Parce que ce n’est pas notre programme
La section du programme portant sur les signes religieux a été adoptée en 2009, bien après la sortie du rapport de la commission. Si nous avions voulu reprendre cette notion d’une liste de professions « incarnant l’autorité de l’État », nous aurions certainement pu le faire. D’autant plus que cette idée était dans notre propre mémoire à la commission !
En fait, cette option n’était même pas dans le cahier synthèse du congrès. Les trois options débattues ont été : 1) aucune restriction particulière pour les signes religieux, 2) l’interdiction mur à mur, et 3) celle qui a été adoptée et que le CN de novembre 2015 a décidé de ne pas remettre sur le métier.
Rappelons le texte exact de cet élément du programme :
« Port de signes religieux par les agent-e-s de l’État
C’est l’État qui est laïque, pas les individus. Le port de signes religieux est accepté pour les usagers et les usagères des services offerts par l’État. En ce qui concerne les agents et les agentes de l’État, ces derniers peuvent en porter pourvu qu’ils ne servent pas d’instrument de prosélytisme et que le fait de les porter ne constitue pas en soi une rupture avec leur devoir de réserve. Le port de signes religieux peut également être restreint s’ils entravent l’exercice de la fonction ou contreviennent à des normes de sécurité. »
Nous avons donc rejeté l’option d’une interdiction totale pour certaines professions et celle de l’interdiction de certains accessoires ou vêtements pour tout le secteur public. À la place, nous avons décidé de permettre le port de ces « signes » d’appartenance religieuse comme règle générale, et avons dressé une liste de quatre critères pouvant justifier des exceptions.
Une manière de résumer l’approche retenue est que le simple fait qu’un vêtement ou accessoire permette d’identifier la religion de la personne ne devrait pas être un motif suffisant pour l’interdire. L’État, ou les institutions publiques qui en dépendent, doivent justifier une restriction par un autre motif. Autrement dit, nous avons rejeté la notion, fondamentale pour la laïcité pratiquée en France depuis quelques années, du « droit de ne pas connaître la religion » d’une autre personne.
Il y a bien entendu une marge d’interprétation de ces divers critères qui peut aller du très restrictif au très permissif. C’est le but ! Une loi fondée sur de tels critères permettrait à la société québécoise et à ses institutions d’évoluer avec les mentalités et la culture commune de la société civile. On peut même interpréter le critère mentionnant le devoir de réserve comme justifiant l’appui à la liste de Bouchard-Taylor. C’était en quelque sorte le cas avec le projet de loi d’octobre 2013, dont les orientations n’ont jamais été ratifiées par le congrès ou le CN. Mais c’est une interprétation contestable (et contestée !) et qui peut changer avec l’évolution du paysage politique et idéologique et les débats au sein du parti. Et il s’en est passé des choses depuis septembre 2013…
Parce que c’est un mauvais positionnement présentement
Reprendre la liste de Bouchard-Taylor, peu importe comment on interprète le programme, pouvait avoir du sens d’un point de vue strictement tactique à l’automne 2013, quand Bernard Drainville préparait son projet de loi 60 et que le gouvernement Marois jouait cyniquement la carte de l’intransigeance et de la polarisation. Il s’agissait de démasquer cette partisannerie, cet électoralisme éhonté et dangereux, en mettant de l’avant une position qui aurait pu, en théorie, rallier trois des quatre partis à l’AN (probablement pas le PLQ), dans un contexte de gouvernement minoritaire.
La situation actuelle est radicalement différente. Les Libéraux sont majoritaires et ont catégoriquement et souvent répété leur objection au principe de la liste de professions interdites de visibilité religieuse. Nous estimons qu’ils ont raison sur le fond à ce sujet. Rien ne justifierait, par exemple, qu’on interdise à une femme policière de porter un hijab ou à un juge Sikh de porter un turban, etc. Une telle loi serait contestée avec succès devant les tribunaux. Le droit québécois et le droit canadien ne reconnaissent pas ce « droit de ne pas connaître la religion des autres » et lui préfère la liberté d’afficher son identité religieuse. Présumer qu’une personne qui porte un symbole permettant d’identifier son appartenance religieuse ne peut pas exercer sa profession de manière impartiale n’est rien d’autre qu’un préjugé, un « malaise » qu’il faut surmonter pour vivre dans une société pluraliste. Le devoir de réserve concerne l’expression d’idées politiques, ainsi que l’impartialité dans les décisions et les actions. Simplement dire (par un signe ou en parole) : « Je suis Juif. » ou « Je suis chrétien. » n’est pas en soi une atteinte à ce devoir.
De l’autre côté, le PQ et la CAQ ont exprimé à plusieurs reprises que la liste de Bouchard-Taylor n’est pas suffisamment restrictive à leurs yeux. Ils ont aussi eu recours, plus ou moins délibérément ou consciemment, à des arguments xénophobes ou islamophobes pour justifier leurs positionnements sur ces questions. L’épisode récent du « burkini » avec les sorties de la CAQ et de Lisée ne sont que les derniers épisode d’un film qui joue en boucle depuis la « crise des accommodements » de 2007.
Bref, personne ne veut de ce compromis hypothétique sur le long terme. Alors pourquoi s’acharner à le défendre, alors que ce n’est même pas notre position programmatique ? Le seul résultat prévisible d’un tel positionnement serait de faire paraître Québec solidaire comme le parti qui veut négocier un compromis parmi les député-e-s, dont la très grande majorité est issue de la majorité, en vue de restreindre les droits de certaines minorités. Est-ce que c’est le message qu’on veut lancer aux communautés minoritaires ciblées par ce débat ? Ne serait-il pas préférable de présenter Québec solidaire comme un parti qui est à la fois pour la laïcité des institutions et pour la défense des droits de la personne ?
Parce que la stratégie de l’apaisement ne fonctionnera pas
Le dernier argument en faveur de cette approche de recherche du compromis autour des recommandations de Bouchard-Taylor est de croire qu’elle pourrait mettre fin à ce type de débat et écarter du paysage politique toute demande subséquente pour d’autres interdictions.
On n’a qu’à examiner ce qui s’est passé en France depuis l’adoption de la loi interdisant le hijab dans les écoles publiques en 2005 pour conclure qu’une telle stratégie est illusoire. « Après cette première interdiction, visant les adolescentes dans les lycées, on a voulu interdire le port du foulard dans les entreprises privées, pour les mères participant aux sorties scolaires, etc. On s’est mis à mesurer la longueur des jupes des lycéennes, car les trop longues sont considérées « ostentatoires » ! On a ajouté l’interdiction des vêtements couvrant le visage dans les transports publics. Et au bout du compte, le Front national est le premier parti au pays et les attentats commis par des jeunes musulmans nés en France ont horrifié le monde entier. » [1]
Au contraire, interdire aux femmes musulmanes portant le hijab d’exercer les professions en question donnerait raison aux vrais islamophobes et xénophobes qui ne font tout simplement pas confiance aux Musulmans en général ou aux immigré-e-s en général et pratiquent la discrimination au quotidien. Il faut plutôt créer des contre-exemples en intégrant ces femmes dans toutes les sphères de la société québécoise … incluant des candidatures aux élections !
Après avoir fait adopter une motion unanime à l’Assemblée nationale contre l’islamophobie, la question stratégique qui se pose – si on veut aller plus loin que les vœux pieux – est comment combattre cette islamophobie.
Cette stratégie devrait reposer sur certains axes fondamentaux :
- Ne pas sous-entendre qu’il y a un problème réel quand il s’agit uniquement de perceptions et de préjugés. Si on le fait, on renforce ces perceptions et ces préjugée au lieu d’en appeler à la raison et de favoriser le vivre-ensemble.
- Toujours se mettre à la place des personnes qui ont le moins de pouvoir dans la société et se demander ce qui pourrait les aider à prendre leur place, à accéder à une égale citoyenneté dans une société démocratique. Autrement dit, il faut éviter les débats au sein de la majorité ou parmi les personnes en position de pouvoir sur quels droits on peut se permettre de brimer ou jusqu’où on peut pratiquer de la discrimination.
- Donner de la place et de la visibilité aux personnes directement concernées. Ça permet d’éviter les généralisations, la déshumanisation des « autres », ou de parler au nom de personnes et de groupes qui ont le droit et devraient avoir le pouvoir de défendre leur propre cause.
Bref, il faut sortir de l’approche libérale consistant à chercher une sorte de juste milieu entre les opinions réactionnaires et les préjugés d’un côté et la défense des droits et la lutte contre l’oppression de l’autre. Il ne peut pas y avoir d’équilibre entre ces deux pôles, seulement un combat.
Espérons Québec solidaire sera un allié fiable dans ce combat comme dans bien d’autres qui ne sont pas toujours immédiatement populaires dans notre société.
Benoît Renaud