Alors que son mandat a officiellement pris fin le 19 décembre 2016, M. Joseph Kabila préside toujours la République démocratique du Congo (RDC). Il a reporté le scrutin deux fois déjà, en dépit de l’accord de la Saint-Sylvestre, passé en 2016 entre le gouvernement et l’opposition, qui prévoyait un calendrier électoral. Le 4 octobre 2016, le chef de l’État a justifié un premier report par le fait que dix millions de personnes — pour la plupart de jeunes électeurs, dits « nouveaux majeurs » — n’avaient pas été inscrites sur les listes. Le 7 juillet 2017, le président de la Commission électorale nationale indépendante (CENI), M. Corneille Nangaa, homme lige de M. Kabila, a annoncé un nouveau report, arguant que les conditions de sécurité dans plusieurs provinces, notamment le Kasaï, n’étaient pas réunies. L’opposition dénonce une manipulation, en rappelant que l’explosion de violence dans cette région fait suite à la mort du chef coutumier Jean-Prince Mpandi, tué par les forces de l’ordre le 12 août 2016.
À l’initiative du Comité laïque de coordination (CLC), la mobilisation pour l’organisation d’élections se déploie dans la capitale, Kinshasa, mais également en province, comme à Kisangani. Ce 21 janvier 2018, les marcheurs brandissent des banderoles sur lesquelles on peut lire : « Nous, fidèles laïques, demandons l’application complète et intégrale des accords de la Saint-Sylvestre 2016 », avant d’être dispersés par la police, qui blesse plusieurs membres de la paroisse Saint-Esprit. Le même jour, une manifestation prévue à Lubumbashi a été annulée en raison de la présence importante de militaires armés, que les autorités justifient par le besoin de prévenir un prétendu complot « terroriste ».
Après la mobilisation des associations et des citoyens organisée au travers des réseaux sociaux tout au long de 2016 et de 2017 [1], celle des catholiques est devenue l’ultime recours des Congolais contre l’obstination du président à se maintenir au pouvoir. L’Église catholique, qui avait joué la médiatrice entre la majorité et l’opposition pour arracher l’accord de la Saint-Sylvestre, s’est sentie flouée par l’attitude de M. Kabila. Elle prend le relais d’une opposition minée par les divisions, décapitée par la mort, en février 2017, de sa figure de proue, Étienne Tshisekedi, et dont les dernières opérations « ville morte » se sont soldées par des échecs retentissants.
D’abord plutôt conservatrice
Le rôle de l’Église catholique, dont les fidèles représentent environ la moitié de la population du pays, s’explique par sa capacité à incarner, à travers ses paroisses, ses œuvres, ses communautés de base et son mouvement laïque, l’une des dernières institutions en lesquelles la population ait confiance. L’allégeance au pouvoir de l’ancien président de l’Église du Christ au Congo, d’obédience protestante, conforte encore cette place : Mgr Pierre Marini Bodho a accepté de siéger au Sénat dans le camp présidentiel, avant d’être désavoué par une partie de ses ouailles. Nombre de protestants, de kimbanguistes [2] ou de membres de la nébuleuse des « Églises du réveil » participent aux marches lancées par les catholiques.
La Conférence épiscopale nationale du Congo (Cenco) et sa commission Justice et paix dénoncent le pillage des ressources naturelles, les contrats miniers léonins, la pollution. L’évêque du diocèse de Kilwa- Kasenga, au Katanga, Mgr Fulgence Muteba, dénonce le trafic de bois rouge impliquant des membres de la famille présidentielle. Il place son combat sous le signe de l’encyclique Laudato si’ (« Loué sois-tu ») [3], dans laquelle le pape François affirme : « Faire mal à la Terre revient à pécher contre soi-même. » La logistique mise en place par la Cenco lors du dépouillement du scrutin de 2011 avait révélé la fraude massive ayant permis la réélection de M. Kabila, au pouvoir depuis 2001. Elle témoignait d’une indépendance qui n’a pas toujours été aussi marquée dans l’histoire du pays.
Le catholicisme a fait son entrée au Congo en 1548, avec des jésuites portugais. Par la suite, l’Église constitue l’un des piliers de la trinité coloniale, avec l’administration belge et les compagnies à charte — des sociétés privées qui prélevaient des impôts et détenaient des concessions minières. À l’indépendance, elle joue un rôle plutôt conservateur, guère favorable à Patrice Lumumba, qui avait commis le « péché » d’appeler Moscou à la rescousse lors de la sécession katangaise. En 1985, la décision de Jean Paul II de béatifier Marie-Clémentine Anuarite Nengapeta, religieuse morte en « martyre » en 1964 aux mains de rebelles lumumbistes simbas, témoigne du climat de guerre froide qui règne encore dans une partie de la hiérarchie catholique au Congo.
Puis, progressivement, l’Église bascule dans l’opposition à l’idéologie de l’« authenticité », inventée de toutes pièces par le maréchal Joseph Mobutu, président de 1965 à 1997. Ce retour revendiqué aux racines précoloniales conduit notamment à la radiation des prénoms chrétiens de l’état civil au début des années 1970. La rupture entre l’État et les catholiques est alors rapide. Pour autant, l’Église de ce qu’on appelle alors le Zaïre n’a pas toujours été une disciple docile de Rome : elle a revendiqué son identité africaine au sein de l’Église universelle, élaborant le rite zaïrois de la messe dansée, reconnu par Rome en 1988, et diffusant son message grâce aux vicaires laïques « bakambi ».
La fracture se creuse au fil de la dictature de Mobutu. Aiguillonnée par les communautés de base, sensibles à la théologie de la libération, la hiérarchie elle-même finit par diffuser les aspirations à plus de liberté et de justice sociale. En témoigne Chemins de libération, le livre de l’archevêque de Kananga, Mgr Martin-Léonard Bakole wa Ilunga, paru en 1978, très critique sur le régime mobutiste, le rôle de l’Église durant la période coloniale et le modèle économique du pays [4]. Autre figure importante de ce courant, l’abbé José Mpundu, fondateur du groupe Amos, qui prône la non-violence en réponse aux violations des droits humains et au déni de démocratie. Mais cette évolution connaît des nuances : originaire de la province de l’équateur et catholique (contrairement à M. Kabila, qui est protestant), Mobutu est soutenu pendant un temps par les prélats de sa région [5].
En définitive, ce sont les évêques catholiques qui portent le coup fatal à son régime, par leur mémorandum du 9 mars 1990. Ce document, dont la publication apparaît comme un crime de lèse-majesté, proclame que « le parti n’est pas la nation » et exige « que toutes les dispositions légales soient prises afin d’éviter qu’une minorité ou un groupe de citoyens puisse confisquer le pouvoir et l’imposer au peuple pour son propre profit ». Un mois plus tard, Mobutu annonce le rétablissement du multipartisme. Le cardinal de Kinshasa Laurent Monsengwo préside la Conférence nationale souveraine (1990-1992), qui doit rassembler les forces vives du pays et organiser la démocratisation. La tentative de clôture autoritaire de cette instance provoque la marche des chrétiens du 16 février 1992, qui sera noyée dans le sang. Face au tollé, les autorités sont contraintes d’accepter la réouverture de la conférence. Cinq ans plus tard, la répression féroce, qui fait entre dix-sept (selon les autorités) et quarante-neuf morts (selon Médecins sans frontières) parmi les militants catholiques, contribue à créer un climat propice au renversement du régime.
Déjà, à l’époque du mobutisme déclinant, l’Église catholique ne fait pas seulement entendre une voix critique, dénonçant « des autorités nuisibles » ; elle est aussi la seule institution présente partout sur le territoire national qui assume des tâches abandonnées par l’État dans le domaine de l’éducation ou de la santé, et même de l’épargne, dans un pays où le système bancaire est en faillite.
C’est dans le droit fil de ce rôle temporel que la Cenco dénoue la crise provoquée par le refus de M. Kabila de quitter le pouvoir. La répression des manifestations catholiques annonce-t-elle la fin prochaine du président ? L’indignation suscitée par la profanation de lieux de culte et par l’arrestation d’enfants de chœur a réveillé à travers le monde la solidarité de la « multinationale » du Vatican et de ses satellites. Dans l’imaginaire des chrétiens du Congo et d’ailleurs, le chef de l’État endosse le rôle d’Hérode, bourreau des innocents, et de Pharaon, empêchant le peuple élu de gagner la terre promise de la démocratie. Peut-être caricaturales, ces analogies, quand elles sont perçues comme une réalité par des millions de gens, deviennent agissantes, et « font » la politique.
Une croisade se développe en RDC. Pour les militants, obtenir le départ de M. Kabila ne représente plus seulement un devoir civique, mais aussi une exigence religieuse. Dans son discours du 2 janvier, le cardinal Monsengwo (désormais âgé de 78 ans) s’est fait imprécateur : « Il est temps que la vérité l’emporte sur le mensonge systémique, que les médiocres dégagent et que règnent la paix, la justice en RDC. » Il fustige également ceux « qui bafouent la liberté religieuse du peuple, liberté religieuse qui est le fondement de toutes les libertés », ainsi que la « barbarie » des « prétendus vaillants hommes en uniforme ».
« Résistance et persévérance »
Dans une lettre au clergé congolais datée du 5 janvier, l’Argentin Luis Mariano Montemayor, nonce apostolique proche du pape, souligne « la popularité de la marche du 31 décembre » et prédit « que d’autres initiatives seront organisées dans les prochains mois ».Il invite les prélats à soutenir les appels à de nouvelles marches.
Dans la foulée, le CLC appelle « à la résistance et à la persévérance ». L’archidiocèse de Bukavu entame, le 8 janvier, une chaîne de prières pour la tenue d’élections libres et transparentes. Tous les jeudis à 21 heures, à travers le pays, les curés font sonner les cloches pour exiger le respect de l’accord de la Saint-Sylvestre. La base de la protestation ne cesse de s’élargir. Lors de la marche du 31 décembre 2017, les chrétiens ont été rejoints par des manifestants d’autres confessions. Par la suite, des personnalités de premier plan issues de ces milieux se sont engagées publiquement, tel M. Simon Kimbangu Kiangani, petit-fils du prophète fondateur de l’Église kimbanguiste, qui appelle ses coreligionnaires à marcher avec des rameaux le 21 janvier. Et le chef de la communauté musulmane, cheikh Ali Mwinyi M’Kuu, demande aux autorités de respecter leurs engagements et la Constitution.
Vaisseau amiral du catholicisme sur le continent, l’Église congolaise n’est toutefois pas la seule d’Afrique à jouer un rôle politique important. Au Rwanda, le poids spirituel et temporel de l’Église catholique était considérable avant le génocide des Tutsis de 1994, qu’elle n’a pas empêché en raison de la collusion de la hiérarchie avec le pouvoir des présidents Grégoire Kayibanda et Juvénal Habyarimana, chantres de l’idéologie suprémaciste hutue. En ont témoigné l’appartenance jusqu’en 1990 de l’archevêque de Kigali Mgr Vincent Nsengiyumva au comité central du parti unique, et la participation de certains prêtres aux massacres. Au Burundi, les expulsions de missionnaires et la persécution des communautés ecclésiales de base Imana sahwanya, critiques envers la discrimination exercée contre la majorité hutue par le régime à dominante tutsie, ont créé un contexte favorisant l’acceptation du coup d’État du major Pierre Buyoya, en 1987.
À l’échelle de l’Afrique, l’Église catholique a contribué à l’émergence des conférences nationales qui ont sonné le glas des partis uniques. La première d’entre elles, présidée par Mgr Isidore de Souza, se tint au Bénin en 1990. Depuis, ce rôle s’est poursuivi, en RDC, mais aussi au Burundi, où, en septembre 2017, la conférence épiscopale a appelé le gouvernement à renouer le dialogue avec l’opposition en exil. Au Burkina Faso, le cardinal Philippe Ouédraogo a pris position en 2014 pour le respect de la Constitution interdisant à M. Blaise Compaoré, au pouvoir depuis vingt-sept ans, de briguer un nouveau mandat. Au Sénégal, le cardinal Théodore Adrien Sarr s’est engagé dans le combat pour la paix en Casamance, tandis qu’au Nigeria, en 2016, le cardinal Anthony Olubunmi Okogie s’est fait l’écho de la « faim de pain et de bonne gouvernance » du peuple. Trente ans plus tôt, le frère dominicain Albert Nolan fut à l’origine, aux côtés de pasteurs protestants, du « document Kairos », puissant instrument théologique dans la lutte contre l’apartheid publié en 1985. Il proclamait, comme le font aujourd’hui les catholiques congolais, le rôle prophétique du message évangélique contre les abus de César.
L’épreuve de force dans laquelle s’est engagée l’Église catholique congolaise devient un symbole continental. Le 23 février 2018, deux jours avant la troisième marche, les évêques de Madagascar, du Burkina Faso et du Niger ont exprimé leur solidarité avec la Cenco.
François Misser
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