché commun, ce fut donc sa première décade 1958-1968, avec la phase 1968-1973 comme période de transition.
Lorsque la crise économique éclate, et surtout lorsqu’elle prend l’aspect d’une dépression prolongée, la concurrence se fait féroce. Pour de nombreuses firmes capitalistes, la crise pose une question de vie ou de mort : elles risquent de faire faillite. Cette remarque s’applique aussi bien aux multinationales qu’aux trusts « nationaux » et aux PME (petites et moyennes entreprises). Le « chacun pour soi » tend donc à prévaloir de plus en plus. Ce qui est vrai pour les firmes capitalistes l’est également pour les classes bourgeoises « nationales » et leurs Etats. C’est pourquoi la longue dépression économique signifie pour le Marché commun une longue phase de crise et de remise en question. S’il n’y avait que cette simple corrélation entre dépression et concurrence accentuée, le Marché commun aurait déjà disparu, comme beaucoup l’avaient d’ailleurs prédit. Or, il survit, même s’il est frappé de nombreuses maladies. C’est que les effets de la crise sur les capitalistes européens sont bien plus complexes qu’ils n’apparaissent à première vue.
Si la crise aggrave la concurrence au sein de l’Europe et entrave ainsi la poursuite de l’intégration économique européenne, elle aggrave aussi et surtout la concurrence sur le marché mondial. Or, sur ce marché là, les firmes multinationales américaines et les firmes multinationales japonaises sont appuyées par des Etats et des « espaces économiques » (c’est-à-dire des marchés unifiés) bien plus puissants que chacune des puissances impérialistes européennes prises séparément. Le maintien et le renforcement du Marché commun apparaît dès lors comme une condition matérielle indispensable aux grandes firmes européennes, y compris quelques firmes « nationales », pour pouvoir tenir tête à la concurrence américaine et japonaise accrue. En outre, devant l’essor des « multinationales », tant européennes qu’extra-européennes, et devant la puissance relative du mouvement ouvrier non brisée par la crise, l’Etat impérialiste « national » apparaît comme singulièrement impuissant pour jouer à fond son rôle d’amortisseur temporaire de la crise, tel qu’il l’avait par exemple fait à la veille et au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, sous les formes politiques les plus diverses.
Vu la gravité de la crise économique, les bourgeoisies européennes ont donc besoin d’un instrument anti-crise plus efficace. Il n’y a pas de possibilité objective d’en obtenir un autre en Europe, du moins à moyen terme, qu’une fédération bourgeoise européenne, l’idée d’un « Etat mondial » étant un rêve creux. C’est pour toutes ces raisons que les effets de la crise sur le Marché commun n’ont pas conduit à sa désintégration, à sa disparition pure et simple, mais plutôt à son « blocage » à une étape intermédiaire entre une simple zone commerciale de libre-échange et un nouvel Etat fédéral supranational, exactement comme nous l’avions prédit. Rien dans les événements de ces derniers mois ne permet donc de remettre en question ce diagnostic et ce pronostic.
Les échecs et les réussites
Pour comprendre les raisons de ce « blocage » du Marché commun, à mi-chemin d’une véritable intégration économique et politique de l’Europe capitaliste, il faut pousser l’analyse plus loin. Il faut examiner la nature des changements qui se sont produits au sein des bourgeoisies européennes au cours du quart de siècle qui vient de s’écouler. Il faut, en d’autres termes, dresser l’inventaire des projets réalisés et des espoirs déçus, espoirs suscités au sein de la bourgeoisie et de ses idéologues par la naissance du Marché commun.
Il faut centrer cet inventaire sur ce qui est fondamental pour la bourgeoisie, à savoir la propriété des moyens de production (au sens économique et non purement juridique du terme) et le pouvoir de disposer des machines et de commander au Travail qu’elle implique.
Dans le domaine du capital financier, la réussite est réelle. L’intégration bancaire entre les Six (à un niveau moindre entre les Dix) a fait des progrès réels. Le marché financier s’est européanisé, comme en témoigne le rôle de Luxembourg comme centre des euro-émissions. Le marché des eurodollars a perdu toute nature « nationale » [1]. L’opposition « commune » au capital financier américain et japonais s’est accentuée. Suisses et Canadiens occupant une position intermédiaire.
Dans le domaine commercial, la réussite est également réelle. Chacun des pays-membres de la CEE voit une part croissante de ses exportations s’écouler vers les autres pays du Marché commun.
Dans le domaine militaire, l’intégration a fait les progrès les plus spectaculaires. Il n’y a plus guère de production « nationale » d’armement qui survive, sauf pour les petites armes. Savoir que la production d’avions, de blindés et de canons est devenue internationale en Europe, qu’il n’y a plus d’armes lourdes essentiellement « allemandes », « françaises », « britanniques » ou « italiennes », que toutes ces armes se produisent en commun, c’est résumer en une seule formule le changement radical intervenu par rapport à la situation de 1939 et de 1945, pour ne pas dire de 1914.
Dans le domaine industriel, il y a une très large déception. L’espoir de voir le Marché commun stimuler l’interpénétration européenne des capitaux, de voir surgir de plus en plus de firmes du type Dunlop-Pirelli, FIAT-Citroën, a été largement déçu. La plupart des tentatives de fusion industrielle européenne ont échoué et ont été défaites. Il y en a de nouvelles qui surgissent, telle Philips-Grundig récemment, mais c’est loin d’être la tendance prédominante. Il y a d’ailleurs des exemples d’associations courantes entre des firmes européennes et des « multinationales » américaines ou japonaises, exemples aussi nombreux que ceux d’associations entre « Européens ».
Dans le domaine des rapports Nord-Sud, la CEE s’affirme comme une force néo-coloniale (accords de Lomé, Liban, etc.).
Finalement, dans le domaine agricole, il y a échec total d’intégration. Nulle part n’a surgi un agro-business du type nord-américain, étendant son domaine d’action (sa production) au territoire de plusieurs Etats « nationaux ». L’agriculture capitaliste européenne reste cantonnée à des surfaces relativement petites, même si la concentration des terres se poursuit. Du coup, la Politique agricole commune (PAC) n’est plus une institution transitoire devant permettre une concentration réelle de l’agriculture capitaliste. Elle apparaît plutôt comme une institution durable, devant protéger une agriculture non compétitive sur le marché mondial. De ce fait, elle devient le talon d’Achille de l’intégration économique de l’Europe capitaliste, la cause de crises en cascade.
Il faut maintenant coller des étiquettes « nationales », « sectorielles », voire « politiciennes » sur chacune des forces contradictoires en présence.
Pour l’impérialisme ouest-allemand, au cours des vingt-cinq dernières années, la dépendance de l’accumulation du capital par rapport aux marchés extérieurs s’est fortement accentuée. La part des exportations dans le produit national brut a augmenté de 15 à 33 %. Or, le Marché commun représente le principal débouché de la RFA. Elle tient donc à le conserver à tout prix et est prête à en payer les frais. Elle est la principale source des finances propres de la CEE, ce qui représente en réalité, pour elle, une forme déguisée de subventions à la grande industrie exportatrice ouest-allemande.
De même, les pays du Bénélux et l’Italie ont vu l’importance du Marché commun s’accroître singulièrement comme débouché principal de leurs exportations. Le Bénélux vend 70 % de ses exportations à la CEE. Comme ils sont beaucoup moins compétitifs que la RFA sur les « marchés tiers », ils tiennent donc à la CEE comme à la prunelle de leurs yeux. Pour eux, l’effondrement du Marché commun serait une véritable catastrophe économique.
L’impérialisme britannique est essentiellement divisé par rapport au Marché commun, ce qui explique d’ailleurs sa rentrée tardive, qui n’est intervenue qu’en 1973. Les secteurs traditionnellement orientés vers les ex-possessions coloniales britanniques et le Commonwealth, ainsi que les secteurs les plus étroitement associés aux USA, étaient les plus réticents. Les secteurs industriels les plus modernes étaient les plus favorables au Marché commun. Aujourd’hui, la division reste profonde, tant au sein de la bourgeoisie dans son ensemble qu’au sein du parti conservateur (Tory) de Margaret Thatcher. On a pourtant l’impression que la City, plus puissante sous le gouvernement de Mme Thatcher, dit « oui », fût-ce un « oui mais », à l’Europe.
Reste l’impérialisme français. C’est lui qui a réalisé le renversement de position le plus spectaculaire. Sous le gouvernement du général de Gaulle (1958-1969), le Marché commun n’était accepté qu’à de nombreuses conditions : priorité à la politique agricole commune, règle de l’unanimité dans les décisions, etc. Depuis lors, sous les gouvernements de Georges Pompidou, de Valéry Giscard d’Estaing, puis de François Mitterrand, le « oui mais » initial s’est transformé en un « oui » sans réserves. La tendance historique est claire : 25 % des exportations françaises étaient effectuées vers les partenaires du Marché commun en 1975 ; aujourd’hui, elles dépassent les 50 %. Le poids de l’agriculture au sein de l’économie française et, partant, le poids de la bourgeoisie rurale au sein de la classe dominante, n’a cessé de diminuer au cours des vingt-cinq dernières années. Paris n’est plus prêt à sacrifier les intérêts et l’avenir des secteurs vitaux de l’industrie à l’obtention d’avantages immédiats pour les gros paysans céréaliers et sucriers. Evidemment, cela n’empêche que les principaux sacrifices sont imposés aux petits paysans spécialisés dans l’élevage. D’où un bloc franco-allemand, ou plutôt franco-germano-italien pratiquement sans failles pour sauver le Marché commun face à l’obstruction de Margaret Thatcher.
Une querelle de gros sous
L’échec du Conseil européen d’Athènes, en décembre dernier, puis de celui qui s’est tenu en mars à Bruxelles, résulte avant tout d’une querelle de gros sous [2]. Compte tenu de ses importations agricoles massives en provenance de « pays tiers » non membres de la CEE, la Grande-Bretagne doit verser d’importantes contributions au budget de la CEE [3]. Elle exige qu’on lui rembourse environ les trois quarts chaque année. Le principe de la ristourne est admis. Son ampleur approximative l’est également. Reste une différence mineure. Margaret Thatcher réclame 750 millions de livres (8,6 milliards de francs) et ses partenaires sont prêts à lui verser 600 millions de livres (6,9 milliards de francs) tout de suite. Le compromis s’annonce donc de lui-même : 600 millions de livres dès cette année, cette ristourne étant portée à 750 millions de livres à une date prochaine non encore précisée (1986 ou 1988 ?).
Derrière cette querelle de gros sous, il y a une question de principe. Margaret Thatcher voudrait bloquer tout progrès des institutions du Marché commun sur la voie d’une intégration économique, financière et politique plus avancée. Elle voudrait consolider le principe du droit de veto dans les décisions communautaires et de la règle de l’unanimité. Elle est, en cela, l’héritière de la politique de de Gaulle, exactement dans la mesure où la Grande-Bretagne occupe aujourd’hui le fauteuil de la « grande puissance la plus faible », jadis occupé au sein de la CEE par la France [4]. Elle voudrait en outre se débarrasser à terme de la politique agricole commune, ce en quoi elle heurte déjà davantage l’Italie, l’Irlande, la Grèce, le Danemark que la France ou la RFA.
Mais dans cette partie de bras-de-fer, la Grande-Bretagne occupe une position de faiblesse. Ses partenaires savent que le prix qu’ils payeraient pour la poursuite d’un Marché commun sans la Grande-Bretagne, ou même à six, serait inférieur à celui que payerait la Grande-Bretagne pour une rupture avec la CEE. Le défi de Margaret Thatcher n’a d’ailleurs duré qu’une semaine. L’échec du Conseil européen de Bruxelles signifie en premier lieu que Londres ne touche plus, pour le moment, les 600 millions de livres de ristourne promis. Le 21 mars 1983 aux Communes (Parlement britannique), Margaret Thatcher menaçait de ne plus payer les droits de douane communautaires pour les produits agricoles importés des « pays tiers » par la Grande-Bretagne. C’était une violation ouverte du Traité de Rome. Ses partenaires européens ripostèrent en affirmant que, dans ce cas, ils continueraient leur action communautaire sans la Grande-Bretagne. La City de Londres amena donc Margaret Thatcher à se raviser.
La question décisive : une politique commune en matière de technologie de pointe
Du coup, la conférence européenne de Bruxelles se solde plutôt par un renforcement que par un affaiblissement de la CEE. La solidarité a joué à plein entre 9 pays. Tout le monde a accepté une augmentation des impôts qui participent aux revenus de la CEE : ceux-ci passeront, dans un premier temps, de 1 à 1,4% du produit de la TVA dans chaque pays, puis à 1,6. Ces deux augmentations sont d’ailleurs insuffisantes pour assurer une véritable expansion de l’activité de la CEE. Tout le monde, mis à part la Grande-Bretagne, accepte de remettre en question la règle de l’unanimité au sein du Conseil des ministres de la CEE, fût-ce par étapes. Pourquoi en est-il ainsi ?
Au cours des dernières années, les impérialistes européens ont perdu des positions dans la concurrence avec l’impérialisme américain et l’impérialisme japonais. La détérioration de la situation du capitalisme européen dans les secteurs de pointe au cours des dernières années apparaît clairement dans les deux tableaux ci-contre.
Mais la partie est loin d’être terminée. Le terrain décisif -outre celui du capital financier, où l’Europe a plutôt marqué des points- est celui de la technologie de pointe. Or, à ce propos, le verdict est brutal. Le PDG de la FIAT, Agnelli, l’a formulé de manière catégorique : l’Italie seule n’est capable de financer qu’une technologie de second rang. Mettez la France, la Grande-Bretagne, la RFA à la place de l’Italie : la situation est fondamentale-ment analogue. Réunissez les forces financières, technologiques, scientifiques des principales puissances impérialistes européennes, et la situation change complètement. Des entreprises communes requérant une technologie avancée, telles que l’Airbus (industrie de l’aviation), Ariane (industrie de l’espace et des télécommunications), sont des réussites. Pour la technologie d’après-demain, le Marché commun prépare le programme ESPRIT, le projet géant de fusion thermonucléaire JET, le programme d’ordinateur optique qui travaillerait des centaines de fois plus rapidement que les ordinateurs électroniques.
Le déclin de l’impérialisme britannique, sa « désindustrialisation » d’ailleurs temporaire, expriment l’incapacité des puissances impérialistes moyennes à soutenir le train de la concurrence mondiale dans les secteurs de pointe, ces secteurs qui concernent des domaines vitaux du marché mondial. Abandonnées à leur seule faiblesse nationale, la RFA, la France, l’Italie, suivraient la voie du déclin britannique. S’associant, elles n’ont guère l’assurance de gagner la partie, mais elles ont au moins une chance. La conscience prise par les grands monopoles européens de ce fait capital sauve le Marché commun, malgré tout le poids de la crise et de la concurrence.
Signe des temps : en dépit de toutes les imprécations lancées contre les vestiges somptuaires et l’énorme déficit de la Grande-Bretagne, Margaret Thatcher avait déjà versé avant le sommet de Bruxelles les deux milliards de francs nécessaires pour que l’Airbus, entreprise commune franco-germano-britannique, décolle. La tentative de regagner une popularité intérieure quelque peu ternie dans son île, de renforcer en Grande-Bretagne sa renommée de « dame de fer », est une chose. Les intérêts historiques de la bourgeoisie britannique en sont une autre. Ceux-ci finissent par s’imposer à celle-là.
Restent le poids de la crise, de la concurrence aggravée, de la montée du protectionnisme, des conflits sectoriels, qui continueront à peser sur toute nouvelle avance de l’intégration européenne. Les données fondamentales du problème n’ont donc point changé.
Ernest Mandel