Six militantes saoudiennes, à la pointe de la lutte pour accorder aux femmes le droit de conduire, risquent d’assister au couronnement de leurs efforts depuis une cellule de prison. Ces féministes, accusées de « saper l’unité nationale » et de porter « atteinte à la stabilité du pays », ont été arrêtées, mardi 15 mai, à un peu plus d’un mois de l’entrée en vigueur du décret autorisant les habitantes du royaume à prendre le volant.
Ce paradoxe est emblématique des limites du processus de réformes lancé par le jeune prince héritier Mohammed Ben Salman, le fils du roi Salman. Surnommé « MBS », homme fort de la monarchie, il est présenté comme un modernisateur éclairé par la presse gouvernementale, qui vante ses efforts pour dépoussiérer le pays, sur le plan économique comme social. « C’est la pure arrogance du pouvoir, s’exclame Jamal Kashoggi, un journaliste saoudien en exil aux Etats-Unis. MBS n’avait vraiment pas besoin de faire cela. Il se tire dans le pied de façon magistrale. »
Les six frondeuses, présentées sur les réseaux sociaux comme des « traîtresses » à la solde des « ambassades étrangères », sont représentatives de la longévité du mouvement de revendication des femmes dans le royaume. On trouve parmi elles des pionnières du féminisme saoudien, qui pour certaines ont participé à l’opération de conduite « sauvage » de 1990, la première du genre, organisée dans l’ombre du déploiement de l’armée américaine dans le royaume, en prélude à la première guerre du Golfe.
Il s’agit d’Aïsha Al-Maenna, Madiha Al-Ajroush, Hessa Al-Sheikh et Aziza Al-Youssef, des femmes souvent issues de milieux aisés, diplômées, âgées de 60 à 70 ans. « Ce sont nos marraines, nos idoles, s’indigne sur Twitter Manal Al-Sharif, une dissidente en exil en Australie. Aïsha a survécu en 2017 à une attaque cardiaque. elle a consacré toute sa fortune à l’éducation des femmes. L’accuser de trahison est une blague. J’ai honte de ce qui se passe en Arabie saoudite. »
« MOHAMMED BEN SALMAN NE VEUT LAISSER À PERSONNE D’AUTRE QUE LUI LE MÉRITE DE CETTE MESURE », SUGGÈRE UNE FÉMINISTE QUI S’EXPRIME SOUS COUVERT D’ANONYMAT
A côté des doyennes de la cause figurent deux jeunes femmes qui représentent la relève, Lujain Al-Hathloul, 28 ans, et Eman Al-Nafjan, une trentenaire, qui, comme leurs aînées, ont été emprisonnées à plusieurs reprises ces dernières années pour avoir bafoué l’interdiction de conduire faites aux femmes. Trois hommes, sympathisants de leur mouvement, ont également été incarcérés : Ibrahim Al-Modaimigh, un octogénaire, avocat de Lujain Al-Hathloul ; Mohamed Rabieh, l’organisateur d’un salon littéraire, tenant du nationalisme arabe, une idéologie très peu du goût de Riyad en ces temps de rapprochement discret avec Israël ; et Abdelaziz Al-Meshail, un homme de médias.
La raison exacte de l’offensive du pouvoir n’est pas connue avec certitude. Selon la thèse la plus en vogue, il s’agirait de s’assurer que ces femmes à la langue trop bien pendue ne puissent pas parler aux journalistes étrangers qui s’apprêtent débarquer dans le pays le 24 juin prochain, jour à partir duquel les Saoudiennes sont autorisées à conduire. « Mohammed Ben Salman ne veut laisser à personne d’autre que lui le mérite de cette mesure », suggère une féministe qui s’exprime sous couvert d’anonymat. En d’autres termes : « Conduis et tais-toi. »
Ouverture sociétale et resserrement autoritaire
Quelques heures après la promulgation du décret royal, en septembre 2017, plusieurs de ces gêneuses avaient reçu un coup de téléphone des autorités, les sommant de ne pas s’exprimer dans les médias. Hors de question de laisser penser que leur activisme tapageur ait pu peser sur la décision des dirigeants. Sous la régence de fait de Mohammed Ben Salman, ouverture sociétale et resserrement autoritaire vont de pair. Un récent rapport de l’ONG de défense des droits humains Human Rights Watch souligne que depuis 2014, le nombre de Saoudiens détenus arbitrairement, sans inculpation ni procès, a très fortement augmenté.
Au mois de mars, Lujain Al-Hathloul a connu des déboires emblématiques du verrouillage politique. Alors que MBS s’apprêtait à s’envoler pour une tournée de trois semaines aux Etats-Unis, destinée à promouvoir son programme de réformes, baptisé Vision 2030, la jeune militante était brusquement arrêtée sur une autoroute d’Abou Dhabi, un émirat voisin de l’Arabie saoudite où elle prépare un master. Renvoyée sous bonne garde dans son pays natal, elle a passé plusieurs jours derrière les barreaux, avant d’être relâchée, avec interdiction de voyager et d’utiliser les réseaux sociaux. Possible raison de cette extradition musclée : un simple Tweet, où elle appelait MBS à « rouvrir le dossier des prisonniers de conscience ».
Une autre explication pour le coup de filet du 15 mai tient au fait que la plupart des personnes arrêtées militaient en faveur de la création d’une maison pour les Saoudiennes victimes de violences domestiques. « Actuellement, le seul endroit dans le pays susceptible d’accueillir des femmes battues ressemble davantage à une prison qu’à un abri, explique une source au fait de ce dossier, qui tient à rester anonyme. Ces militantes voulaient fonder un vrai lieu de vie alternatif. Le projet a semblé avorter quand un vice-ministre, qui le soutenait, a été arrêté en septembre. Mais elles sont revenues à la charge et cela a peut-être agacé les autorités », qui sont tenues à un jeu de bascule perpétuel entre libéraux et conservateurs.
Troisième et dernière hypothèse : l’abolition de la tutelle, le nouveau combat des Saoudiennes depuis qu’elles ont obtenu gain de cause sur la conduite. La vague d’arrestations a visé des partisans de la suppression de ce système, qui cantonne les femmes dans un statut de mineur, en les obligeant à requérir l’aval d’un référent masculin (père, mari ou frère) pour des actes de la vie courante comme se marier, voyager, ouvrir un compte en banque, etc. Une pétition lancée en 2016 sur Twitter par Aziza Al-Youssef, sous le hashtag « Je suis mon propre tuteur », a recueilli 14 000 signatures en quelques jours.
Une telle réforme détruirait l’un des principaux piliers de l’ordre wahhabite, le courant de l’islam ultrarigoriste qui a rang de religion d’Etat en Arabie saoudite, encore plus sûrement que la levée du tabou sur la conduite des femmes. MBS a démontré que la confrontation avec les fondamentalistes ne lui fait pas peur. En plus de permettre aux femmes de se glisser sur le siège conducteur, il leur a récemment permis d’assister à des concerts de musique, à des matchs de football, et d’aller au cinéma, autant de choses impensables il y a quelques années. Il n’est donc pas impossible qu’il consente un jour à abolir la tutelle, mais ce sera à son rythme, au moment où il le voudra.
« Les libéraux qui pouvaient se croire tout permis depuis quelques mois se voient rappeler de façon brutale que MBS est le chef, décrypte l’analyste politique Stéphane Lacroix, spécialiste de l’Arabie saoudite. Avec lui, la société n’a pas son mot à dire. La transformation vient du haut. Les initiatives d’en bas ne sont pas les bienvenues. »
Benjamin Barthe (Beyrouth, correspondant)
* LE MONDE | 21.05.2018 à 15h15 • Mis à jour le 22.05.2018 à 06h45 :
https://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2018/05/21/conduis-et-tais-toi-le-message-paradoxal-de-riyad-aux-saoudiennes_5302350_3218.html
En Arabie saoudite, les militantes féministes sous une chape de plomb
Riyad veut éviter l’émergence d’un mouvement structuré de défense des droits des femmes.
Le 26 septembre 2017, quelques heures après l’annonce de la levée de l’interdiction faite aux Saoudiennes de conduire, une quinzaine de militantes féministes ont reçu un appel des autorités de Riyad leur intimant de ne pas s’exprimer dans les médias sous peine de « procédures ». Cette démarche paradoxale est particulièrement révélatrice de la manière dont le prince héritier Mohammed Ben Salman, l’homme fort du royaume, dit « MBS », conçoit le processus de réformes en Arabie saoudite : comme une transformation par le haut, autoritaire, cantonnant les Saoudiens dans une position de sujets, privés de tout rôle politique.
« Le pouvoir ne veut pas que nous disions que nous avons obtenu nos droits parce que nous nous sommes battues pour cela », affirmait alors une militante de la cause des femmes. « Les dirigeants ne veulent pas que le peuple réalise que les pressions publiques peuvent apporter des changements, soutenait une autre. Ils ont trop peur qu’une fois la porte ouverte, ils n’arrivent pas à la refermer. »
Tout en ayant accordé aux habitantes du royaume plus de droits qu’aucun souverain avant lui, MBS s’oppose d’une main de fer à l’émergence d’un mouvement de défense des droits des femmes à part entière. Le travail des militantes est constamment entravé, voire criminalisé, comme l’est celui des défenseurs des droits humains en général, expliquent la Fédération internationale des droits de l’homme et de l’Organisation mondiale contre la torture dans un récent rapport. « Le pouvoir a un discours pour l’étranger et un pour l’intérieur, fait d’intimidations », observe la Saoudienne Hala Al-Dosari, chercheuse à l’université de Harvard, aux Etats-Unis.
Carcan patriarcal
Nassima Al-Sadah, une militante de Qatif, dans l’est du pays, n’a jamais reçu de réponse des autorités à sa demande de création d’une association consacrée à la cause des femmes. En novembre 2017, l’infirmière et blogueuse Naïmah Al-Matrod, impliquée dans le mouvement de lutte contre les discriminations dont est victime la minorité chiite du royaume, a été condamnée à six ans de prison. Depuis janvier, Noha Al-Balawi, une résidente de Tabouk, dans le nord de l’Arabie, est incarcérée sans charge. La police s’intéresse à son activité sur Twitter, où elle s’indignait aussi bien du système de la tutelle, auquel sont soumises les femmes, que des signes de rapprochement entre Israël et la couronne saoudienne.
Même les militantes qui restent à l’écart de sujets aussi sensibles que ceux-ci se heurtent à une chape de plomb. Samar Badawi, cheville ouvrière de la lutte contre le carcan patriarcal saoudien, a l’interdiction de voyager et de parler aux médias. Son frère, le libre-penseur Raef Badawi, a été condamné, en mai 2014, à dix ans de prison et mille coups de fouet pour avoir critiqué les autorités religieuses sur son blog. Riyad n’a pas plus de tolérance pour la dissidence en abaya (le voile noir qui recouvre tout le corps des femmes) que pour celle en dishdasha (la tunique blanche des hommes).
Hélène Sallon et Benjamin Barthe (Beyrouth, correspondant)
* LE MONDE | 08.03.2018 à 10h59 :
https://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2018/03/08/en-arabie-saoudite-les-militantes-feministes-sous-une-chape-de-plomb_5267558_3218.html#jh6vGXY2es1qJkxu.99