L’article qui suit ne traite que des mobilisations à l’initiative des populations et n’aborde pas les activités importantes d’associations d’autant plus si ces dernières sont antérieures au processus révolutionnaire dans la région (Green Peace, Égyptiens Anti Charbon, etc). En revanche il ne néglige pas les tentatives de structuration mise en place dans la foulée des mobilisations [2].
Les militants
Ces luttes sont le fait des populations elles-mêmes, généralement issues des régions marginalisées, de lieux-dits, hameaux et autres villages éloignés des villes. Ayant à affronter des problèmes quotidiens et locaux, les manifestations se déroulent généralement sur les lieux d’habitation ou devant les locaux polluants en projet ou en activité (fontaine asséchée, station de dessalement, dépotoir, fleuve, égout), devant le siège de l’entité locale considérée comme responsable (les offices d’assainissement, les compagnies des eaux, les carrières ou usines, mairie) et plus rarement devant le siège des responsables à un plus haut niveau comme le gouvernorat (c’est le cas en Egypte : Zagazig, Daqehliya, Al Buhaïra) et très exceptionnellement devant l’Assemblée nationale, ou dans la capitale.
Ce sont donc massivement des femmes et des enfants qui manifestent, car souvent en première ligne pour ces tâches (transport de l’eau) dans un contexte marqué par une division des tâches que n’a pas hésité à traduire avec tact un habitant de Toghzaz (Tunisie) : « Quand on a un âne, tant mieux, sinon c’est les femmes qui transportent l’eau » [3].
Les luttes sont menées par les travailleurs (les travailleurs de Sanmar TCI, en lutte pour leur survie après des décès et des blessures dus à des explosions ou des produits toxiques, à Port Saïd, Égypte), les élèves (à Gargour en Tunisie), grèves des collégiens pour l’eau (à Chabiba, Tunisie), luttes menées par les lycéens pour l’eau (à Igherm au Maroc), et leurs parents (Tunisie, Égypte), par les enseignants, les éboueurs (Algérie), les plongeurs professionnels, les médecins du public et du privé (en Tunisie, contre les coupures d’eau) et le personnel médical (à Bouzeguene en Algérie pour l’eau), les paysans (Égypte), les pêcheurs (Nil, Égypte, Saint-Simon, Ouzaï et Borj Hammoud au Liban, mer Rouge, Soudan), les travailleurs des sociétés d’eau potable : les travailleurs d’El Salam (Égypte) font un sit-in et menacent de grève, car ils ne peuvent faire leur travail au service de la population, par manque d’eau), les étudiants.
Ainsi, diverses couches sociales rentrent en lutte avec des intérêts potentiellement divergents à long terme ; la revendication de l’eau d’irrigation portée par des agriculteurs pratiquant la culture de plantes (pastèques, tomate industrielle (Guelma, Algérie), petits pois ou riz) dans cette région peut être antagonique avec celles des populations privées d’eau potable. C’est le cas à Zagora (Maroc) où la culture de la pastèque destinée à l’exportation pompe la nappe phréatique. Des commerçants (abattoirs) réclament de l’eau pour leur activité (à Suez en Égypte). Des citoyens de Kom Hamada se plaignent du fait que les agriculteurs brûlent le bois et le riz et polluent l’air. Des industriels du tourisme de masse ou de luxe se joignent parfois aux manifestants, car les odeurs pestilentielles des fleuves, des égouts et des ordures peuvent porter préjudice à leur activité, mais ils ne remettent pas en cause leur activité elle-même, souvent polluante elle aussi (cars, quads, navires de croisière, etc.) ou qui fait main basse sur l’eau (piscines, golfs). Ces pratiques sont partie prenante de la politique de prédation et de restructuration néolibérale, qui, si elles ne sont pas le sujet de l’article, expliquent en partie le stress hydrique à longueur d’année, et partant les luttes incessantes pour l’eau. En revanche, les revendications des pêcheurs rejoignent généralement celles des populations (à Teboulba, Ksibet El Mediouni en Tunisie, Borj Hammoud au Liban).
Méthodes de lutte
Les manifestations contre la pollution de l’air voient des cortèges masqués avec présence d’enfants (à Safi au Maroc contre l’importation d’ordures, à Bagdad en Irak, à Qalaa Sghira en Tunisie contre une briqueterie), ou le port de combinaisons de protection contre la pollution de l’eau, des visages grimés ou peints à la couleur de la pollution (Liban, les visages des enfants des pêcheurs sont recouverts à la peinture rouge, la couleur de l’eau de mer). Au Khouzestan, certains manifestants peuvent revêtir la tenue arabe.
Les manifestants pour l’eau arborent des jerricans vides, des bouteilles pleines d’eau du robinet, sale ou saumâtre, des bougies pour les manifestations nocturnes (à Tanger au Maroc). Les manifestants viennent parfois avec leurs troupeaux assoiffés (à Oued Beja, Mahdia en Tunisie).
Les manifestants arborent banderoles, pancartes, avec des revendications en arabe, tifinagh, persan ou hébreu, rarement en anglais, des communiqués en arabe, tifinagh, français et plus rarement en anglais et allemand (à Al Qusair en Égypte, suite à l’épidémie de Dengue), des portraits du roi au Maroc, des drapeaux nationaux (Maroc) ou des drapeaux amazigh (Maroc). Ils reprennent parfois l’hymne national ou celui de la Tunisie (à Safi au Maroc, pour l’eau et l’électricité). Le slogan « Le peuple veut » est décliné en fonction des revendications.
Les luttes sont menées de façon graduelle ou conjointement par divers moyens, pétitions, selfie (devant les immondices en Mauritanie), presse (Égypte, notamment via Sahafat Al Muwaten, soit « La page du citoyen » de Al yom Al Sabaa), réseaux sociaux, mais le moyen le plus répandu est la manifestation de rue, parfois pendant plusieurs jours d’affilée (manifestations nocturnes à Ouargla pour l’eau en Algérie). Certains débouchent sur des sit-in, rarement pérennes (Kafr Ed Dawar en Égypte, pour l’eau). Dans le cas de sit-in illimités, des tentes sont montées (barrages Tamtatouche et Toudgha au Maroc, centrale électrique de Jiyeh et à Karaoun, contre la pollution du canal d’irrigation, ou à Hana, Hermel, pour l’eau au Liban, à In Salah en Algérie). Dans un seul cas, qui dure depuis 7 ans, il s’agit de logements en dur dans une zone occupée à Imider au Maroc contre la pollution due aux mines d’argent et pour l’emploi. L’« occupation » est un mode d’action qui semble avoir décru depuis 2011. En revanche, la structuration des mouvements s’est renforcée avec des initiatives parallèles ; art, chant, festival (de l’ordure en Tunisie).
Des manifestants qui voient leurs manifestations ignorées s’en remettent à la fermeture de mairies parfois pour plusieurs jours d’affilée (Chaber El Ameur, Tifaou en Algérie), de daïra (Tala Amara, Mchadallah ou Bouzeguene en Algérie), de délégation (Mdhilla en Tunisie), de l’Algérienne Des Eaux (à Djebla ou Mchadallah), d’usines d’or (Soudan), de stations de pompages (à Lota Ouadouz, Arzew, et Lanser Azezga en Algérie, à Deraw en Égypte), au brûlage des ordures (à Akbou en Algérie), à leur déversement devant la municipalité (à Tobruk en Libye), au blocage des rails du train amenant le phosphate du bassin minier à Gabès ou des camions de phosphate à Sbih en Tunisie, à l’incendie d’entreprises aurifères (à Batana ou Kalogi et la demeure du commissaire de Kalogi au Sud Kordofan au Soudan) dans le cadre du combat contre les entreprises aurifères utilisant du cyanure.
Des grèves ont lieu : des lycéens (à Bezaia, près de Naplouse,) des élèves à l’initiative des parents (à Bir Ali Ben Khelifa en Tunisie, à Wadi Nakra, dans le gouvernorat d’ Assouan en Egypte), des grèves générales de villes (commerçants d’Azzefoun en Algérie, populations de Jerada, Laouinat Touissit, Guefait, Oued El Himer, Sidi Boubker et Guenfouda au Maroc, après le décès de deux mineurs, Bouchemma en Tunisie), des grèves à l’initiative des travailleurs (la clinique de Bouzeguène en Algérie), des éboueurs (Khemis Miliana, Algérie).
La grève de la faim (à Beyrouth, au Liban, lors de la crise des ordures, dans les villages de Fakous, en Égypte, pour l’eau) et la chaîne humaine (Ahwaz, contre le détournement du fleuve Karoun) restent des moyens exceptionnels.
Les rassemblements au centre des villages n’ayant pour seul spectateur ou interlocuteur que les acteurs eux-mêmes, les manifestants vont se déplacer progressivement, vers les routes régionales, puis nationales, pour les couper (Yémen, Tunisie, Maroc, Algérie) et rendre publique (et parfois « impopulaire ») leur colère. Ce peut être aussi le cas du blocage de voies ferrées (Mit Yazid, Al Gharbiyya en Égypte). Les blocages de route sont réalisés à l’aide de pierres, de branches, de pneus en feu, de barricades, de camions, de bateaux (au Liban à l’initiative de pêcheurs ne pouvant travailler à cause des déchets déversés dans la mer) ou de construction de murs de briques (Annaba, en Algérie, pour l’eau). Au Maroc, les mobilisations pour l’eau donnent lieu à des marches sur des dizaines de kilomètres, à pied (Tazourt/Fes, Tazouta/Sefrou, Zmar/Chichawa, Zaoui El Fath/Tazaou, Aït Sebaa Al Jarouf/Souab, Kandar Raouda/Sefrou, Zaouiat Cheikh/Beni Melal, Marbouh/Marrakech, Al Bayada/Marrakech) ou de manifestations à dos d’âne (à Rouajee, Aïn Blal ou Qaria Ba Mohammed). Ces manifestations rendent ces populations visibles et audibles et reproduisent les longs trajets que femmes et enfants font quotidiennement pour se ravitailler en eau. Les caravanes de voitures sont rares. Au Yémen, une marche de l’eau est organisée d’Ibb à Taez pour ravitailler en eau la population assiégée par les Houthis.
Les revendications
Au premier rang des revendications et en termes de nombre de manifestations dans tous les pays arrive la question de l’eau, qu’elle soit absente, polluée ou salée. Les questions de la sécheresse ou du changement climatique n’expliquent pas à elles seules ce phénomène puisque les manifestations pour l’eau ont lieu toute l’année, hiver comme été. On distingue la revendication pour l’eau potable et celle de l’eau d’irrigation, polluée et/ou absente également, mais qui n’est pas toujours portée par les mêmes catégories de population. La lutte pour l’eau potable est souvent conjuguée à une lutte pour la baisse des tarifs de l’eau puisque les populations payent souvent l’eau une fois (celle du robinet), une seconde fois (celle des jerricans) et une troisième (le transport des jerricans). Et dans les métropoles, les populations luttent contre la facturation de l’eau, après la privatisation des services (Maroc). Elles luttent contre le détournement de fleuves (petit Zab au Kurdistan d’Irak, Karoun au Khouzestan, dans les deux cas par le pouvoir iranien), pour l’autorisation de forage de puits artésien (Timedkit en Algérie), contre la fermeture de puits (Jrabta au Liban), contre la pollution de fleuves (Estwan, Litani, Rachine et Aïn Al Qamar au Liban, Sbiba et Tassa en Tunisie), contre les forages anarchiques de puits (Akachich et Menata au Maroc).
La question de la pollution de l’air renvoie aux questions des poussières industrielles, de l’absence d’égouts ou à celle des ordures déversées n’importe où par les pouvoirs publics ou les entreprises (Sharonim à Taïbe, Cisjordanie), la lutte contre les déchets s’est enrichie d’une lutte contre leur importation (Maroc) ou leur exportation (Liban).
Les populations rentrent en lutte contre des entreprises polluantes :
– mines d’argent (Imider au Maroc),
– mines d’or utilisant le cyanure : (des dizaines au Soudan [4], Tiouite au Maroc, Taziast en Mauritanie)
– carrières de pierres (Tulkarem en Cisjordanie)
– carrières de tuf (à Bouaita en Algérie)
– de concassage (à Isly au Maroc)
– d’agrégats (à Fraksa en Algérie),
– de sable (à Jbeil au Liban)
– centrale électrique (à Jiyeh au Liban)
– centrale thermique (à Mohammedia au Maroc)
– raffineries de pétrole (à Mustorad en Égypte),
– cimenteries (Al Tahama en Arabie Saaoudite, Helwan Cement Italcementi Groups à Minieh, Wadi Al Qamar et Sanmar Trust Chemical Industries (TCI), Port Saïd, en Égypte, Al Hallabat en Jordanie, Aïn Dara au Liban, SANAD à Wadi Chaïr en Cisjordanie).
– gaz de schiste (In Salah, Aïn Fares en Algérie),
– briqueteries (à Qalaa Sghira en Tunisie),
– plâtreries (Oued Ghar en Tunisie),
– teintureries (à Kfour Er Ramel en Égypte, et SEFITA à Meknès au Maroc),
– entreprises de potasse (à Mazar Janoubi en Jordanie)
– tailles de pierre (à Tkout en Algérie, Douar Lashab et Ouled Salah au Maroc).
– huilerie (Sidi Madhkour en Tunisie)
– aluminium (Bouficha en Tunisie)
– farine et huile de poisson (à Nouadhibou en Mauritanie)
– Élevage de poulets (à Al Hadida au Soudan)
– Abattage industriels de poulets (à Anfeh au Liban)
– Extraction de l’huile à l’hexane (à Bziza au Liban)
– fermes d’aquaculture intensives (à Bejaïa en Algérie),
– dépôts de bouteilles de gaz jouxtant des dépôts d’essence et des habitations (à Maan en Jordanie)
– implantation de déchetterie (à Kitta en Jordanie).
Les entreprises polluent généralement l’air et la nappe phréatique qu’elles ont souvent contribué à assécher au préalable (usines de phosphate, Tunisie). Les populations s’opposent aussi à des projets (centrale alimentée au charbon à Qatraneh, Jordanie,) autant dire que la pollution industrielle va entraîner à son tour des luttes pour l’eau.
Au niveau des transports, les populations luttent contre le passage de camions de gros tonnage laissant dans leur sillages produits polluants et pollution sonore (à El Moghoun en Algérie, chargés de phosphorite par Jordan India Fertiliser Company (JIFCO) à Maan en Jordanie, à Deel Al Abdusalam, dans le Sultanat d’Oman, à Fadasi au Soudan).
Elles luttent contre des projets :
– touristique (Aokas en Algérie),
– urbain (le projet de Lafarge de construction d’un hub urbain à Fuheis, Jordanie),
– industriel (cimenterie turque à Beith Kahel en Cisjordanie)
– barrages (Kajbar, Dal et Shirek au Soudan, Souk N’tlata en Algérie, Bisri au Liban, Tamalout et Tamtatouche au Maroc, Legreynatt en Mauritanie),
– contre une autoroute (Maamar en Algérie) ou pour une bretelle de cette même autoroute (Ighil Azi, Aït Rzine) afin d’éviter la marginalisation.
En effet, d’autres luttes ont pour objectif la lutte contre les effets de la pollution, les populations luttent pour l’ouverture d’hôpitaux à Tkout (Batna, Algérie) où la silicose a fait 138 décès chez les tailleurs de pierres, à Gabès (Tunisie) ou l’activité du Groupe Chimique Tunisien (GCT) est létale.
Les déplacés d’anciens projets (barrages) continuent de lutter pour leur retour sur leur terres en Egypte.
Les entreprises polluantes sont nationales ou étrangères (Lafarge, Total, Amendis-Véolia, Sanmar TCI, Inde, JIFCO, jordano-indienne, Kinross, Agrium Qalloubia, Canada, TAHE International Metal Mining.Inc, Turquie) ou financées par des fonds étrangers : Jordanie, Gesellschatf Für Internationale Zusammenarbeit, Ambassade du Canada, Agence japonaise de Coopération internationale, UNDP /ONU impliqués dans un projet de déchetterie à Kitta, Jordanie, Tunisie)...
Il y a des luttes pour la préservation d’espaces verts (parc Jamal Abdelnasser à Koweït, parc du Belvédère à Tunis et colline de Sidi Bou Saïd en Tunisie, Parc Hosh à Beyrouth au Liban, Lac Mezaya, bande boisée d’Aokas, Bois des Oliviers ou gorges de Kherrata en Algérie, jardin du quartier Al Hasni à Casablanca au Maroc, zone protégée de Wadi Al Kaf et Hassaka, au nord-ouest d’Hébron), pour la réouverture du parc d’Aïn Sara, Karak, en Jordanie, pour les pins d’Akkar au Liban, ou encore pour l’autorisation de forage de puits artésiens (Algérie), la préservation des oryx (Oman), des flamants roses (à Maysan en Irak), pour sauver les mouettes à Costa Brava (Liban). Et enfin il y a la mise en valeur de nouveaux modes de déplacement (bicyclette, Tunisie).
La convergence des revendications
Une revendication vient rarement seule, mais assortie de celles de constructions d’équipements (électricité, gaz, écoles, routes, espaces verts) et dans certains cas, il y a des cahiers de revendications (à Rajish en Tunisie, les revendications vont de la lutte contre la pollution à l’emploi ou l’élection d’un conseil municipal indépendant et la restitution de terres accaparées par des entrepreneurs). Dans le cas d’Imider, ce ne sont plus seulement des revendications,mais des propositions concernant aussi la scolarisation, les écoles, qui ont été élaborées.
L’interpellation des pouvoirs
Ces luttes se déroulent à l’échelon local et les populations interpellent le responsable le plus proche, pour l’inviter à agir, ou pour exiger sa démission ou son éviction. Les populations qui interpellent le pouvoir central sont égyptiennes (slogans qui s’adressent à Sissi), marocaines (photos du roi et slogans, ayant conscience que tout est décidé au Palais), mauritaniennes, ces dernières manifestant parfois devant le Palais présidentiel, et libanaises (lors de la crise des déchets). L’international est rarement sollicité, à l’exception des slogans des Arabes du Khouzestan qui en appellent ouvertement à l’ONU.
La prise en charge des populations par elles-mêmes
L’« autogestion » est rare, la majorité des populations s’adressant aux pouvoirs pour exiger des droits ; cependant se développent dans certaines régions des initiatives qui partent du principe que les pouvoirs sont carents ou incapables : recours aux sourciers et puisatiers (à Maatkas en Algérie), réhabilitation de fontaine publique (Tizi N’tetla en Algérie) (nettoyages des villages, des rues, des plages (les plages de 14 wilayas en Algérie, nettoyage de l’eau de mer de huit plages par des plongeurs volontaires à Tabarja au Liban, mises en place de tri sélectif, mise en place d’un village « modèle » à Kafr Wahb en Égypte), plantation de chênes (à Kitta en Jordanie). Ces initiatives peuvent être perçues comme accompagnant le désengagement de l’État et elles ne débouchent pas forcément sur des dynamiques d’autogestion plus étendues. Et encore, cet article ne traite pas des milliers de projets financés par des ONG, locales ou internationales.
Lorsque ces populations sont des groupes opprimés, elles ont déjà tendance à mettre en place une structuration autonome : (Iguersafene et Taourirt en Kabylie, éco projets en Cisjordanie et à Gaza). En revanche, l’autogestion est de mise dans les zones libérées en Syrie. La guerre a fait disparaître toute velléité de s’adresser à un quelconque pouvoir (remise en état de puits à Al Houla (Homs) ou campagnes de solidarité dans les camps de réfugiés en Syrie, ou encore à Mossoul où la population creuse des puits après le départ de Daech, Irak). Rien n’indique non plus que ces initiatives relevant de la survie élémentaire déboucheront sur une autogestion à long terme.
Ce sont des luttes sur le long terme menées par des populations locales qui ont eu recours à l’occupation ponctuelle, car victorieuse dans le cas d’In Salah en Algérie et illimitée dans le cas d’Imider, cette dernière lutte avec occupation ayant débouché sur la mise en place d’un autre projet de société pour la région.
La jonction avec les luttes des groupes opprimés
Les luttes pour l’environnement sont largement liées aux questions des groupes nationaux ou culturels opprimés.
D’une part, on a vu que c’est dans ces régions que se développe le plus l’autogestion en matière environnementale, d’autre part se diffuse l’idée que ces régions sont négligées, parce qu’habitées par des non-Arabes (Rif, Zagora, Jerrada, au Maroc, Kabylie en Algérie, Nubiens expulsés de leurs terres en Egypte et au Soudan). Dans certains cas, l’arme écologique est utilisée à dessein contre ces minorités : Territoires occupés, Gaza, Nubiens du Soudan, Arabes d’Iran). En réponse, les luttes n’en sont que plus mêlées et plus fortes (Amazighs, Palestiniens, Sahraouis d’Assa au Maroc).
Certaines ont parfois des soutiens internationaux (Amazighs dans la diaspora, Palestiniens) que ce soit au plan politique ou matériel. La question d’Imider est relayée d’abord comme une lutte amazighe par les Amazighs. Les Kabyles sont aidés dans les projets d’autogestion par leur diaspora, et les Palestiniens comptent sur le mouvement anti sioniste. Ces luttes sont perçues comme des luttes de minorités, car soutenues en tant que telles, et non des luttes environnementales.
La question environnement/Emploi
Question écologique et question sociale sont étroitement liées, car les populations qui luttent pour l’eau et contre les déchets sont en général les mêmes qui sont affectées et/ou luttent contre le chômage. Du côté des travailleurs, la question se décline de diverses manières : les travailleurs eux-mêmes luttent pour leur survie (150 travailleurs de la carrière de la zone du Piton à Akbou, en Algérie, au chômage depuis la fermeture imposée par la mobilisation des populations, exigent de reprendre le travail). Les éboueurs de Khemis Miliana en Algérie font grève pour être protégés. Les travailleurs s’opposent aux revendications des populations (briqueterie de Qalaa Sghira en Tunisie). Les travailleurs sont intéressés aux revendications des populations parce qu’il s’agit d’eux-mêmes : portée par des populations affectées qui sont aussi celles qui travaillent dans les entreprises, la revendication sera « des explosifs de moindre intensité » dans une carrière d’agrégats (Ath Mansour, Bouira, en Algérie).. Des travailleurs du Groupe Chimique Tunisien se joignent au sit-in des populations contre le déversement du phosphogypse dans la mer à Gabès où 200 000 personnes vivent de l’industrie du phosphate. Du côté des populations, la question du chômage et de l’environnement est étroitement liée. Il y a ambivalence, les locaux réclamant leur emploi prioritairement dans des entreprises polluantes (en Irak dans les sociétés pétrolières qui ont asséché les Marais de Bahla, jeunes de Tunisie qui réclament de l’emploi dans les mines de phosphate ou de gaz (Redeyef, Bouchemma, Gargour) dont ils dénoncent par ailleurs les effets sur la nappe phréatique, jeunes de Boujniba et de Khouribka au Maroc qui exigent du travail à l’Office Chérifien des Phosphates (Office Chérifien des Phosphates) dont ils dénoncent la pollution) ou dans la compagnie des eaux, travailleurs de Jerrada (Maroc) qui continuent de descendre dans des mines fermées depuis presque vingt ans au péril de leur vie tout en accusant les barons du charbon, soutenus par des élus locaux de les y contraindre. Dans un cas unique, une population a préféré vivre sainement plutôt que travailler pour mourir, en refusant l’implantation de la SIAPE (dérivés du phosphate) à Mdhilla (Tunisie).
Cela pose la question des syndicats, largement absents de ces combats précités ; où sont les syndicats de Lafarge, de Kinross ? La Tunisie fait un peu exception, même si l’Union Générale Tunisienne du Travail (UGTT) paraît plus à l’aise dans les luttes contre les effets de la pollution (défense des élèves, des professeurs victimes de l’eau contaminée, revendication de la construction d’hôpitaux) et moins à l’aise dans la dénonciation des activités polluantes. Elle a exprimé sa satisfaction dès l’annonce de l’arrêt du déversement du phosphogypse dans la mer d’ici huit ans (ça va dans le bon sens) ..., annulé la grève générale décidée par l’Union Régionale de UGTT et l’Union locale de l’Union Tunisienne de l’Industrie du Commerce et de l’Artisanat (UTICA) à Redeyef pour l’eau potable suite à des « promesses » de la Compagnie des Phosphates de Gafsa (CPG) ; en revanche, l’UGTT s’associe plus volontiers aux luttes d’après-coup : décès d’un travailleur et mobilisation, décès d’une élève et grève générale dans l’éducation et la santé à Bir Ali Ben Khelifa, etc.
La réaction des pouvoirs en place
Quelques victoires
Les pouvoirs ignorent les revendications ou parant au plus pressé. On envoie un camion-citerne à une population assoiffée (à Nafra en Égypte), ou à un établissement médical sans eau (clinique de Bouzeguene en Algérie). On promet et parfois l’eau est rétablie pour une courte période puis coupée à nouveau. Il y a eu des combats remportés (annulation de projet de cimenterie, Batna en Algérie), mise en cause du projet de fermes d’aquaculture au lac Mezaya (à Bejaia en Algérie), fermeture de l’usine d’extraction de l’huile à l’hexane (à Bziza au Liban), annulation du projet de route traversant le parc du Belvédère à Tunis, arrêt du projet de construction à Sidi Bou Saïd, Tunisie), abandon du projet de plage privée à Ramlet El Beida au Liban).
Les pouvoirs semblent reculer ponctuellement puis laissent le temps passer. Ainsi l’exploitation du gaz de schiste est à nouveau envisagée après un coup d’arrêt de deux ans dans le sud algérien. L’usine d’engrais de MOPCO, fermée suite à des mobilisations a repris son activité en 2016 (Égypte). Lafarge a dû fermer sa cimenterie à Fuheis (Jordanie) suite aux mobilisations des habitants, mais ces derniers luttent maintenant contre le projet de hub urbain de l’entreprise. Les habitants sont partagés sur les engagements pris par les pouvoirs (calendrier sur huit ans de l’arrêt du déversement du phosphogypse dans la mer à Gabès, Tunisie), ou sur l’annulation de la grève générale à Redeyef (Tunisie) suite aux engagements des responsables sur l’eau.
Des demi-réponses
Les réponses paraissent inadaptées : majoritairement c’est le déni qui fait loi : « Non l L’eau n’est pas polluée ». Il peut y avoir reconnaissance implicite, avec la distribution d’une machine de respiration artificielle aux tailleurs de pierre à Tkout (Batna) en Algérie, ou réponse locale ou partielle : le gouverneur du Caire (Égypte) décide d’acheter les ordures, mais pas les déchets alimentaires. La compagnie des eaux de Galilée annonce une baisse rétroactive des factures d’eau en compensation des préjudices dus à l’eau polluée.
Des sanctions sont prises pour l’exemple (Égypte, Tunisie) contre des responsables de la société d’eau, ou annoncées contre des entreprises (au Liban, 283 entreprises sur le fleuve Litani doivent « régulariser » leur situation, et 23 sont fermées « provisoirement » en Égypte), quelquefois avec l’arrière-pensée de protéger davantage l’industrie touristique que les habitants.
Il y a parfois des reconnaissances du problème : en Arabie Saoudite, les autorités reconnaissent que les 150 étudiantes de Qunfundha ont été intoxiquées à cause de la pollution de l’eau. Suite à l’épidémie de dengue à Al Qusair en Égypte, le ministère de la Santé reconnaît que la larve s’est développée à cause de l’érosion du fer blanc qui recouvre les couvercles des réservoirs, mais reste à savoir quels seront les moyens mis en place par la suite. En Jordanie, le ministère de l’Environnement reconnaît que des boues émettant des gaz toxiques ont été déversées à Wadi Al Ghadir Al Abyad par un entrepreneur local et promet qu’elles seront enlevées, mais ne parle pas de sanctions à l’encontre du contrevenant. Le maire de Saham (Sultanat d’Oman) reconnaît les problèmes liés au passage de camions, mais recourt à d’autres camions, citernes cette fois-ci pour déverser de l’eau sur la route et diminuer le niveau de poussière !
Quand il y a des « solutions », il s’agit de délocaliser :
– les ordures au Liban, de la terre à la mer !
– le phosphogypse en Tunisie, de Gabès à Oudhref,
– la SIAPE, de Sfax à Mdhilla, en Tunisie,
– des entreprises aurifères d’une ville à l’autre, au Soudan.
On délocalise aussi des villes : Sohar dans une ville nouvelle à Liwa (Oman), et des projets sont en cours : une nouvelle capitale en Égypte, à l’est du Caire, par une joint venture entre l’armée et des sociétés privées, et des financements chinois, une « éco cité » à Zenata (Maroc), une ville « 100 % écolo » à Néom, en Arabie Saoudite, pour la bagatelle de 500 milliards de dollars.
Des mesures gadget sont prises par le haut, ainsi la création d’une police environnementale (Maroc, Tunisie) qui ne figurait pas évidemment pas parmi les revendications des populations. Certaines mesures de « protection de l’environnement » ont parfois un effet inattendu qui peut se retourner contre le pouvoir : l’interdiction de l’abattage d’arbres au Soudan entraîne une pénurie de bois de chauffage, et partant, la fermeture des boulangeries, car le gaz est trop cher, avec dans la foulée une émeute estudiantine pour le pain. Mohsene Fikri, marocain, qui vendait un poisson interdit de pêche, est broyé dans une benne à ordure et son assassinat déclenche un mouvement social sans précédent et de longue durée au Maroc. La police environnementale en Tunisie (une police de plus) s’attaque aux vendeurs ambulants... d’eau qui vont manifester à leur tour pour leur droit au travail !
Généralement on répond qu’on n’a pas le budget, ou pas de solution, ce qui a l’avantage de la franchise et de renvoyer à la nature du problème, les populations à leur solitude, mais aussi à leur imagination pour créer des solutions alternatives.
La répression
La répression de l’information : Le pouvoir coupe internet (Khouzestan), empêche des journalistes étrangers de couvrir les manifestations (Khouzestan). La répression empêche la tenue de réunions (Soudan). Elle frappe d’abord les manifestant.e.s :
La répression des militants écologistes : arrestations au Khuzestan (dont un mineur, Ali Kab-Aomair), à Oman, et par dizaines en Égypte, poursuites en Tunisie, Égypte ou Maroc, condamnations à de lourdes peines (Maroc, Tunisie, Oman), licenciements de travailleurs ( Égypte).
Des manifestants sont blessés au Maroc ou en Irak, voire tués (à Najaf pour l’eau et l’électricité en Irak, au Soudan dans les manifestations contre les entreprises aurifères).
L’État d’urgence est décrété dans l’Etat du Sud Kordofan au Soudan afin que les entreprises aurifères utilisant le cyanure puissent travailler sans entraves.
Enfin les les poursuites concernent aussi les journalistes qui couvrent les problèmes environnementaux ou les mobilisations (Hiba Abdelazim au Soudan, Hassan Bouras en Algérie), les artistes (le caricaturiste Tahar Djehiche, à propos du gaz de schiste, Algérie, la chanteuse Sherine Abdelwahab, à propos de la qualité de l’eau du Nil, Égypte)
Les soutiens
Quand les revendications s’entrecroisent, il n’y a pas « soutien » aux luttes, mais jonction des luttes ainsi la lutte anti cyanure et la lutte anti barrage au Soudan sont menées par les populations nubiennes, qui se voient déplacées et promues à la mort lente. Au Maroc, les revendications sociales et écologiques sont tellement mêlées qu’elles se sont confondues, à Imider, dans le Rif, à Zagora, à Jerrada, dévoilant la nature exacte de ce combat, un combat essentiellement politique, mettant en cause le pouvoir central que révèle un des slogans : « Ni parlement, ni gouvernement, Insoumission » à Khouribka en 2017. Les luttes environnementales ont gagné le soutien d’associations luttant pour les droits de l’homme (sections de l’Association marocaine des Droits de l’Homme (AMDH) ou d’ATTAC au Maroc, de la Ligue Tunisienne pour la défense des Droits de l’Homme (LTDH) ou de UGTT, Tunisie). Elles ont entraîné dans leur sillage la création d’innombrables collectifs ad hoc (Collectif pour la défense de la bande boisée d’Aokas, Algérie) ou probablement pérennes : Comités pour l’environnement au Soudan, Observatoire de l’Eau en Tunisie, « Vous puez » au Liban…)
Les questions environnementales sont parfois reprises par des édiles (pour leur réélection ?) (à Bziza au Liban, Mustapha Achelwaw sur la question de l’eau à Alnif au Maroc, qui démissionne), même quand la formation politique à laquelle ils appartiennent n’a strictement aucune préoccupation écologique (le député du Parti de la Justice et du Développement (PJD) concernant la mine d’or de Tiouit, Maroc) ou par des députés représentant des minorités opprimées (15 députés du Khouzestan arborant des masques noirs au Parlement iranien, la députée égyptienne Hala Abou Saad s’adresse au ministre des Ressources hydrauliques au sujet de la pollution à l’aluminium dans le gouvernorat de Kafr Al Cheikh). Des députés koweïtiens participent à la manifestation pour le parc Jamal Abdelnasser à Koweït. Des députés soudanais attribuent l’insuffisance rénale et les cancers à la pollution de l’eau. La justice est rarement sollicitée et répond quelquefois favorablement.
La question environnementale au Khouzestan est reprise par les Moujahidin du peuple, qui s’étaient avérés moins loquaces lors de l’utilisation de gaz chimiques contre les Kurdes à Halabja par le pouvoir irakien de Saddam Hussein auquel ils étaient alors alliés. Les partis politiques reprennent rarement ces revendications, sinon en Kabylie (Front des Forces socialistes, Rassemblement pour la Culture et la Démocratie, Parti socialiste des Travailleurs). En revanche, là où les questions environnementales remettent en cause les sommets de l’État, tous les partis prennent position, pas forcément sur des bases principielles (crise des ordures, cimenterie d’Aïn Dara, divergences des partis sur la question de la station d’épuration à Al Ayoun, fleuve Assi au Liban). On le voit, la gauche n’est pas bavarde et encore moins active, même si la solidarité internationale des militants écologistes s’est traduite lors de la COP 22 à Marrakech avec Imider (Maroc), du Forum Social Mondial en 2015 à Tunis avec la lutte internationale contre le phosphogypse en Tunisie. Des soutiens internationaux se sont exprimés à la population d’In Salah contre le gaz de schiste (Algérie). On déjà vu, les groupes opprimés (Khouzestan, Palestine, Amazigh, Nubiens) ont recours à leur propre diaspora ou a des réseaux de solidarité internationale (Territoires occupés, Gaza, collecte internationale pour financer un château d’eau à Khuz’a), mais sont rarement soutenus par les militants écologistes. La lutte pour la colline de Sidi Bou Saïd (village touristique de Tunisie qui voit se déverser chaque année des centaines de milliers de visiteurs) a vu une pétition sur Change.org.
Ecologie et processus révolutionnaire
Les combats écologistes sont fragmentés, locaux, et pourtant ils partent des mêmes causes. Aucune force ne s’est donné pour objectif de les faire converger ni d’opérer une jonction entre ces luttes et d’autres mouvements sociaux. Cet article n’a fait que démontrer des jonctions et des convergences de fait, sur fond de mouvement révolutionnaire inégal dans la région. En Iran, les luttes des populations arabes pour l’écologie sont décalées, mais se mènent en parallèle des luttes des populations iraniennes pour la justice sociale et la démocratie. Gageons qu’à court terme, elles s’y mêleront. Des luttes environnementales ont défié les pouvoirs en place dans trois pays, le Soudan, où les luttes environnementales ont accompagné le mouvement révolutionnaire ascendant ces derniers mois, le Liban, où la question des déchets ? partie de Beyrouth, est devenue une question nationale du fait de la politique consistant à délocaliser les ordures un peu partout, et surtout parce qu’elle a mis à nu la corruption et le fonctionnement du système politique, et enfin au Maroc, où la question environnementale a été en creux un des points de départ du mouvement du Rif et l’un des moteurs des soulèvements de Zagora et Jerada. La force de ce mouvement réside dans sa capacité à s’être transformé d’emblée en un mouvement social mobilisant des régions entières, élaborant des cahiers de revendications pouvant être repris par l’ensemble des populations marocaines, soit une dimension sociale et politique assumée. Il est le strict pendant de l’incapacité officielle à offrir une quelconque solution comme l’a formulé le Président de la société d’eau potable de Gizeh (Égypte) : « Je n’ai pas de solution ». L’incurie officielle et les capacités des populations à offrir des solutions alternatives sont porteuses d’espoir pour un mouvement révolutionnaire arabe largement mis à l’épreuve dans une série d’autres pays.
Puissent ces quelques lignes avoir contribué à rendre visibles ces luttes locales et à faire émerger une solidarité large.
Luiza Toscane
Cet article a bénéficié de la relecture et des remarques de Lotfi Chawqui. Qu’il en soit ici vivement remercié.