Pourtant, plusieurs manifestations avant et dès le début des soulèvements sont à mettre directement en lien avec les questions environnementales.
Les populations qui se sont soulevées dans la région de Tinghir au Maroc, en décembre 2010, l’ont fait dans une région où se mène une lutte de longue haleine contre la pollution due à l’exploitation d’une mine d’argent. Celles de Redeyef, dans le bassin minier de Gafsa en Tunisie, se sont révoltées en 2008 en revendiquant l’emploi et en se plaignant de la pollution due aux phosphates. A La Skhira (Tunisie), en 2010, les populations excédées par la pollution émanant de la zone industrielle se sont spontanément solidarisées des chômeurs qui manifestaient pour l’emploi et les ont protégés des poursuites policières. La sècheresse de cinq années dans la Jazira, en Syrie, a poussé à l’exode vers les villes d’autres régions des milliers de personnes qui nourrissent du ressentiment envers le traitement de la question par les autorités.
La contre-révolution et ses menées militaires ont amplifié les problèmes de pollution – que l’on pense aux bombardements chimiques du régime en Syrie ou aux ravages écologiques créés par les menées de l’Etat islamique en Irak.
La question écologique est donc intrinsèquement liée au soulèvement arabe. L’article qui suit n’aborde que l’aspect des luttes menées entre 2011 et 2015 dans cette région, des luttes qui n’ont jamais existé avant les révolutions, en tout cas à cette fréquence, et qui se caractérisent par leur caractère populaire et massif. [1]
Les luttes
Seront abordées ici principalement les luttes à l’initiative des populations et non les combats de la société civile. Cette dernière existe principalement dans les capitales, or l’essentiel des luttes sont menées dans les régions et quartiers périphériques.
La majorité des luttes sont dues à la pollution de l’air, de la nappe phréatique, des rivières, de la mer, ou du sol. Les responsables contestés sont des sociétés nationales (Compagnie des phosphates de Gafsa, Groupe chimique tunisien, Oil Refineries and Petroleum Industries Company (Oman), Société des pétroles du Nord (Kurdistan d’Irak), Office chérifien des phosphates (Maroc), Société des mines d’Imider, filiale de Managem, appartenant à l’Omnium nord-africain, fusionné avec la Société nationale d’investissement, propriété de M6 (Maroc), Electricité du Liban, ou des sociétés privées qu’elles soient locales ou étrangères.
C’est Lafarge (France) qui détient la cimenterie de Bazyan au Kurdistan irakien où les populations manifestent, c’est Titan (Grèce) qui pollue à Wadi Al Qamar en Egypte, comme Geshiri (Israël) à Tulkarem (territoires occupés) et Dualex (Canada) à Ouled Nsir (Tunisie).
Les luttes se déploient aussi contre l’absence de décharge (Djerba, 2011-2015) ou d’organisation du tri (Beyrouth, 2015).
Viennent ensuite celles qui se mènent contre des projets considérés comme polluants ou dangereux. Les barrages parfois prévus dans un pays tiers déclenchent des mobilisations locales : le barrage d’Ilizu en Turquie est contesté en Irak, celui de la Grande Renaissance sur le Nil en Ethiopie l’est en Egypte. D’autres barrages remis en cause sont prévus dans le pays même : le barrage Merowee et celui de Kajbar au Soudan, les barrages sur les fleuves Karoun et Kharkhe au Khouzestan d’Iran, celui de Darbandikhan au Kurdistan d’Irak.
Les projets de sites et installations nucléaires sont contestés à Mafraq et Qusayr Amra (Jordanie), ainsi qu’à Dabaa (Egypte). Les projets d’exploitations de gaz de schiste sont rejetés par la population à In Salah (Algérie) et Kairouan (Tunisie). Les projets de décharge industrielle sont refusés à Oudhref (Tunisie).
Ces projets sont souvent le fait de sociétés étrangères : Alsthom pour le barrage Merowee au Soudan, Shell pressenti pour exploiter le gaz de schiste en Tunisie, BP à Idku en Egypte. Des sociétés nationales sont présentes en position minoritaire, comme la Sonatrach dans le projet d’exploitation du gaz de schiste en Algérie. A Jradou, en Tunisie, le projet de centre de déchets industriels et spéciaux (suspendu suite à la mobilisation) devait être financé aux deux tiers par la banque publique allemande Kreditanstalt für Wiederaufbau.
La dynamique d’auto-organisation des populations dans les premières phases des processus révolutionnaires a amené partout ces dernières à prendre en main le nettoyage de leurs zones. Des projets environnementaux citoyens les prolongeant ont vu le jour principalement en Libye et en Syrie, à l’initiative des populations, comme Cleaning up Libya ou 15th Garden en Syrie, le second étant lié également à la survie alimentaire dans des zones urbaines libérées-bombardées. Les questions écologiques sont posées en Syrie dans les zones administrées par les populations. Dans la même dynamique s’inscrivent les projets d’agriculture biologique à Tulkarem dans les Territoires occupés.
Les militant(e)s
Les luttes sont menées par des populations locales victimes de problèmes de santé (affections respiratoires, cancers, infertilité, malformations à la naissance, taux de décès supérieurs aux moyennes nationales), parfois en alliance avec des secteurs de la petite-bourgeoisie. Ainsi les agriculteurs d’Al Houd Musallas (Egypte, 2012), Arabes d‘Iran (Ahvaz, février-avril 2015), les agriculteurs lésés par le barrage et déplacés à Amri (Soudan, 2015), ceux d’Ajloun en Jordanie (2011) contre le déversement de déchets dans la nappe phréatique par un pressoir d‘olives, les agriculteurs de Taroudant (Maroc 2013), les agriculteurs et éleveurs de bétail d’Aïn Taoujdate (Maroc, 2012) et ceux d’Ouled Nsir (Tunisie (2013). Ou encore les pêcheurs de Sitra (Bahrein, 2014), d’Idku (Egypte, 2011), de Port Saïd (Egypte, 2015) et de Gabès (Tunisie, 2015), qui voient leurs revenus compromis par la pollution de la nappe phréatique, des fleuves et de la mer en raison des déversements de déchets industriels.
Exceptionnellement, il y a une convergence ponctuelle d’intérêts avec des secteurs du patronat dans les régions touristiques (Jerba, Tunisie). La grève générale appelée par l’UTICA s’est alors concentrée sur les détritus, pas sur l’usage intensif du quad [2] !
L’alliance ou l’implication des chômeurs, organisés ou non, est une donnée profonde et révélatrice de ces luttes.
A Bazyan (Kurdistan d’Irak), Imider (Maroc), Liwa (Oman), Gafsa, Gabès et Skhira (Tunisie), ou encore Ahvaz (Khuzestan d’Iran), les manifestants revendiquent en même temps des emplois et la fin de la pollution. Parfois il y a convergence des luttes comme à In Salah (Algérie), où le Collectif des chômeurs est partie prenante de la lutte contre l’exploitation du gaz de schiste. C’est d’ailleurs souvent dans des régions très marquées par les mobilisations de chômeurs que se sont développées des luttes contre la pollution, parfois décalées dans le temps – ainsi à Jaalan Bou Ali (Oman).
Ces luttes se mènent rarement contre les travailleurs, même quand elles exigent la fermeture ou le déplacement d’entreprises polluantes. L’implication de la classe ouvrière organisée est faible du fait qu’elles partent des lieux d’habitation et non des lieux de travail. Toutefois, des sections syndicales locales soutiennent parfois des revendications liées aux dommages créés par la pollution, comme à Gabès, ou l’union régionale de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) revendique et manifeste avec la population pour l’ouverture d’un CHU en raison des maladies particulières dues à la pollution dans la zone industrielle. Mais la direction de l’UGTT, comme celle de l’UGTA en Algérie (et sa Fédération nationale des travailleurs du pétrole, gaz et chimie) ont pris position en faveur de l’exploitation du gaz de schiste. En Tunisie, la Fédération nationale de l’électricité et du gaz s’est prononcée contre.
Ces luttes sont d’autant plus menées par des femmes qu’il y a des processus d’occupation : c’est le cas à Imider (Maroc), où les populations occupent depuis cinq ans le Mont Alban pour protester contre l’exploitation de la mine d’argent, à In Salah (Algérie) où la population occupe depuis janvier 2015 la place de la ville contre l’exploitation annoncée du gaz de schiste.
L’enfance joue un rôle notoire : 15 000 écoliers refusent d’aller à l’école pendant deux jours (en mai 2010) et manifestent à Umm Al Hayman (Koweit), ils et elles font la grève de l’école pendant une année à Imider (Maroc), viennent masqués à l’école à Jaalan Bou Ali (Oman) pour protester contre la pollution due à une usine d’huile de poissons, manifestent à Borj Al Saada (Gaza) contre la pollution due à une imprimerie proche.
Enfin, ces luttes recoupent parfois celles de groupes opprimés. C’est en arborant le drapeau berbère que la population d’Imider revendique des emplois et la fin de la pollution. Les Palestiniens de Tulkarem ne veulent plus être la décharge d’Israël et exigent la fin de l’occupation, ceux d’Al Aissawiya à Jérusalem Est (2014) réclament l’ouverture des entrées de la ville et la fin de la pollution. Les Arabes de Qalansiwa, Al Tiba et Shaar Efraïm (sur le territoire de l’Etat d’Israël ou en Cisjordanie occupée) exigent la fermeture de l’entreprise de déchets Sharonim, les Arabes d’Iran lient leur combat pour l’emploi et l’environnement à celui de leur minorité opprimée que le pouvoir compte supplanter à terme par des éléments persanophones.
Dynamique des luttes
Il s’agit de luttes spontanées, qui privilégient les manifestations, sit-in, chaînes humaines, blocages de route, occupations, les marches, les grèves, et parfois des blocages de la production ou des sabotages (couper les conduites d’eau qui approvisionnent les mines), comme à Imider (Maroc) ou Al Barka (Tunisie), et recourent à des actions symboliques comme le port de masques à Safi ou Kuneitra (Maroc) et Jaalan Bou Ali (Oman).
Lors des occupations, il y a construction de tentes (In Salah, Algérie), et parfois de logements en dur (Imider, Maroc). Elles se veulent autonomes et démocratiques. Les luttes se mènent là où vivent les populations, ou bien à proximité de la source de pollution, plus rarement devant les lieux symbolisant la responsabilité des autorités ; et dans ce dernier cas, il s’agit le plus souvent des autorités locales, dont le départ est parfois exigé. Le pouvoir central est en général épargné et il est rarissime que les manifestants se déplacent dans les capitales pour se faire entendre.
Pourtant, à deux reprises en 2015, des combats environnementaux entraînent une crise gouvernementale : la crise de déchets à Beyrouth met en cause l’incurie, la corruption au plus haut niveau et il n’est pas rare d’entendre les manifestants scander « le peuple veut la chute du régime » ; les manifestations d’août 2015 en Irak, parties notamment de Bassora, une région dévastée au niveau environnemental, imposent au régime des réformes politique.
Les revendications s’inspirent largement des slogans et modes de luttes des révolutions arabes, dont elles sont partie prenante : « Pollution dégage », « Le peuple veut… » (Beyrouth, 2015), « Le pain, la liberté et l’eau au robinet » (Mahmoudiya, Egypte, 2014), les occupations se font parfois sur les places, comme celle d’In Salah (Algérie) rebaptisée par les occupants « Sahat Es Somoud », Place de la Résistance.
Les mobilisations de la petite-bourgeoisie agricole mettent en avant des revendications locales, mais rien qui aille dans le sens d’une réforme agraire. Celles de leurs luttes qui mettent en cause des responsabilités de compagnies étrangères n’incriminent pas d’abord « l’impérialisme » ou le « néocolonialisme », mais les pouvoirs locaux. Les Manasir accusent le pouvoir soudanais d’avoir été soudoyé par Alsthom pour la construction du barrage Merowee, mais c’est à ces derniers qu’elles s’adressent pour résoudre les problèmes.
Cela a pour conséquence qu’une une minorité de luttes s’accompagnent de propositions de solutions alternatives. Parmi les exceptions, on trouve les combats contre les barrages qui préconisent le recours à l’énergie solaire en lieu et place de l’énergie électrique ou nucléaire.
Comme plus généralement les processus révolutionnaires arabes, ces luttes sont rarement coordonnées, que ce soit à l’échelon national ou au niveau arabe. Une exception a été l’éphémère mais remarquée manifestation de l’Arab Youth Climate Movement, à Doha en 2012, lors de la tenue de la COP 18. Pour l’essentiel, ces mobilisations ne sont même pas coordonnées au niveau d’une région dans un pays. En témoignent les manifestations incessantes depuis quatre ans dans les localités des gouvernorats de Menoufiya, Mahmoudiya, Sohag, Al Sherkia, Kafr Al Sheikh, Damietta et Al Buhaïra, dans le delta du Nil contre la pollution de l’eau potable et celle du fleuve : chaque village manifeste en ordre dispersé et s’adresse à l’autorité la plus proche, alors que les problèmes et leurs causes sont communs à des millions d’habitants.
Les plus anciennes de ces mobilisations se sont dotées de structures qui ont contribué à leur médiatisation. Certains combats bénéficient d’une solidarité internationale : Imider (Maroc) considérée comme une Zone à défendre (ZAD), In Salah (Algérie) qui reçoit la solidarité de militants anti-gaz de schiste au niveau international, d’ATTAC et du FSM en 2015, Tulkarem (Territoires occupés) qui est soutenue des associations pro-palestiniennes.
Les luttes menées par la société civile reçoivent généralement des soutiens au niveau international : collectif contre le gaz de schiste en Tunisie, combat antinucléaire en Jordanie mené notamment par Greenpeace, lutte contre l’implantation du barrage d’Ilizu, en Irak, qui est aussi menée en Turquie par les Kurdes et a un écho en Allemagne.
Les réponses des pouvoirs
La première réponse est la répression. Des manifestations sont violemment réprimées : Damiette, (Egypte, 2011), Dabaa (Egypte, 2012), Ouad Madani (Soudan, 2012), Guellala (Tunisie, 2012), Liwa (Oman, 2013), Taroudant (Maroc, 2013), Qalansiwa, (Israël, 2013), Gabès (Tunisie, 2014 et 2015), Tulkarem (Territoires occupés, 2015), Beyrouth (Liban, 2015). Il y a des agressions physiques pouvant entraîner la mort, des arrestations (Ouled Nsir, Tunisie, 2013) assorties de torture ou de mauvais traitement, des condamnations à de lourdes peines d’emprisonnement. A Imider (Maroc), Mustapha Ouchtoubane est condamné à quatre ans d’emprisonnement en 2011, Omar Morjane, Brahim Hamdaoui et Abdessamad Matri à trois ans en 2014. Taleb Al Maamari (Liwa, Oman) est condamné en 2014 à quatre ans d’emprisonnement et Saqr Balouchi à un an. Moussa Saïdi et ses treize coaccusés en fuite sont condamnés à dix ans d’emprisonnement (El Berka, Tunisie). Le Qatar a expulsé deux militants en 2012, en marge de la COP 18.
Les revendications sont rarement acceptées, sauf si – et c’est rarissime – un tribunal décide de leur validité (Jaalan Bou Ali, Oman). Les « solutions », quand elles existent, déplacent le problème sans le résoudre : coupures d’eau quand il y a pollution et acheminement de l’eau par camions ou obligation d’acheter de l’eau en bouteilles (Egypte, Soudan), construction d’une ville nouvelle à Liwa (Oman), éloignée des sources de pollution du port de Sohar. Parfois, les pouvoirs cèdent, puis reviennent sur leur décision, ou bien traînent, voire « suspendent » des projets.
Ces luttes, inédites dans la région par leur nombre et leur ampleur, n’ont pourtant pas suscité l’intérêt qu’aurait mérité leur remise en cause implicite ou explicite de l’extractivisme, du productivisme agroindustriel ou industriel et leur remise au centre des préoccupations de la vie humaine. Elles se sont heurtées au constat déjà blasé, amusé ou condescendant qui veut que « depuis les révolutions arabes, on manifeste pour un oui pour un non ». Dans quelques pays, comme l’Algérie, l’Irak et le Liban, des formations politiques se sont intéressées pour de bonnes ou mauvaises raisons à ces combats. Au Liban, la crise écologique est en passe de devenir réellement ce qu’elle a toujours été partout de façon potentielle : une donnée politique.
Luiza Toscane