Au quotidien, la presse relate ainsi les grèves, les manifestations et autres marches dans plusieurs régions du pays, y compris dans la capitale. A diverses occasions, elle relaie l’accusation de corporatisme portée contre les syndicats pour nommer les revendications particulières d’une profession ou de catégories de personnels, avec le sous-entendu que cela serait contraire à un prétendu intérêt général.
Pour mieux comprendre la réalité du syndicalisme et des mouvements sociaux d’aujourd’hui en Algérie et les enjeux qu’ils traduisent, retournons aux origines... coloniales du syndicalisme algérien.
Mais, avant cela, pour lever tout ou partie des confusions terminologiques, notamment sur la question du corporatisme, faisons un petit détour par l’Europe, où naquirent les corporations.
Du corporatisme originel au corporatisme d’Etat
L’Europe a connu une évolution pour le moins surprenante du corporatisme(1). A l’origine, c’est-à-dire au Moyen-Age, le corporatisme correspondait au mode et aux règles d’organisation et de fonctionnement des corporations de métiers, celles des maîtres, des artisans et des compagnons.
Celles-ci étaient fondées sur des principes quasi immuables qu’elles défendaient contre vents et marées : l’ordre et la hiérarchie, la collaboration et la discipline, le monopole d’activités et le protectionnisme. C’est ce qu’on pourrait appeler le « corporatisme des corporations » ou « corporatisme originel ».
Avec l’avènement du capitalisme, tout allait changer, et ce fut le choc de modes de fonctionnement. Pour la nouvelle entreprise capitaliste, ses patrons et ses salariés, les principes étaient bien différents : liberté du travail et exploitation de la force de travail, concurrence et régulation marchande, lutte des classes et syndicalisme. Dès lors, le corporatisme originel s’avéra un frein qu’il fallait abolir. La monarchie tenta à plusieurs reprises de le faire. Sans succès. L’abolition sera le fait des révolutionnaires en 1791.
Pour autant, avec la domination du capitalisme, on se rendit compte des excès et dérives du nouveau « modèle économique », et tout au long du XIXe siècle les critiques se multiplièrent.
Parmi elles, celles des socialistes, qui œuvraient pour une révolution prolétarienne, et celles des nationalistes, qui voulaient extirper du capitalisme son « virus prolétarien ». Une troisième voie fut même envisagée par le « catholicisme social », en la personne de La Tour du Pin (2), qui souhaitait le retour à un « corporatisme socialiste » : sorte de compagnonnage à l’ancienne dans des entreprises dont les moyens de production seraient collectivisés ! Tout cela, en situation de crise économique, resta au niveau de la critique abstraite, et aucune des options ne fut mise en œuvre. Le libéralisme continuait de résister.
La première Guerre mondiale allait sonner la résurgence du corporatisme, mais sous une forme étatique. S’adossant à un renouveau exceptionnel du nationalisme, et sur fond de révolution bolchévique en Russie, celui-ci allait renaître de ses cendres. De façon particulièrement vigoureuse dans trois pays sous régime fasciste : l’Italie, l’Allemagne et la France de Vichy.
Le régime corporatiste mis violemment en place en Italie par Benito Mussolini traduisit clairement quelques principes de base : la nation plutôt que les intérêts particuliers, la corporation plutôt que l’entreprise capitaliste, le métier plutôt que le travail, la collaboration plutôt que la concurrence. De son côté, le corporatisme allemand traduisit la soumission totale de l’économique et du social au politique. Autrement dit au parti nazi hitlérien. Quant à la France de Pétain, elle s’engagea résolument dans un régime social corporatiste en 1941.
Celui-ci, à travers une Charte du travail, se fixait trois objectifs : éliminer la lutte des classes et la remplacer par la collaboration des individus au sein de chaque profession, subordonner l’intérêt particulier à l’intérêt général, notamment en séparant l’économique (où les syndicats conserveraient leur rôle) du social (où des organismes corporatifs nouveaux auraient le monopole des décisions), supprimer tout prolétariat.
Du corporatisme d’Etat au néocorporatisme d’entreprise
Pour les sociétés européennes de cette première moitié de XXe siècle, le choix était évident, et l’avènement des fascismes fut l’occasion inespérée de réaliser ce choix du corporatisme, pour mieux éviter le collectivisme, grâce à une « paix sociale » obtenue au prix inestimable et tragique de deux conflits mondiaux, avec des niveaux de violences collectives alors inimaginables.
La fin de la guerre, la guérison des plaies béantes et l’incontournable reconstruction se déroulèrent dans une paix sociale dans toute l’Europe. Le régime corporatiste, encore marqué par « son passé fasciste », pas si lointain, y contribua de façon discrète. Partout, durant cette période, l’Etat interventionniste y régula les excès de l’initiative privée et tenta d’y remédier par le contrôle et la promotion du dialogue social.
D’ailleurs, dès 1948, le général de Gaulle lui-même fut partisan de cette troisième voie corporatiste. Aux assises de son mouvement politique, le RPR, il affirma notamment : « La première tâche des groupes d’entreprise est d’unir tous les éléments de la profession à quelque échelon de la hiérarchie professionnelle qu’ils soient, pour que tous, agents de maîtrise, ouvriers, employés, éléments de la direction participent ensemble à l’action commune ...
Au syndicalisme revendicatif doit succéder un syndicalisme de responsabilité, au syndicalisme d’opposition, un syndicalisme de coopération et d’association... ». Dans ces conditions, le corporatisme d’Etat s’imposait à nouveau et les entreprises, toutes importantes qu’elles fussent, redevinrent des « corporations » au sein desquelles il ne fallait pas revendiquer, mais... collaborer.
Cette troisième voie fut cependant fortement mise à mal par la mondialisation des années 1980, avec d’autant plus de gravité que les Etats reculèrent devant la toute puissance du néo-libéralisme.
La régulation par les marchés financiers fut mise au service de métiers concentrés dans d’immenses entreprises transnationales, qui, comme au Moyen-âge, revendiquaient à la fois la liberté de l’exercice de leurs professions et la collaboration de leurs membres, hors de toute intervention publique ou syndicale, pour atteindre les sacro-saints objectifs de rentabilité.
On s’installa alors dans un « néocorporatisme d’entreprise », dans lequel les Etats, traditionnellement garants de l’intérêt national, seraient les garants des intérêts particuliers des entreprises, à travers des réglementations supranationales établies par les grandes entreprises elles-mêmes et s’appliquant, par le biais des Etats, au niveau de chacun des pays.
Ce serait désormais l’ère d’une démocratie néo-libérale assurant le contrôle privé des entreprises sur les règles et contrats publics, où l’Etat n’aurait plus le dernier mot. Une ère où travailler pour l’intérêt de l’entreprise voudrait dire travailler pour l’intérêt national ! Ce faisant, la liberté du travail devenait la liberté de délocaliser, la liberté de licencier ou celle de répartir les richesses au profit des maîtres désormais appelés « actionnaires ».
En un mot, ce serait l’ère du despotisme actionnarial !
En tout état de cause, au terme de ce bref survol du corporatisme en Europe, il faut retenir trois évolutions essentielles : l’abolition du corporatisme des corporations est le fait du capitalisme triomphant, la résurgence du corporatisme sous sa forme étatique (notamment fasciste) résulte de la crainte de la lutte des classes, symbolisée par le syndicalisme, et des excès et dérives du capitalisme, l’émergence, plus récente, d’un néocorporatisme d’entreprise est le résultat de la mondialisation et de la toute puissance des entreprises transnationales.
C’est dire qu’à aucun moment le corporatisme, à ne pas confondre avec « les intérêts catégoriels ou professionnels », n’a pas été le fait des syndicats. Il a plutôt servi à combattre ces derniers. Ceci rappelé, voyons, plus en détail, comment le corporatisme d’Etat et le syndicalisme se sont développés en Algérie.
Corporatisme colonial et syndicalisme « indigène »
En Algérie, le corporatisme a connu une évolution proche de celle de l’Europe, avec, cependant, quelques distinctions périodiques notables qui lui donnèrent ses « spécificités ». Sans remonter jusqu’aux communautés de métiers médiévales régulées par le Muhtasib (3), ou au « corporatisme deylical » de la période ottomane, intéressons-nous à la situation imposée par la colonisation française.
Lorsque le système colonial français se mit en place, il détruisit brutalement les structures foncières et les corporations artisanales, pour y installer un capitalisme agraire et promouvoir des entreprises industrielles.
Pour les paysans qui survécurent, l’exode et la déshérence firent d’eux des travailleurs agricoles, des salariés et, plus fréquemment, des chômeurs. Il en résulta de multiples tragédies (récoltes désastreuses et famines) et une grande misère sociale. Les désordres sociaux se multiplièrent. Les révoltes se poursuivirent à l’intérieur du pays. Le régime colonial voulut rétablir l’ordre, notamment avec le « Code de l’indigénat » de 1881.
Celui-ci distinguait deux catégories d’habitants (les citoyens français et les sujets français) et instaurait de nombreuses mesures discrétionnaires (sans possibilité de défense ou d’appel), à l’égard des musulmans. Parmi ces mesures d’exception, les travaux forcés (avec déportation, ou sous forme de travail gratuit)(4) et le séquestre (confiscation des terres individuelles ou collectives).
Ces mesures sanctionnaient tout appel à la grève, tout refus de travail ou toute tentative d’échapper à l’impôt par les « indigènes », par ailleurs interdits de circulation de nuit.
Les « législateurs » pensaient avoir trouvé là le moyen de restaurer un ordre colonial soumis à rude épreuve par la résistance populaire et la multiplication des révoltes.
Dans ces conditions, il fut bien difficile aux Algériens de défendre leurs droits, puisqu’ils n’en avaient aucun.
Il faudra attendre la loi de 1884, autorisant les associations professionnelles, pour que le syndicalisme émerge en Algérie. Cependant, qu’on ne s’y trompe pas, ce syndicalisme naissant concernait d’abord et au premier chef les ouvriers européens ayant migré vers l’Algérie avec, dans leurs bagages, le « mode d’emploi » des organisations syndicales de la « métropole ».
Pour les Algériens, la véritable « rencontre » avec le syndicalisme fut un des effets collatéraux de la Première Guerre mondiale. La France eut alors besoin de « chair à canon » et de bras pour faire tourner les usines. C’est là que les premiers noyaux de militants algériens syndiqués allaient se former, notamment au sein de la CGT et de la CGTU. Et qu’ils allaient faire jonction avec le mouvement des « Jeunes Algériens » animés, à Paris, par l’Emir Khaled. Dès 1924, celui-ci les exhorta à se syndiquer pour revendiquer leurs droits.
Puis, en 1926, avec la création de l’Etoile nord-africaine, en termes de revendications, l’exigence d’indépendance prit le pas sur les droits économiques et sociaux. Ce faisant, le syndicalisme algérien naissant fut à la fois revendicatif et politique, et la défense des intérêts des travailleurs passa par la défense de la patrie.
Toutefois, cette évolution fut ralentie par la montée du fascisme en Europe et la volonté du pétainisme d’instaurer un corporatisme d’Etat. Heureusement, avec la fin de la Seconde Guerre mondiale et la chute de Vichy, la Charte du travail ne fut jamais appliquée.
Pour les Algériens, la fin de ce conflit prit une autre tournure en ce 8 Mai 1945 : suite à des manifestations pacifiques, l’armée coloniale tira sur la foule.
Du bain de sang on retira plus de 45 000 morts algériens. Dès lors, malgré l’abolition du Code de l’indigénat (1946), les luttes politiques et syndicales basculèrent vers une revendication plus radicale : l’indépendance nationale, fusse par le recours à la lutte armée. Pour autant, le lien avec les syndicats comme la CGT, bien que jugée, à cet instant, plus soucieuse des intérêts des travailleurs européens, ne furent pas rompus. Les militants nationalistes continuaient d’y œuvrer, mais davantage en fonction des orientations du PPA-MTLD qu’en application des directives syndicales.
Dans ces conditions, le mouvement syndical algérien allait évoluer dans deux directions : celle d’un syndicalisme « traditionnel » et légal, s’exerçant au sein de la CGT, développant des actions économiques et sociales communes, sur fonds de lutte anti-impérialiste, celle, plutôt clandestine, privilégiant la lutte anticoloniale et pour l’indépendance nationale et s’exerçant au sein du PPA-MTLD. La première donna naissance, dès 1954, à l’Union générale des syndicats algériens (UGSA).
La seconde déboucha, le 24 février 1956, sur la création de l’Union générale des travailleurs algériens (UGTA), et le 12 juin 1956, sur la création de l’Union générale des commerçants et artisans algériens (UGCAA)(5). Dès lors, ces deux dernières organisations mobilisèrent, en concertation avec le FLN, les travailleurs, les commerçants et toute la population en soutien à la lutte de Libération nationale. Ce fut le cas lors de la grève des 8 jours de janvier 1957.
A cet instant, il était évident que l’intérêt particulier des travailleurs européens était difficilement conciliable avec celui des Algériens, de même que l’intérêt national des travailleurs européens était tout aussi difficilement conciliable avec l’intérêt national des Algériens.
Deux syndicalismes se trouvaient à la fois face à face et en étroite relation : parfois pour s’opposer, parfois pour lutter en commun. Désormais, méfiance et confiance, affrontement et solidarité, allaient marquer les rapports des mondes ouvriers européen et algérien.
Tout au long de la Guerre de Libération nationale, on allait découvrir les limites du corporatisme, du nationalisme et de l’internationalisme. Au cœur des négociations pour l’indépendance nationale, elles seraient, pour l’essentiel, marquées du sceau de la tragédie.
L’UGTA, le premier syndicat libre et autonome (6)
Une fois l’indépendance recouvrée, la question du rapport entre les organisations syndicales et le pouvoir politique s’affirma. Dans la confusion de l’été 1962, le coup de force du Bureau politique du FLN contre le GPRA, s’étendit aux syndicats, dont l’UGTA, qui venait de sortir de la clandestinité pour occuper le terrain économique et social, dans les usines, les exploitations agricoles, les ports et les gares, abandonnés et à l’arrêt après le départ massif des Européens. Dès avril 1962, elle se dota d’une direction provisoire, et multiplia les sections syndicales dans tout le pays.
Dès juillet 1962, l’UGTA disposa de 250 000 adhérents, de 500 sections syndicales, et de nombreux militants aguerris par des années de luttes politico-syndicales dans le cadre de la Guerre de Libération nationale.
Dans ces conditions, il apparut très vite aux dirigeants syndicaux que les revendications économiques et sociales ne seraient portées efficacement qu’avec une liberté d’action et une réelle autonomie à l’égard des forces politiques. Cette position fut clairement affirmée dès le 17 juillet : « L’UGTA est une organisation nationale. Son autonomie dans la politique est indispensable. Il est important que le mouvement syndical se développe librement. » Ce faisant, la centrale syndicale entrait en conflit frontal avec le Bureau politique du FLN. Celui-ci, à travers Ben Bella, l’accusa de véhiculer des valeurs contraires à la société algérienne et de faire de « l’ouvriérisme », et tenta de jouer sur la division entre ouvriers et paysans.
La bataille pour la neutralisation de l’UGTA était engagée. Elle sera féroce.
Lors de la désignation des candidats pour l’élection à l’Assemblée nationale, aucun des 30 candidats de l’UGTA ne fut retenu. Pourtant, la centrale syndicale rappela que « les syndicalistes étaient des militants du FLN, que l’UGTA n’était pas un parti d’opposition et qu’elle restait décidée à participer activement à l’édification d’une Algérie socialiste ».
Malgré ces pressions, l’UGTA allait organiser son premier congrès prévu pour janvier 1963. Avec le soutien de plusieurs députés de l’Assemblée, et notamment de Hocine Aït Ahmed, qui assimila ceux qui s’attaquaient au syndicat des travailleurs à des réactionnaires, et de Mohamed Boudiaf, désormais dans l’opposition, puisqu’il venait de créer le PRS (Parti de la Révolution Socialiste).
Dès lors, tout fut tenté par le Bureau politique du FLN pour « caporaliser » la centrale : mobilisation de sections contre la direction, création de dissidence au sein de la direction. Rien n’y fit. A l’évidence, l’UGTA était bien une force représentative décidée à garder son autonomie. Le 19 décembre 1962, un compromis fut signé qui garantissait, sous certaines conditions, une réelle autonomie à la centrale syndicale.
Consciente cependant que ce compromis engageait toutefois la centrale dans un processus de mise sous tutelle, l’UGTA réaffirma, son attachement au principe de l’autonomie syndicale.
Le premier congrès de l’UGTA s’ouvrit le 17 janvier 1963. Il allait être le lieu de la mise à mort de toute velléité de liberté et d’autonomie syndicale.
En présence d’Ahmed Ben Bella, les accusations se multiplièrent : les syndicalistes étaient des privilégiés, l’UGTA ne serait rien sans le FLN. Le paroxysme fut atteint lors de la désignation d’une nouvelle direction : de nombreux non syndiqués furent introduits dans l’enceinte du congrès et ce fut la foire d’empoigne, qui conduisit à l’intervention des forces de police, les pressions individuelles sur les membres syndiqués furent plus fortes.
Dès lors, le 20 décembre, l’UGTA jeta l’éponge. Elle désigna une nouvelle direction inféodée au BP du FLN. C’en était fini de l’expérience d’un syndicalisme libre et autonome prôné par l’UGTA. Désormais, celle- ci deviendrait une « organisation de masse » et « le représentant de l’Etat auprès des travailleurs, et non l’inverse ». Le corporatisme autoritaire avait vaincu. Désormais, toutes les organisations de masse seraient soumises, par-delà le FLN, à l’Etat. Traduisant la primauté du politique sur l’économique et le social.
L’UGTA au cœur du corporatisme d’Etat
A partir de cet instant, l’UGTA devint un syndicat sous le contrôle d’une bureaucratie d’autant plus tatillonne qu’elle s’était
« débarrassée » du libéralisme, jugé congénital du colonialisme, en refusant toute existence au capital privé (hormis quelques activités marginales), pour engager « la bataille du développement » que requérait la modernisation du pays et la satisfaction des énormes besoins de la population dans le cadre d’une « démarche socialiste » fondée sur une planification « socialiste » et une centralisation de la décision.
Dès lors qu’il n’y avait plus de contradiction capital-travail, toute revendication ne pouvait que s’inscrire dans cette démarche globale, que le syndicat, comme toutes les organisations de masse, devait soutenir, et pour laquelle il fallait mobiliser, en permanence, les travailleurs. Les revendications pouvaient certes s’exprimer, mais seulement en égard aux objectifs et ressources planifiées, et toujours dans le cadre de l’intérêt national, tel qu’il se traduisait dans les plans de développement. Ce lien entre le syndicat et l’Etat fut renforcé par la Charte nationale de 1976 : pour être responsable syndical, il fallait être « encarté » au FLN.
C’était là le fondement d’une sorte de pacte économique et social « collaboratif » qui faisait que le développement économique et le développement social résultaient d’une même politique. Une politique qui trouverait, pour l’un et l’autre, une ressource financière inespérée : la rente pétrolière.
Dans ces conditions, jusqu’à la fin des années 1970, il n’y eut guère de véritables tensions dans le monde du travail, même s’il y eut quelques mouvements de grève çà et là dans le BTP et au sein de petites unités industrielles privées.
Au cours de cette période, grâce, en particulier, à une industrialisation menée au pas de charge, le chômage massif qui touchait près 36% de la population active au lendemain de l’indépendance, chuta de moitié. Mais, en ce début des années 1980, le chômage n’était pas tout, et la crise économique et sociale apparut dans toute son étendue, car l’économie « officiell » était de moins en moins productive et impliquait un recours de plus en plus coûteux aux importations.
Ce faisant, elle se laissait envahir par « l’économie de pénuries », avec ses passe-droits, sa spéculation et sa corruption. En d’autres termes, par des réseaux informels qui bloquèrent le développement et détournèrent ses ressources, au détriment des travailleurs et de la grande majorité de la population.
Pis, avec la chute brutale des prix pétroliers en 1986, la crise devint structurelle, et le pays tout entier fut étranglé par une dette extérieure insupportable. Une crise structurelle si forte qu’elle supposait, pour la résoudre, la libération de toutes les énergies : dans les entreprises industrielles et agricoles, dans les organisations syndicales ou professionnelles, dans le secteur public comme dans le secteur privé. Dès lors, les contradictions économiques, sociales et politiques longtemps contenues allaient resurgir, d’abord dans les entreprises publiques(7), qui enregistrèrent plus de 1900 débrayages en 1988, puis brutalement, lors des émeutes d’Octobre 1988.
Pourtant, dès la chute des prix pétroliers, des politiques, des gestionnaires d’entreprises, des universitaires, des fonctionnaires, des travailleurs de professions libérales, mais aussi des syndicalistes de l’UGTA avaient tiré la sonnette d’alarme. Ils furent d’ailleurs écoutés puisqu’ils furent regroupés, volontairement, dans des groupes de travail avec pour mission d’identifier les réformes nécessaires au dépassement du système en place. En un mot, d’identifier les moyens de libérer les énergies, notamment celles des travailleurs et de leurs organisations, afin de remettre le pays et son peuple dans une dynamique de progrès partagé.
La Constitution de 1989 et le pluralisme syndical
A l’évidence, Octobre 1988 avait réveillé les contradictions d’un système, longtemps mises sous le boisseau par un régime autoritaire qui ne pouvait plus, vu l’ampleur de la crise, maintenir le pacte économique et social qui avait prévalu jusque-là. En tout état de cause, avec les réformes de la fin des années 1980, c’en serait fini du monopole en toutes choses. Pour ce qui est du syndicalisme, ce principe fondamental trouva sa consécration dans les nouvelles dispositions de la Constitution de 1989.
En vertu de ses articles 39 et 54, celle-ci reconnaît la liberté d’association et le droit de grève. La loi 90-14 du 02 juin 1990 en précisa les conditions d’application. Dès lors, malgré la « grève nationale » déclenchée par l’UGTA les 12 et 13 juin 1990, l’activité syndicale devenait plurielle. Elle allait se développer dans une double direction. D’une part, de nombreux syndicats dits « autonomes » allaient « concurrencer » l’ex-syndicat unique que constituait l’UGTA. D’autre part, ces syndicats autonomes allaient se libérer de toute attache avec l’Etat ou quelque parti que ce soit. Et donc du corporatisme d’Etat.
Pour autant, ces nouvelles libertés syndicales véhiculèrent partiellement l’héritage corporatiste. Dans les articles 2 et 4 de la loi de 1990, il est clairement stipulé que les nouvelles organisations syndicales sont constituées par les travailleurs ou les employeurs « de mêmes professions, branches ou secteurs d’activité... ». Il en est de même des unions, fédérations et confédérations syndicales.
Autrement dit, la loi privilégiait toujours la corporation comme base de l’action, et aucun syndicat non professionnel ou à caractère national n’était permis. Une disposition contraire à l’article 2 de la Convention 87 de l’OIT (Organisation internationale du travail) ratifiée par l’Algérie depuis... 1963.
Par ailleurs, à travers son article 8, la loi de 1990 soumettait la constitution d’un syndicat à un dépôt de déclaration, à l’obtention d’un récépissé d’enregistrement de la déclaration et à la nécessité de rendre publique cette déclaration. Or, selon la convention de l’OIT, la constitution d’un syndicat n’exige aucune autorisation préalable. Il est en effet évident que le refus de remettre le récépissé de déclaration suffit à empêcher l’existence d’un syndicat. Ce que les autorités politiques n’ont pas tardé à faire. Ainsi, plusieurs organisations syndicales sont toujours en attente du « fameux sésame ».
Enfin, bien que les articles 37 et 39 de la loi de 1990, accordent aux organisations représentatives la prérogative de participer aux négociations des conventions et accords collectifs, de même qu’elles accordent aux unions, fédérations et confédérations, le droit d’être consultées dans leurs domaines lors de l’élaboration des plans de développement, dans la réalité, jamais aucun syndicat autre que l’UGTA n’a eu cette possibilité.
Il faut dire que cela semblait convenir à l’UGTA, ou tout du moins à sa direction. Après avoir digéré la « pilule » du pluralisme syndical et la fin de son monopole, la centrale eut beaucoup de mal à se départir de son rapport à l’Etat et de son corporatisme autoritaire.
Après la fin de l’expérience démocratique, il fallut se rendre à l’évidence, à défaut de remettre en cause le pluralisme syndical, tout fut fait pour en limiter les candidats et pour privilégier son rapport à L’UGTA. Il n’était, à l’évidence, pas question de revivre l’épisode de 1962-1963 et il fallait donc tuer dans l’œuf toute idée de syndicalisme libre et autonome au sein du « syndicat historique »(8). Une idée qui avait déjà gagné les esprits lors du congrès de l’UGTA de juin 1990, au cours duquel la centrale admit le pluralisme et s’engagea à s’y conformer, mais qui serait contesté dès la fin de l’expérience démocratique en 1991.
D’autant plus facilement qu’avec l’explosion du terrorisme il y eut, brutalement et tragiquement, « le feu à la maison » et qu’il fallut se mobiliser contre l’hydre terroriste. Ce que fit l’UGTA. Pour autant, la paix civile et la Concorde nationale rétablies, au début des années 2000, l’UGTA resta divisée sur la marche à suivre.
D’une part, au niveau de la base, eu égard à la persistance de la crise économique et sociale, le côté revendicatif demeura toujours prêt à se mobiliser pour défendre les intérêts des travailleurs (salaires, emplois), notamment lors des opérations de privatisation des entreprises publiques. Autrement dit dans le secteur où l’UGTA est implantée, puisqu’elle est quasiment inexistante dans le secteur privé, alors que celui-ci prend une place de plus en plus large dans l’économie nationale. D’autre part, au niveau des instances dirigeantes de l’UGTA, la démarche se voulut un retour à celle des années 1970-1980, c’est-à-dire à celle d’un partenariat entre l’Etat et l’ex-syndicat unique.
Cette vision allait s’exprimer avec constance dans les réunions de la Tripartite Etat-FCE-UGTA, symbole s’il en était de la persistance du corporatisme d’Etat. Une Tripartite au sein de laquelle il est d’ailleurs curieux de noter que le patronat, à travers le FCE (Forum des chefs d’entreprise) y « représente » le seul secteur privé, et l’UGTA, le seul secteur public !
Les syndicats autonomes et les libertés syndicales
Depuis le début des années 2000, le paysage syndical s’est donc structuré en trois espaces bien distincts.
Le premier concerne les entreprises du secteur public. L’UGTA y demeure le syndicat prédominant, voire exclusif. Le syndicat y est à la fois revendicatif (à la base) et collaboratif (au sommet)(9) avec, comme on l’a vu, une relation forte avec l’Etat et le FCE (le syndicat privé patronal), pour constituer l’un des trois piliers du corporatisme d’Etat.
Le second espace est occupé par les nouveaux syndicats autonomes. Il concerne des secteurs principalement publics, dont les personnels possèdent généralement un haut niveau d’instruction et de formation professionnelle : médecins et autres praticiens de la santé publique, pilotes, officiers de la marine marchande, enseignants du supérieur et du secondaire, cadres et agents de la Fonction publique, psychologues et autres magistrats, ...
Enfin, le troisième espace, occupé par le désormais unique syndicat patronal, FCE, et diverses associations patronales(10), et sans véritables syndicats de travailleurs. Il concerne tous les secteurs privés, légaux et informels. On arrive ainsi, dans cet espace quasiment privé, à cette situation unique en son genre, où le rapport capital-travail n’est représenté que par les entrepreneurs (les patrons), dont le syndicat patronal unique (le FCE) aurait pour « mission » d’y porter les revendications économiques et sociales des « corporations ». Comme au bon vieux temps des corporations médiévales au Maghreb, lorsque le Cheikh ou l’Amin était l’intermédiaire entre le souverain et les communautés de métiers !
Au bout de cette brève analyse historique, la réalité présente du corporatisme en Algérie semble bien moins confuse qu’on le croyait à première vue. La réalité économique et sociale algérienne serait constituée de trois espaces distincts bien qu’interconnectés. Deux espaces (public et privé) se satisfont du corporatisme d’Etat, dans le cadre d’une alliance contre- nature. On y respecte l’ordre autoritaire, en faisant peu cas des revendications des travailleurs, et plus largement de la population, au nom de l’intérêt « national ». Un espace public, de plus en plus restreint, dans lequel tente de se développer un syndicalisme autonome, qui refuse le corporatisme d’Etat au nom de la liberté. Tout comme il refuse, au niveau international, le néo-corporatisme d’entreprise.
Face à cette alliance contre-nature et à cette fracture, aux divisions et déséquilibres qu’elles entraînent dans l’émergence des revendications et dans leurs solutions, la voie pour l’émergence d’un syndicalisme pluriel, libre et autonome dans tous les secteurs de l’activité économique et sociale reste bien exiguë.
Entre le monopole de l’UGTA sur le secteur public productif, le monopole du FCE sur le secteur productif et improductif privé (légal et informel) et l’Etat autoritaire, la marge de manœuvre demeure extrêmement étroite. Cela explique, en partie, les difficultés rencontrées par les mouvements portés par les syndicats autonomes, les manipulations politiques et médiatiques, les menaces et intimidations, et les restrictions de liberté(11) auxquelles ils sont soumis, la « prudence », la « faiblesse » des soutiens que lui apportent les partis politiques de la mouvance démocratique, et parfois leur incompréhension des enjeux structurels qu’ils révèlent.
Quant à la population, en l’absence de solutions politiques et syndicales à ses problèmes quotidiens, de logement, d’éducation, de santé, de transport, d’accès à l’emploi, il ne lui reste, souvent, que la tentation, très forte, de trouver elle-même, et directement, les moyens de se faire entendre : par le recours à des mouvements sociaux allant du simple barrage routier... à l’émeute.
Pourtant, comme on vient de le voir, toutes ces revendications et tous ces mouvements sociaux, malgré leur actualité, sont aussi vieux que le monde.
Depuis toujours, les hommes se sont collectivement organisés, de diverses manières, pour combattre les injustices et les inégalités engendrées par des systèmes économiques et politiques fondés sur des rapports de propriété et des rapports de travail conflictuels, voire antagoniques.
Car, on le sait, au fond de tous ces mouvements, comme depuis toujours, se pose la question du droit de propriété, des conditions de travail et de la répartition des fruits issus de ce travail.
Et derrière cette question, celle, tout aussi importante, de l’association comme moyen de revendiquer librement et d’exiger de toute « organisation régulatrice », qu’elle assure, sous quelque forme que ce soit, l’ordre, le progrès et la justice pour tous et en toutes choses. Avec cette évidence qu’il ne peut y avoir de liberté sans régulation, car ce serait la jungle, l’anarchie et la loi du plus fort.
Et qu’il ne peut y avoir de régulation sans liberté, car ce serait le monopole de quelques-uns, l’autoritarisme et, là aussi, la loi du plus fort.
Smaïl Goumeziane
Docteur en économie et ancien ministre