(Corée du Sud), de notre correspondant.– « Un nouveau chapitre s’ouvre », proclame ce mercredi 13 juin le quotidien sud-coréen Joongang, qui affiche en première page une photo gigantesque de Donald Trump et Kim Jong-un devant leurs drapeaux respectifs. L’accord signé à Singapour est « une victoire pour ceux qui veulent la paix », il permettra de « mettre fin au dernier conflit de la guerre froide », a salué le président sud-coréen Moon Jae-in, architecte du sommet. « Trump a ouvert la porte au progrès d’une façon qu’aucun de ses prédécesseurs, démocrate ou républicain, n’avait été capable ou désireux de faire », écrit même son conseiller diplomatique, Moon Chung-in [1].
Des applaudissements qui peuvent surprendre : le communiqué signé par Trump et Kim à Singapour est en effet très limité. Il n’inclut ni calendrier précis de démantèlement ni mesure concrète de dénucléarisation. Ses éléments de langage rappellent furieusement la déclaration de Panmunjom, signée le 27 avril par les deux dirigeants coréens lors de leur sommet sur la frontière : une promesse floue d’établir un « régime de paix » et un vague engagement de Pyongyang à œuvrer pour la « dénucléarisation complète de la péninsule coréenne » – et non pas de la seule Corée du Nord, la nuance est de taille.
Dénucléariser « la péninsule » est en effet une expression ambiguë utilisée par le régime depuis des années pour exiger le retrait de la Corée du Sud du parapluie nucléaire américain. La déclaration de Singapour est donc à des années-lumière du démantèlement complet, vérifiable et irréversible exigé depuis des mois par Washington.
La longue conférence de presse donnée par Donald Trump avant de reprendre son avion s’est révélée beaucoup plus significative. Le président américain a annoncé la suspension, tant que les pourparlers continuent, des exercices militaires massifs organisés deux fois par an par les États-Unis et la Corée du Sud. Ces manœuvres provoquent à chaque fois la fureur de Pyongyang, qui les considère comme des préparatifs à une invasion. Elles ont toujours été présentées par le Pentagone comme purement « défensives » et indispensables à la posture de défense des deux alliés. Et voilà que Trump les qualifie de « jeux de guerre »…
Séoul, pris par surprise, a réagi en déclarant que leur suspension « pourrait être nécessaire » pour aider le dialogue. En début d’année, Moon Jae-in avait d’ailleurs insisté pour reporter les exercices prévus en février, en utilisant le prétexte de l’organisation des Jeux olympiques d’hiver. Le report avait grandement facilité le processus de détente. Si cette suspension annoncée à Singapour constitue une concession importante faite à Kim Jong-un – la presse officielle à Pyongyang ne se prive d’ailleurs pas de fanfaronner ce mercredi matin –, c’est une concession facilement réversible. Et les sanctions sont maintenues.
La décision constitue aussi une excellente nouvelle pour la Chine, qui est opposée à ces manœuvres massives non loin de ses frontières. Pékin défend depuis des mois une approche baptisée « gel contre gel », c’est-à-dire un gel des essais nucléaires et balistiques nord-coréens contre un gel des exercices militaires sud-coréano-américains… Approche que vient d’adopter à Singapour Donald Trump, à la stupéfaction générale.
Donald Trump a aussi assuré en conférence de presse que Pyongyang avait entamé le démantèlement d’un site d’essais balistiques, sans préciser lequel. Il s’agit probablement du centre d’essais d’éjection de missiles à moyenne portée de Iha-ri, situé au nord-ouest du pays. Des images satellites récentes, disséquées par le think tank 38 North, montrent que les infrastructures du site ont été rasées en mai.
Donald Trump a aussi provoqué la surprise en assurant souhaiter le départ, un jour, des 28 500 soldats américains du territoire sud-coréen. Il lève ainsi un véritable tabou : en Corée du Sud, le conseiller présidentiel Moon Chung-in a récemment fait l’objet d’une volée de bois vert pour avoir osé aborder publiquement le sujet. Et en Corée du Nord, ce départ est l’un des thèmes majeurs de la propagande. À Séoul, les conservateurs, fervents défenseurs de l’alliance militaire avec les États-Unis, sont furieux. « Trump est devenu le porte-parole de Kim Jong-un », a tweeté hier Cho Gab-jae, champion de l’extrême droite locale.
La confiance suprême affichée par le président américain, qui dit « faire confiance » à Kim Jong-un et semble convaincu de sa volonté de dénucléariser, suscite aussi de légitimes interrogations. Quelques jours avant le sommet, le célèbre transfuge Thae Yong-ho, ancien diplomate nord-coréen réfugié à Séoul, assurait au site NK News [2] : « Kim Jong-un ne renoncera jamais à ses armes nucléaires. Il veut en garder le plus possible à travers les négociations. Il raconte des histoires différentes en interne et au monde extérieur. »
Comment alors expliquer la satisfaction affichée en Corée du Sud à l’issue du sommet de Singapour ? Rappelons pour commencer que les Sud-Coréens ont traversé une année 2017 éprouvante. Beaucoup ont redouté qu’une guerre n’éclate, provoquée par des frappes préventives américaines sur le voisin du Nord. Pour la majorité des Sud-Coréens, tout dialogue, même très imparfait, est bon à prendre. Et personne à Séoul ne s’attendait de toute façon à des annonces fracassantes à Singapour, étant donné le très peu de temps dont disposaient les diverses parties pour préparer la rencontre.
Le sommet Kim-Trump reste néanmoins considéré comme un pas en avant crucial, le début d’un processus de dialogue qui a le potentiel, à long terme, de transformer les relations entre les États-Unis et la Corée du Nord.
Une nouvelle classe moyenne dans le Nord
« Les négociations échouent toujours... jusqu’au jour où elles n’échouent plus », explique Andray Abrahamian, chercheur au Griffith Asia Institute, habitué aux interactions avec des responsables nord-coréens et auteur du livre Corée du Nord et Myanmar, des chemins divergents [3]. « Regardez le conflit en Irlande : il a fallu des décennies avant que les négociations n’aboutissent. Il faut continuer d’essayer. Cela finit par marcher, parce que les conditions sur le terrain changent. Les attitudes changent. »
Mais jusqu’à quel point les conditions ont-elles changé en Corée du Nord ? Avec l’émergence d’une économie de marché de moins en moins souterraine est apparue une nouvelle classe moyenne de commerçants et petits entrepreneurs. L’ONG Choson Exchange, basée à Singapour, organise à leur intention des formations au commerce à Pyongyang. « Notre dernier séminaire en mai a attiré 130 participants, ce qui est un record », se félicite Ian Bennett, coordinateur de l’ONG, à son retour de la capitale nord-coréenne. « Ces Nord-Coréens ont de grands espoirs d’ouverture. Beaucoup de gens voient de l’extérieur la Corée du Nord comme un bloc monolithique, comme un État où quoi que le Leader suprême dise, tout le monde est d’accord. Mais je pense que la réalité est beaucoup plus complexe. Il y a dans le Nord une importante classe moyenne qui se développe... et qui a besoin d’être écoutée. Si cette classe demande davantage d’investissements venus de l’étranger, ce sera pris en compte dans les décisions de son gouvernement. »
Le régime affiche aussi des ambitions touristiques nouvelles, comme en témoigne la construction d’un complexe hôtelier pharaonique de 170 bâtiments à Wonsan-Kalma [4], face à la mer du Japon. Des ambitions que Donald Trump a d’ailleurs saisies à leur juste mesure, quand il évoque à Singapour le potentiel des « belles plages nord-coréennes ». Or les tirs de missiles intercontinentaux et les explosions nucléaires ont tendance à faire fuir les touristes… Le régime a donc besoin de relations apaisées avec l’extérieur – le tourisme n’est pas visé par les sanctions de l’ONU.
La Corée du Nord a à sa tête un nouveau dirigeant, jeune, méconnu, qui pourrait – il faut rester très prudent – avoir des aspirations différentes de celles de son père et son grand-père. Depuis son accession au pouvoir, Kim Jong-un renforce le pouvoir du Parti et tente de mettre au pas ses généraux, comme en témoigne le remplacement récent et remarquable des trois figures les plus puissantes de son appareil militaire par des loyalistes plus jeunes [5].
Les relations avec la Chine ont changé, elles aussi. Pékin n’est plus le « frère de sang » d’autrefois et le président Xi Jinping se montre plus hostile vis-à-vis de Pyongyang que ses prédécesseurs. L’image de Kim Jong-un qui monte ostensiblement à bord d’un avion Air China pour se rendre à Singapour ne doit pas cacher le fait que la méfiance entre les deux alliés reste très grande.
Le voisin sud-coréen a à sa tête un nouveau président, extrêmement populaire (environ 80 % d’opinions favorables depuis des mois), décidé à relancer la coopération avec le Nord et disposant encore de quatre ans de mandat devant lui. Et du côté américain, l’attitude peu orthodoxe de Donald Trump – comme son mépris évident pour les questions des droits humains – permet une approche différente, qui a le potentiel de transformer la relation avec Pyongyang.
Avec un régime tel que la Corée du Nord, « il faut vraiment viser le sommet de la chaîne de commandement. Il faut s’assoir dans la même pièce que le dirigeant suprême », analyse Jasper Kim, professeur à l’université Ewha à Séoul, et auteur du livre Persuasion, les forces cachées qui influencent les négociations [6] : « Donald Trump a une mentalité d’homme d’affaires, en raison de son passé de promoteur immobilier. Il voit l’énorme potentiel de développement de la Corée du Nord. C’est quelque chose qui pourrait marcher avec Kim Jong-un. Les enjeux sont si élevés que cela prendra du temps. Mais les chances d’un accord de paix permanent et de dénucléarisation n’ont jamais été aussi élevées. »
Autre élément nouveau : la transparence inhabituelle de la presse officielle nord-coréenne qui – tout en présentant évidemment ces développements diplomatiques comme une victoire éclatante du Grand Leader – ne cache pas à sa population le rapprochement en cours avec le grand ennemi impérialiste. « Le sommet du siècle ouvre une nouvelle histoire des relations entre la Corée du Nord et les États-Unis », titre ce mercredi matin le Quotidien des travailleurs, qui publie de nombreuses photos des deux dirigeants sympathisant à Singapour. À Pyongyang, plusieurs visiteurs notent la disparition progressive d’affiches de propagande anti-américaine.
« La haine des États-Unis est depuis des décennies l’un des principes fondamentaux de l’organisation de la société nord-coréenne, rappelle Andray Abrahamian. Mais un État de ce type a la capacité de faire évoluer son récit national pour rendre possible un autre type de relation. On a déjà vu de tels exemples au Vietnam, en Chine. Je pense que c’est plus difficile pour les Nord-Coréens d’opérer une telle évolution, mais cela ne veut pas dire que c’est impossible. »
Pour toutes ces raisons, la rencontre de Singapour est considérée à Séoul comme le début d’un long, périlleux mais prometteur processus. Donald Trump semble avoir compris qu’une dénucléarisation immédiate et totale était chimérique et il semble pour le moment chercher à bâtir une relation de confiance avec Kim Jong-un. Cela se conclura peut-être par un échec. Mais vu de Corée du Sud, c’est la seule voie possible.
FREDERIC OJARDIA