Ils considèrent que cette gauche, dont QS est l’expression dans le paysage électoral, sacrifie le projet politique collectif et les droits de la majorité au nom d’une défense des droits de toutes les minorités ; une approche prétendument inspirée par la Charte canadienne des droits. Cette opposition entre le collectif et l’individuel, entre la communauté nationale et les minorités, nous semble un faux débat basé sur une caricature des idées de « notre gauche ».
L’idée que Québec solidaire serait en faveur de la constitution canadienne ou contre des aspects de la loi 101 est une fabrication pure et simple. Depuis sa fondation, notre parti s’est prononcé pour un renforcement de la loi 101, particulièrement dans les milieux de travail ; il défend depuis le début l’idée d’une constitution québécoise et le projet d’un Québec indépendant. D’ailleurs, sans ces assises solides, la fusion avec Option nationale aurait été impensable.
Comme bien des nationalistes conservateurs, les auteurs du manifeste jettent le bébé des droits de la personne avec l’eau du bain de la constitution de 1982, adoptée par le reste du Canada sans le consentement du Québec. Pourtant, la lutte pour l’égalité des droits est toute québécoise et plonge loin dans nos racines.
La Charte québécoise des droits et libertés de la personne, un texte quasi-constitutionnel, a été adoptée à l’unanimité par l’Assemblée nationale en juin 1975, soit sept ans avant la nouvelle constitution canadienne. Elle comptait parmi ses inspirateurs le futur ministre péquiste Jacques-Yvan Morin et avait été le résultat d’un effort prolongé de la Ligue des droits et libertés (des Droits de l’Homme, à l’époque). Innovatrice, elle s’inspirait non seulement de la Déclaration universelle des droits de l’homme de l’ONU, mais aussi du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. Il s’agissait de l’aboutissement d’une longue histoire.
Tolérance contre « cathophobie » et antisémitisme
En 1774, dans le contexte de la lutte pour l’indépendance des États-Unis, le parlement britannique adoptait l’Acte de Québec (ou Loi sur le Québec, en bon français) incluant un droit d’exception pour la population massivement catholique de cette colonie conquise quelques années plus tôt. Ce texte constitutionnel permettait notamment à des catholiques de participer à l’administration de la colonie sans passer par la lecture solennelle du serment du Test, une dénonciation en règle de leur foi. Ce serment, mis en place en 1673, à l’époque des guerres de religion anglaises, est restée en vigueur en Angleterre même et dans le reste de son empire pour encore un demi-siècle (jusqu’en 1828) après avoir été aboli ici.
Le Québec était donc, un peu malgré lui, dès cette époque, un modèle de tolérance de la diversité religieuse. Cette tolérance fut d’ailleurs dénoncée par les indépendantistes des 13 colonies qui formeront les États-Unis. À noter, le premier président catholique des États-Unis a été Kennedy, élu en 1960 ! Même chez des philosophes fondateurs du libéralisme politique comme Locke, la foi catholique était jugée suspecte en raison de l’allégeance de ses fidèles au pape, en compétition avec le Roi et l’État.
Peu savent que le parlement du Bas-Canada a été un des premiers au monde à accepter officiellement les Juifs parmi ses membres. Le Parti patriote de Papineau a adopté une loi en 1832 affirmant l’égalité des droits pour les Juifs. Le parlement de Londres n’a pas fait de même avant 1858, exigeant jusqu’à cette date une profession de foi chrétienne de la part de chaque député. Le pluralisme religieux constitue donc une des idées fondatrice de notre communauté politique.
Ajoutons que notre premier manifeste politique indépendantiste a été promulgué par Robert Nelson, un descendant de Loyalistes ayant quitté une des 13 colonies rebelles par fidélité à la couronne anglaise. Le mouvement des Patriotes de 1837 et 1838 s’est aussi fait remarquer par l’idée d’une citoyenneté égale pour les Autochtones et la participation de militants d’origine irlandaise, belge, et autres. Ce n’était pas un mouvement nationaliste « identitaire » canadien-français. Le changement de nom du parti de « canadien » à « patriote » visait d’ailleurs à souligner le caractère universel de ses revendications démocratiques.
Lorsque Lord Durham produit son fameux rapport favorable à une assimilation de la population d’origine française « pour son propre bien », il ne faisait que ressasser les préjugés anticatholiques encore dominants dans son pays. La langue française n’avait rien à y voir. Il était en fait de mise de maitriser la langue de Molière parmi les aristocrates et bourgeois anglais de l’époque. Le problème avec les Canadiens était qu’ils étaient catholiques, et donc incapables de s’intégrer complètement aux institutions éclairées imposées par les conquérants.
L’état d’exception introduit en 1774 pour des raisons stratégiques par les élites londoniennes n’avait d’ailleurs jamais été accepté par la communauté britannique du Québec, dont le racisme anti-canadien et l’hostilité au catholicisme s’est maintenue pour des générations. Cette forme l’intolérance fondée sur la religion est étrangement similaire à celle qu’on a fait subir aux Juifs dans les années 1930 ou aux Musulmans aujourd’hui. Toujours, on ressort l’argument de l’incompatibilité culturelle, de l’étrangeté, du conflit de valeurs.
Le « droit » de ne pas se faire importuner
Au nom d’une défense de la collectivité, les auteurs du manifeste et d’autres défenseurs « progressistes » de la Charte des valeurs revendiquent en fait un individualisme radical voulant que toute la société soit à notre image. On revendique de pouvoir refuser de côtoyer des personnes ayant des valeurs ou des croyances différentes. Au nom de la liberté d’expression, on demande aux minorités de se faire discrètes. Au nom de l’égalitarisme, on refuse de discuter des structures sociales et idéologiques (racisme, islamophobie, transphobie) qui maintiennent des inégalités.
Toute la question des « signes religieux », au fond, se résume à un refus d’être informé de l’appartenance religieuse des personnes qui nous prodiguent des services. Ce « droit de ne pas savoir » n’existe nulle part, sauf dans la tête des personnes qui accordent davantage d’importance à leur « confort » culturel qu’à la liberté reconnue partout (y compris dans la charte québécoise) d’avoir des croyances différentes de celles de la majorité et de les exprimer dans l’espace public.
Si le manifeste des françaises dénonçant les supposés excès du mouvement « moi aussi » revendiquait le « droit d’importuner », on se retrouve maintenant avec un « droit de ne pas se faire importuner » par la diversité religieuse (ou de genre) par ceux et celles qui dénoncent les prétendus excès de l’antiracisme ou d’autres formes d’égalitarisme.
Au bout du compte, tout effort sérieux en vue de réaliser l’indépendance doit aller de pair avec une vision inclusive et civique de la nation. Symétriquement, tout repli sur une vision étroite de l’identité québécoise pave la voie à un abandon de la lutte pour notre émancipation collective. Cette gauche « exclusive et pré-nationale », dont Bouchard et Favreau se font les porte-parole, tourne le dos à une histoire riche de combats rassembleurs et de redéfinition constante de la communauté politique québécoise. Elle est davantage en continuité avec le conservatisme de Duplessis qu’avec les luttes des Patriotes ou les idées des indépendantistes des années 1960. Loin de mépriser les majorités ou d’ignorer les droits collectifs, « notre gauche » cherche à construire une majorité émancipatrice par le rassemblement des Québécoises et de Québécois au-delà de leurs différences en vue d’affirmer le droit collectif ultime, celui de devenir une nation libre.
Benoît Renaud
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