Peu d’écrivain·e·s ont incarné à la fois l’hybridité et la transgression comme le fit Marguerite Duras. Née en 1914 aux alentours de Saigon en Cochinchine, avant de venir vivre en métropole à ses dix-huit ans, elle a fait de son enfance indochinoise la véritable matrice de son écriture, source d’un métissage culturel entre orient et occident. Cette hybridité n’est qu’un des nombreux aspects du « bricolage » identitaire omniprésent dans une œuvre plurielle et multiforme, qui n’a cessé d’évoluer au fil des années, dévoilant au travers d’elle les multiples facettes de son auteure. Enfant des colonies, résistante, un temps membre du PCF, femme engagée aussi bien politiquement que socialement, elle n’a cessé de faire transparaître ses diverses identités au sein d’une production prolifique mêlant roman, théâtre et cinéma, bouleversant codes et conventions.
Une ethnologie de la littérature : initiation et personnage durassien
Le 4 mai 1984, invité à l’émission Apostrophe présenté par Bernard Pivot, on posa à Claude Levi-Strauss la question : « À quoi sert l’ethnologie ? ». Il répondit avec une simplicité déconcertante : « À mieux comprendre l’homme ». Le lien entre les sciences sociales et la littérature n’étant plus à faire, nous pouvons poser pour principe que l’ethnologie pourrait également aider à « mieux comprendre » la littérature et, en l’occurrence, l’œuvre durassienne dans toute sa complexité. C’est justement ce que propose d’explorer l’ethnocritique, une discipline novatrice théorisée par Jean‑Marie Privat.
L’œuvre de Marguerite Duras regorge de romans d’initiations, le terme étant à prendre pour nous dans son sens anthropologique : celui de la construction de l’identité individuelle et sociale. La construction de l’identité sociale, comme celle de l’identité individuelle, est régie par la socialisation ; le groupe social introduit des rites à respecter et la mise en place d’enseignements oraux visant à intégrer le novice dans la communauté. Ainsi, l’initiation peut être définie comme un processus permettant de réaliser le passage d’un statut à un autre ; elle marque inévitablement un changement de statut social, et donc une modification de la place que tient l’individu dans la société.
En reprenant le schéma du rite initiatique proposé par le folkloriste Arnold Van Gennep (séparation du groupe A, marginalisation, agrégation au groupe B) pour l’appliquer à la trajectoire des personnages, on constate que chez Marguerite Duras, les personnages sont dans une phase d’entre-deux. Bloqués dans cet état de marge – que le latin nomme limen – où se situe un individu ayant quitté son statut social antérieur mais n’ayant pas encore été agrégé par la communauté dans sa nouvelle identité sociale.
Personnages de l’entre-deux et lieux transitoires
Chez Marguerite Duras, les héros, ou plutôt les héroïnes car se sont majoritairement des femmes, sont des personnages complexes et contradictoires. Ces femmes, souvent en marge du reste de la communauté sont mendiantes, prostituées, vagabondes, femmes délaissées, volages, en proie à la folie, souvent instables, mais toujours liminales, comme bloquées dans un état d’entre-deux duquel elles s’échappent difficilement. En ethnocritique, nous parlons de personnage liminaire (Marie Scarpa) pour qualifier un personnage non initié, mal initié ou encore sur-initié, bloqué dans cet état normalement transitoire qu’est la phase de marge et pour qui la construction identitaire est de ce fait problématique. « Inachevé », le personnage liminaire ne peut-être défini ni par son statut antérieur, ni par celui à venir et prend donc les caractéristiques de chacun de ses états, mêlant les ambivalences et les paradoxes.
Cela se traduit notamment dans l’espace narratif par une omniprésence de lieux « transitoires », autant de symboles de frontières à franchir. Pour l’héroïne du Marin de Gibraltar, ce lieu est un bateau dans lequel elle s’embarque, à la recherche de son grand amour. Le même motif marin revient dans l’Amant avec l’épisode de la traversée du Mékong en bac qui engendre la rencontre avec l’amant chinois. Ce franchissement matériel débouche d’ailleurs sur l’experiment, euphémisme employé par Duras pour désigner l’initiation sexuelle, et donc, la prise de conscience de son corps, de sa sexualité, et de sa volonté d’écrire.
Autre lieu de l’entre-deux récurent chez Duras : l’hôtel. Dans Le ravissement de Lol V. Stein (on notera l’inachevé du nom), il est un lieu de rencontre où le destin de Tatiana Karl et Jacques Hold s’écrit. Le séjour de Suzanne à Hôtel Central (le nom du lieu souligne l’entre-deux) dans Un barrage contre le Pacifique, marque l’amorce du passage pour la jeune adolescente. Elle y côtoie des fonctionnaires en instance de rapatriement, des chasseurs, des officiers de marine, et surtout des prostituées : des personnages soit en phase de passage, soit, eux-mêmes passeurs. Tous occupent dans cet hôtel des fonctions où l’on circule, où l’on voyage, où l’on s’initie.
Transgresser pour s’initier
Ces espaces de passage ne font donc que souligner la situation d’entre-deux vécue par les personnages. Chez Duras, le message est clair : pour survivre, pour espérer trouver un bonheur même éphémère, il faut circuler, et la circulation nécessite la transgression. « Tout franchissement du seuil est par définition transgression » rappelle Marie Scarpa, l’étymologie même du mot nous envoie au latin transgressio, « marche à travers, au-delà ».
Pour cela on transgresse bien sûr les frontières des différents espaces, mais pas uniquement : l’héroïne durassienne transgresse également les barrières sociales et les codes moraux et sociaux. La transgression s’exprime à travers sa sexualité (juvénile, débridée, incestueuse…), son infidélité (sexuelle ou sentimentale), son incapacité à respecter les conventions sociales (des figures de personnages ensauvagés), sa constante recherche de l’altérité. On a malheureusement trop réduit la thématique durassienne à la quête de l’amour. Avant cela, c’est bien une quête d’elles-mêmes qu’entreprennent les héroïnes, mais celle-ci ne peut prendre forme que par la rencontre de l’ailleurs, et donc, de l’autre.
Vers l’impossible agrégation
Pourtant, si toutes ces femmes circulent, si elles transgressent – aussi bien les frontières que les conventions sociales – elles ne s’agrègent que rarement. Liminaires, ces héroïnes préfèrent la marginalité, mais après l’initiation, après la découverte et l’apprivoisement du corps, elle devient une marginalité choisie, voulue, et assumée. Dès ses premiers romans, Duras sublime la figure de la prostituée, l’ancrant dans un fantasme de domination féminine. Chez l’écrivaine, la prostituée est maîtresse de son corps, elle circule autant qu’elle fait circuler les biens, choisit ses amants, les domine de tout son désir.
Autre symbole d’affranchissement présent chez l’écrivaine : la sorcière. Marguerite Duras a lu Michelet, et comme les féministes des années 70, elle a voulu se réapproprier la figure autrefois misogyne de la sorcière pour en faire l’emblème de la femme libre. Pas de balais et de chapeaux pointus à l’horizon chez Duras, mais des personnages féminins forts, à la créativité et à la sexualité épanouie. Celles qu’on a autrefois brûlées pour leur marginalité, pour leur capacité d’entreprendre, pour ne pas avoir sagement attendu à la maison que les hommes reviennent, deviennent une véritable source d’inspiration pour l’écrivaine. Xavière Gauthier débutera le premier numéro de la revue Sorcière par un extrait du scénario à paraître de Vera Baxter, scène elle-même inspirée d’un passage de Jules Michelet. Libre d’être elle-même, l’héroïne durassienne affronte l’interdit et multiplie les transgressions, mais cela ne lui permet pas de s’inscrire dans une communauté :en ce sens, elle reste un personnage liminaire, un personnage de la marge.
Auteure de la transgression, du refus de l’ordre établi, Marguerite Duras n’a cessé d’articuler émancipation féminine et nouvelles possibilités de langage. Son œuvre est hantée par la quête d’identité, quête elle-même liée à la fécondité littéraire. Pourtant pour l’auteure, la circulation propre à ses personnages se transforme parfois en errance : les réécritures de mêmes scènes, de mêmes motifs, de mêmes thématiques se multiplient, sans cesse modifiées, comme une éternelle quête d’écriture.
Savannah Kocevar
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