Comprendre ce qui s’est passé durant les trente-trois jours de l’effroyable guerre israélienne sur le Liban exige du temps et un effort particulier. La difficulté provient de la nouveauté que comporte l’événement. Nous en présentons ici quelques éléments.
Guérilla contre puissance militaire
Ce n’est pas une armée régulière qui a tenu tête à l’un des appareils militaires les plus puissants du monde. La confrontation a été menée par la milice d’un parti selon les méthodes de la guérilla. Une milice qui force l’admiration par sa capacité, la discipline, la préparation, et la détermination dont elle a fait preuve, qui profite d’une base sociale l’entourant et la soutenant, prête à payer le prix de sa position, mais une milice quand même, limitée en nombre, dépourvue de l’équipement des armées, sans couverture aérienne et navale, sans artillerie lourde, et surtout privée de la « légitimité » de l’Etat à contracter des alliances, à rentrer dans des pactes, privée de la « légalité » et de toutes les facilités qui vont avec. Il faudrait ajouter à cela l’animosité franche et déclarée des pouvoirs dominants, arabes et mondiaux, à l’égard de ce phénomène. Il faudrait aussi, pour rendre compte de la nouveauté de la situation, ajouter l’effondrement de la confiance en soi et la faiblesse des outils de soutien à un tel phénomène, c’est-àdire l’état des forces d’opposition dans le monde arabe ou dans le monde tout court. Le Vietnam est bien loin de nous, qu’entouraient géographiquement, mais aussi politiquement, l’Union soviétique et la Chine à la fois, le protégeant et lui fournissant tout ce dont il avait besoin. Au Liban, le soutien de l’Iran ou de la Syrie au Hezbollah est perçu comme une accusation grave. De plus, ces deux Etats sont eux-mêmes fortement visés et subissent des pressions énormes. Si bien que des voix se sont élevées pour insinuer, ou dire clairement, que le Hezbollah a poussé la situation vers l’explosion pour détourner l’attention du dossier nucléaire iranien, ou pour desserrer la pression que subit l’Iran. La Syrie par ailleurs poursuivrait des objectifs mineurs, celle de vengeance à cause de la façon humiliante qui a marqué l’évacuation de ses troupes du Liban. Certains sont allés jusqu’à dire que Damas caressait des ambitions de reprise de son rôle au pays du Cèdre. La Syrie comme l’Iran sont soupçonnés de vouloir investir la menace que représente le Hezbollah dans des négociations et des compromis qui serviraient leurs propres intérêts. Indépendamment de la justesse de ces analyses qui ont plutôt une fonction polémique et démagogique, il n’en reste pas moins qu’elles soulignent les points de faiblesse et de vulnérabilité dont souffrent les deux pays, et les complications qui entravent leur soutien au Hezbollah. Une situation bien différente du temps du Vietnam, et une concrétisation de ce que veut dire l’hégémonie totale de la seule superpuissance mondiale.
L’unipolarité américaine en action ou la barbarie décomplexée
Cette superpuissance possède des caractéristiques qui méritent d’être analysées et non seulement traitées par l’étonnement qu’elles suscitent et les condamnations qu’elles soulèvent. Des caractéristiques relatives à une réalité, celle de son unipolarité actuelle, mais aussi au souci de consacrer cette unipolarité menacée de dépassement dans un avenir finalement pas si lointain ou improbable. Des caractéristiques relatives aussi au parcours historique des Etats- Unis, ce que des études sérieuses décrivent comme une sauvagerie particulière qui a accompagné la genèse de l’Amérique blanche, depuis l’extermination des indigènes, en passant par l’esclavage des noirs et le système des discriminations aboli depuis peu, pour finir sur l’impact de la position géographique du continent, entouré de deux océans, si lointain qu’il méconnaît les autres quand il ne les méprise pas. Sans pratiquer des comparaisons obscènes entre les colonialismes, il est évident que les Etats-Unis sont totalement libérés des complications liées à l’espace européen, et que nous sommes ici devant une barbarie crue, dont l’idéologie repose sur des concepts primaires et démagogiques sur le Bien et le Mal, rappelant les pires aspects du totalitarisme, en plus d’un pragmatisme qui l’éloigne de l’Europe passionnée d’idées et de lois, même quand elle les trahit, ce qu’elle fait souvent... Tout ceci ensemble, ce moment unique et ces caractéristiques uniques, poussent les Etats-Unis a vouloir dépasser « l’ancien monde », et même à vouloir le liquider littéralement.
L’agression du Liban a été l’occasion d’une spectaculaire atteinte aux règles de la guerre telle que l’amère expérience humaine a fini par les élaborer. La pratique israélienne, considérée longtemps comme le produit de l’exceptionnalité de ce pays, a été « normalisée » par les Etats-Unis, qui ont adopté des schémas identiques en Irak et qui ont militairement, politiquement, diplomatiquement, et médiatiquement couvert la pratique israélienne au Liban. Aujourd’hui, et après ce qui s’est passé au Liban, qu’en est-il des conventions de Genève qui protègent les civils et considèrent les attaques qui les visent comme un crime de guerre caractérisé, qui exigent le respect de la sécurité des équipes de secours, des journalistes, des corridors humanitaires etc.. Les exemples de transgressions délibérées et préméditées sont innombrables, elles se sont produites sur une période si courte et de façon si concentrée, si répétitive, qu’il serait inconcevable de ne pas saisir le sens de l’exercice. D’ailleurs, souvenons- nous de cette photo autorisée et publiée au début de la guerre sur le Liban, qui montre des jeunes enfants dans une base militaire israélienne, occupés à écrire sur des missiles des phrases destinées aux enfants du Liban, qui les ont effectivement reçus - 40% des victimes de cette guerre de 33 jours sont des enfants de moins de 13 ans. La diffusion de cette photo dénonce l’empressement à se débarrasser de toute règle éthique.
Les caractéristiques annoncées de la guerre globale ont été pratiquées au Liban, ce qui confère à l’événement une importance qui dépasse sa conjoncture et son lieu, une importance internationale, qui interpelle tous les êtres humains où qu’ils soient, qui intéresse des institutions conservatrices telles les Nations unies et ses organes, menacées de dissolution de fait. Ce n’est plus Israël qui jouit d’une impunité exceptionnelle, il ne s’agit plus de « deux poids, deux mesures » considérés comme une exception. La pratique de la barbarie a été officialisée. C’est en fait un des éléments les plus dangereux de ce qui s’est passé, et qui s’est produit via la complicité active des pays des Nations unies avec l’agression, ce qui en fait une pratique internationalement reconnue.
Front de la résistance : un défi à toute stratégie de division
Le troisième trait important concerne l’alliance, sur la base de la résistance, entre un islam combattant et la gauche. Ce n’est pas une donne marginale, un élément de décor ou d’argumentation. Ce n’est même pas fonctionnel, le parti communiste offrant au Hezbollah son savoir-faire et ses relations internationales. Il s’agit d’une alliance politique authentique sur la base d’une analyse élaborée du « moment ». Elle est d’une importance décisive pour ce qui se passe actuellement au Liban et pour l’avenir de cette confrontation. Le PC libanais possède un poids considérable au Liban, dans le monde arabe et internationalement. L’analyse et la position qu’il a adoptées réveillent les aspirations révolutionnaires de la gauche dans le monde arabe et même au-delà, aspirations qui semblaient être oubliées sous une couche épaisse de défaites et de désillusions, ou bien qui s’étaient polies grâce à la capacité énorme du système dominant à contenir et à digérer les dissidences.
Aux côtés du PCL se tiennent d’autres organisations qui appartiennent à la gauche, ou qui se définissent comme démocratiques ou pan-arabistes : le Parti du Peuple, évolution marxisante d’un groupe nassérien, la Tribune de l’unité nationale, rassemblement autour de l’ex-premier ministre M. Salim Hoss dont l’expérience répétée à la tête de plusieurs gouvernements force le respect, tellement l’homme représente un phénomène opposé à la corruption et à l’incapacité ambiantes. Se tient aussi aux côtés de la résistance le Courant patriotique libre de Michel Aoun, qui représente une force majeure dans le pays, et qui mériterait une analyse à part, au vu de la base majoritairement chrétienne qui le constitue.
Toutes ces formations constituent un front politique de facto, qui coordonne d’ailleurs ses actions sur le terrain. La présence du Parti communiste libanais (PCL) aux côtés du Hezbollah, ses douze martyrs tombés au combat, confèrent à l’acte résistant une dimension qui lui fait dépasser le sens communautaire auquel le pousse la structure socio-politique libanaise si visqueuse. Le choix du PCL déjoue l’un des objectifs majeurs du plan américain qui mise beaucoup sur la capacité de la violence déchaînée, du chaos provoqué et de l’absence de perspectives, leur capacité à décomposer les sociétés de la région suivant les appartenances primaires, essentiellement communautaires, tribales et ethniques. Dans ce volet, les Américains mettent à profit les conséquences de la répression effroyable et méthodique des régimes arabes policiers et despotiques, répression qui a pour objectif d’écraser les dynamiques sociétales et qui a affaibli ces sociétés, les rendant vulnérables face à l’offensive externe. Ce constat, ainsi que l’ampleur et la violence de l’offensive colonialiste, poussent certaines voix à prôner l’acceptation des plans américains comme seul moyen de sortie de l’impasse. C’est la justification qu’utilise le PC irakien pour couvrir sa position honteuse, celle d’être rentré en Irak avec les chars américains et d’accepter d’être partie prenante du processus politique de l’occupation. Le PC libanais offre à la gauche arabe l’occasion d’appartenir à un registre autre.
La mobilisation de la société civile
Enfin, il y a cette formidable mobilisation de la société civile qui est un des signes majeurs de la victoire réalisée. C’est une situation sans précédent dans un pays habitué aux guerres civiles et aux divisions infranchissables, dont la société civile a toujours montré une faiblesse structurelle. Ce sont majoritairement des jeunes Libanais qui appartiennent à toutes les régions, communautés et conditions sociales, qui se sont mobilisés pour confronter les aspects « civils » de la guerre : le million de déplacés, un tiers de la population entassée dans les écoles et les jardins publics, le ravitaillement, les soins sanitaires et médicaux, et même l’animation pour les enfants, ont été assurés avec une efficacité et une persévérance sans failles. Des soucis écologiques et des actions prises face à la catastrophe causée ; le refus de l’agression et sa condamnation à partir d’un sentiment national, la volonté de couper le chemin à la guerre civile qu’encourageraient l’agression et les divergences à l’égard du choix de la résistance. Parmi ces groupes, certains sont apolitiques, d’autres très engagés, certains tout récents, d’autres confirmés. Ils ont travaillé ensemble avec un respect mutuel de leurs différences et ont montré, individuellement et collectivement, une lucidité et un courage exemplaires.
Des raisons supplémentaires d’espérer que l’agression ne conduira pas aux résultats escomptés. Que malgré l’horrible barbarie qui s’est abattue sur la tête des Libanais, il y a moyen de se conduire de façon civilisée, éthique. C’est peut-être là l’explication de ce sentiment de fierté et de quiétude qui, malgré tout, prévalent au Liban.