Le Japon commémore cette année le 150e anniversaire de la Restauration Meiji. En 1868, les réformateurs partisans de l’empereur prenaient le pouvoir, mettant fin au shogunat (système féodal) des Tokugawa qui dominait l’archipel depuis 1603 pendant la période dite d’Edo. Le nouveau régime engageait alors le pays sur la voie d’une modernisation accélérée dont le corollaire fut le renoncement plus ou moins forcé aux traditions d’Edo.
L’évolution ne se fit pas sans heurts et le déchirement entre ces traditions et les valeurs souvent importées d’Occident provoqua des tragédies dont furent victimes certains acteurs de l’époque, qui occupent toujours une place à part dans l’imaginaire populaire et continuent de susciter des controverses.
Ainsi de Takamori Saigo (1828-1877), héros choisi par la chaîne publique NHK pour l’édition 2018 de sa série historique diffusée tous les dimanches soir de l’année. S’appuyant sur les écrits de la romancière Mariko Hayashi, la série titrée Segodon rencontre un réel succès.
Le « dernier samouraï »
Souvent surnommé le « dernier samouraï », Takamori Saigo a vu le jour dans une famille de samouraïs modestes du clan des Satsuma, dont le fief se trouvait dans ce qui est aujourd’hui le département de Kagoshima, sur l’île de Kyushu (sud-ouest). Elevé selon le strict code des samouraïs, il était connu pour son physique imposant – il dépassait 1,80 m –, ses qualités de combattant et son respect des valeurs traditionnelles.
Il contribua au renversement du shogunat mais, même s’il pouvait considérer la modernisation comme inévitable et s’il prit la tête de l’armée de l’administration Meiji, il fut vite déçu par les mesures prises, notamment la suppression des privilèges des samouraïs qui durent renoncer, en 1871, au « chonmage », la coupe de cheveux traditionnelle, puis à porter le sabre en 1876. Après avoir échoué à promouvoir une intervention militaire en Corée en 1873 pour raviver l’esprit des combattants, il se retira dans ses terres où il créa une académie militaire traditionnelle, qui finit par compter près de 20 000 « étudiants ».
Inquiète de la puissance de cette académie, l’administration centrale chercha à la désarmer. Takamori Saigo entra en rébellion. Commença alors la guerre de Seinan (sud-ouest). Takamori Saigo fut vaincu après quelques mois de lutte et mit fin à ses jours par « seppuku » – le suicide rituel des samouraïs – sur le champ de l’ultime bataille, au mont Shiroyama, le 24 septembre 1877.
Au-delà du geste du héros, l’affrontement est resté fameux car face à Takamori Saigo se dressaient, au service de l’empereur, deux de ses amis d’enfance de Satsuma, son frère cadet, et un cousin.
Aujourd’hui encore, les blessures de ce conflit ne sont pas totalement cicatrisées. « Vainqueurs et vaincus ont probablement ressenti un sentiment de culpabilité et nourri des sentiments négatifs et de rancune », estimait en 2017 dans le quotidien Asahi Takafumi Saigo, descendant de Takamori.
Opposant des combattants de la même région, la guerre de Seinan a contraint les familles du camp impérial à déménager, voire à transférer les tombes de leurs ancêtres. « Les gens des deux côtés ont rencontré des difficultés énormes à l’époque », notait M. Saigo, qui cherche aujourd’hui à rapprocher les descendants des deux parties.
Ce qui n’est pas simple, comme en témoigne la controverse autour d’une cérémonie organisée, le 6 mai, au cimetière de Nanshu, à Kagoshima. Aménagé non loin du mont Shiroyama, le site abrite les tombes de quelque 200 combattants de la guerre de Seinan. Il est voisin d’un sanctuaire shinto dédié à Takamori Saigo et d’un musée à sa mémoire.
« Penser aux sentiments de leurs descendants »
La cérémonie devait être organisée en souvenir de Toshimichi Okubo, son principal adversaire, mort assassiné il y a cent quarante ans. Les organisateurs font partie d’une association qui a érigé en septembre 2017 une statue en souvenir des victimes de la guerre de Seinan, quel que soit leur camp. L’association est dirigée par Izumi Haraguchi, de la bibliothèque départementale de Kagoshima et par ailleurs consultant de la NHK pour la série Segodon.
Or elle a dû revoir le déroulement de la cérémonie car le projet initial n’a pas plu à une autre organisation, le Keiten Aijin Forum 21, dont les membres sont des spécialistes de Takamori Saigo. L’une de leurs activités est l’entretien de la statue de leur héros, érigée dans le parc d’Ueno, à Tokyo, après sa réhabilitation par l’empereur en 1891.
En guise de protestation contre la cérémonie prévue, Hiroshi Uchi, dirigeant du Keiten Aijin Forum 21, a rappelé que Toshimichi Okubo n’était même pas enterré au cimetière de Nanshu. D’après lui, les organisateurs devraient « penser aux sentiments de ceux qui sont allés à la mort tout en étant considérés comme des rebelles, et à ceux de leurs descendants ». L’organisation a même fait paraître une tribune dans l’Amami Shimbun, un quotidien de Kagoshima.
Manifestement sensible à cette réaction, Izumi Haraguchi a modifié le thème de son intervention. Au lieu de se concentrer sur le rôle de Toshimichi Okubo pendant la Restauration Meiji, il a choisi d’évoquer les deux protagonistes de la guerre de Seinan et la manière dont ils apparaissent dans le feuilleton de la NHK. « J’ai décidé de ne pas aggraver l’antagonisme entre les deux camps », a-t-il déclaré.
Philippe Mesmer (Tokyo, correspondance)