Tels des champignons de fer, les casques des tireurs d’élite israéliens se dessinent, immobiles, au sommet des collines. Des officiers assurent la liaison radio à leurs côtés. Une jeep passe dans leur dos. Les manifestants palestiniens, réunis près du camp de Bureij, contemplent ce ballet. La distance qui les sépare des soldats se compte en centaines de mètres. Soudain, une balle siffle, un corps s’effondre. On l’évacue. On continue.
Ce face-à-face a duré toute la journée du vendredi 30 mars, le long de la bande de Gaza. Alors que des dizaines de milliers de personnes ont afflué pacifiquement vers les zones prévues par les organisateurs de la « grande marche du retour », au moins seize manifestants ont été tués et près de 1 400 ont été blessés, dont beaucoup par balles réelles. Un bilan lourd, hélas attendu.
Les responsables israéliens avaient dramatisé ce rendez-vous, en prêtant l’intention aux participants, supposément manipulés par le Hamas, de vouloir franchir la frontière. Ce ne fut pas le cas, même si les plus téméraires s’approchèrent de la clôture, ivres de leur propre audace.
L’armée a aussi dénoncé, vendredi, une attaque armée par deux Palestiniens dans le nord de la bande, qui ont été tués. « Nous identifions des tentatives d’attaques terroristes sous le camouflage d’émeutes », a affirmé le général de division Eyal Zamir, chef du commandement de la région Sud. Tandis que les responsables politiques gardaient le silence, les militaires imposaient une lecture strictement sécuritaire de l’événement.
« On est debout, on existe »
Cette journée marque un succès amer pour les partisans d’une résistance populaire pacifique, qui ont constaté depuis longtemps l’échec de la lutte armée. D’autant que la supériorité technologique de l’armée israélienne ne cesse de s’accroître. La manifestation de vendredi place cette armée sur la défensive, obligée de justifier des tirs à balles réelles sur des manifestants ne présentant aucun danger immédiat pour les soldats.
Toutes les factions, Hamas en tête, avaient appelé les Gazaouis à participer. Elles ont fourni un appui logistique, affrété des bus. Des appels ont été diffusés dans les médias, sur les réseaux sociaux, dans les mosquées. Mais contrairement aux propos calibrés des autorités israéliennes, personne n’a forcé les Gazaouis à sortir pour réclamer le droit au retour des Palestiniens sur les terres qu’ils ont perdues en 1948, au moment de la création d’Israël.
Gaza compte 1,3 million de réfugiés sur une population de près de 2 millions. « Je n’appartiens pas à une faction, mais à mon peuple, résume Rawhi Al-Haj Ali, 48 ans, vendeur de matériaux de construction. C’est mon sang et mon cœur qui m’ont poussé à venir. »
Non loin de lui, dans la zone de rassemblement de Jabaliya, dans le nord de la bande de Gaza, Ghalib Koulab ne dit pas autre chose, sous le regard de son fils. « On veut envoyer un message à l’occupant, résume cet homme de 50 ans. On est debout, on existe. » L’ancien village de ses parents est situé quelques kilomètres derrière la clôture.
Diversité et dénuement
« Provocation », a lâché le ministre israélien de la défense, Avigdor Lieberman. « Emeutiers », ont répété en boucle, vendredi, les porte-voix de l’armée. Emeutiers. Dans le conflit israélo-palestinien, les mots aussi sont sacrifiés, vidés de leur sens.
Dans chacun des cinq lieux de rassemblement prévus le long de la frontière a conflué le peuple gazaoui dans sa diversité, et son dénuement. Vieillards et gamins, femmes voilées et jeunes étudiantes apprêtées, mais surtout jeunes hommes sans avenir : ils ont marché des kilomètres, ou bien ils ont pris un bus. Ils ont juché les enfants sur les épaules, grimpé à l’arrière de camionnettes ou tenté de se tenir en équilibre, à dix, sur un tracteur épuisé.
Dans le bruit confus des klaxons et des sonos, ils se sont lentement approchés de cette zone frontalière d’habitude évitée, redoutée, où l’armée construit un mur pour remplacer une clôture jugée trop vulnérable. La plupart sont restés sagement à distance, loin de la frontière, mangeant des glaces ou picorant des graines, s’interrompant pour la grande prière.
Il y avait, évidemment, une avant-garde plus téméraire. Des centaines d’adolescents qui s’escrimaient à se rapprocher le plus possible de la clôture de sécurité, sans la franchir, conformément à la consigne diffusée.
Un territoire à l’agonie
Mais personne ne contrôlait cette foule éclatée, coupant à travers champs. Certains jeunes avaient des lance-pierres de fortune, qui ne pouvaient guère atteindre les soldats. Les autres cherchaient à planter un drapeau palestinien, ou bien à organiser un sit-in de quelques minutes, avant que le gaz lacrymogène, largué par des drones, ne les éparpillent.
Il est tentant de dire que ces jeunes défiaient la mort. En réalité, ils défiaient la vie, la leur, qui ressemble à une longue peine : celle des victimes du blocus égyptien et israélien, enfermées depuis bientôt onze ans dans ce territoire palestinien à l’agonie.
Ils étaient terribles, ces rires de l’assistance autour de Nasser Chrada, 26 ans, quand on lui a demandé s’il travaillait. « Personne ne travaille. » Père de trois filles, il est venu à la manifestation de Jabaliya en pensant à sa famille, originaire de Jaffa, près de Tel-Aviv. Il ne sait pas à quoi ça ressemble, Jaffa, devenue la petite cité branchée de la côte. Il fantasme, il parle en slogans, il ne pense pas à ceux, des Israéliens, qui y vivent depuis soixante-dix ans. Est-il prêt à tenter de franchir la clôture, au risque de mourir ? « Oui, si d’autres y vont. Dieu s’occupera de mes filles. »
Cette incapacité à anticiper la suite, à formuler des demandes précises au-delà de la libération – invraisemblable – de leurs terres, on la retrouve chez quasiment tous les manifestants. « On ne veut pas de nourriture ou d’aide, on veut la liberté, le respect de nos droits, résume l’un des organisateurs, le journaliste Ahmed Abou Irtema. C’est aux Israéliens de résoudre ce problème. »
Imposer un rapport de force
Il est difficile de tenir un discours politique charpenté quand on vit sous cloche, sans contacts avec l’extérieur. La priorité : imposer un rapport de force.
« On ne sera pas transférés dans le Sinaï égyptien, comme le veulent les Américains et les Israéliens !, assure Am-Ashraf Yazgi, une mère de famille de 49 ans, habitante de Beit Hanoun. On continuera jour après jour, jusqu’à ce qu’on retrouve nos terres. Les Juifs qui y vivent doivent retourner dans les pays dont ils viennent. » Un cliché répandu, chaque camp méprisant ou ignorant les drames vécus jadis par l’autre.
Dans le public, les motivations sont variées. Certains sont venus parce que c’était le théâtre dramatique du jour, à ne pas manquer. Effet de foule. D’autres pensaient à leurs aïeux, récitant le nom de leurs villages. Mais tant d’autres n’ont pas fait le déplacement.
L’absence de drapeaux à la gloire des factions était frappante, de même que l’absence de forces de sécurité du Hamas, en dehors de quelques postes en retrait. Ce mouvement populaire permettait, il est vrai, de recouvrir les fractures béantes entre le mouvement islamiste armé et le Fatah du président Mahmoud Abbas. Le processus de réconciliation, amorcé sous les auspices de l’Egypte en octobre 2017, est au point mort, mais personne ne veut signer l’acte de décès.
Six semaines de mobilisation similaire sont prévues jusqu’au 15 mai. Au lendemain du déménagement symbolique de l’ambassade américaine vers Jérusalem, ce sera le jour de commémoration de la Nakba, soit la « grande catastrophe » que fut l’expulsion de centaines de milliers de Palestiniens en 1948. Impossible de prévoir à cette heure si une dynamique populaire va s’enclencher, ou si le marasme ambiant va engloutir ces ambitions. Gaza est un village sinistré, où les sentiments ruissellent vite : la colère, la peur, le deuil. On ne sait encore ce qu’il en sera du désir d’action.
Piotr Smolar (bande de Gaza, envoyé spécial)
Inquiétude et condamnations internationales
Les Palestiniens ainsi que la Turquie ont dénoncé un « usage disproportionné » de la force. La Ligue arabe, l’Egypte et la Jordanie ont également condamné la riposte israélienne. Le président de l’Autorité palestinienne Mahmoud Abbas a fait savoir qu’il tenait Israël pour pleinement responsable des morts de ce jour. Le Conseil de sécurité des Nations unies, réuni en urgence vendredi soir, a entendu les inquiétudes quant à une escalade de la violence mais n’est pas parvenu à s’entendre sur une déclaration commune. « Il y a une crainte que la situation puisse se détériorer dans les prochains jours », a mis en garde Taye-Brook Zerihoun, le secrétaire général adjoint de l’ONU aux affaires politiques, appelant à la retenue maximale. Les Etats-Unis et le Royaume-Uni ont exprimé des regrets quant au calendrier de la réunion – la Pâque juive a commencé vendredi soir – synonyme d’absence de responsables israéliens.
* LE MONDE | 31.03.2018 à 06h44 • Mis à jour le 31.03.2018 à 10h46 :
http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2018/03/31/a-la-frontiere-de-la-bande-de-gaza-une-grande-marche-du-retour-pacifique-mais-meurtriere_5278985_3218.html
A l’hôpital central de Gaza, les blessés racontent leur marche achevée dans le sang
Au moins seize personnes ont été tuées vendredi et près de 1 200 autres blessées par les soldats israéliens, au cours des manifestations organisées le long de la frontière est de Gaza.
Les jours de sang à Gaza, le vieil hôpital Al-Shifa est un baromètre sûr. Ses médecins sont rompus aux situations de crise. Les familles se bousculent alors, les cris et les pleurs rebondissent sur les murs pelés. Le personnel essaie de gérer le flux des blessés, arrivant par dizaines, comme une mer ne cessant de monter. Voilà à quoi a ressemblé leur vendredi 30 mars.
Au total, au moins seize personnes ont été tuées et près de 1 200 autres blessées par les soldats israéliens au cours des manifestations organisées le long de la frontière est de Gaza. Parmi les morts, cinq étaient des membres de la branche armée du Hamas, s’est félicité le mouvement islamiste, cherchant à s’attribuer ainsi le mérite de la mobilisation. Les funérailles ont débuté dès samedi matin. « C’est le début d’une nouvelle phase dans la lutte nationale palestinienne », a prédit Yahya Sinouar, le leader du Hamas à Gaza. Soit une phase de manifestations populaires, pendant six semaines, préférée ces temps-ci à la lutte armée, vouée à l’échec face à la supériorité militaire israélienne. Mais quel en sera le prix ?
« Ils n’ont rien vu du monde, ce sont des morts-vivants »
Dans son bureau à l’hôpital, le chef des urgences, le docteur Ayman Al-Sahbani, n’a même plus la force de répondre à son portable. Il déplie une petite feuille. C’est le bilan. « On a reçu ici 285 blessés, dont 70 mineurs, 11 femmes. On a constaté cinq morts par balles dans la tête et le cœur. La plupart des blessés ont été atteints par balle dans les jambes. » Le service s’était préparé. Les médecins de garde samedi avaient été rappelés dès la matinée du vendredi. Mais les moyens étaient faibles pour affronter la vague. « Il n’y avait plus de brancards libres, on a renvoyé des personnes opérées vers d’autres cliniques. On manque d’antibiotiques, de produits pour les blocs opératoires », dit le docteur Ayman Al-Shabani. Il marque un temps.
« Comme simple être humain, je ne comprends pas ce qui se passe. Pourquoi les Israéliens tirent ? Les jeunes de Gaza n’ont rien à perdre, ils n’ont pas un shekel en poche pour nourrir les familles, ils n’ont rien vu du monde, ce sont des morts-vivants. Tout cela n’est qu’un début. » Mort-vivant, Ramadan Ramadan, 25 ans, en a la pâleur inquiétante. Il est entouré de proches, dont son frère Youssef, qui lui a amené de la pita et du jus. Il a déjà été opéré à la jambe. La balle qui l’a traversée a fait des dégâts. Le bandage fait à la hâte n’a pas retenu tout le sang, qui s’est écoulé sur le drap.
Ramadan s’était rendu seul vendredi au rassemblement près du point de passage fermé de Karni, à l’est de la ville de Gaza. Il a fait partie de ceux qui ont bravé les consignes, diffusées par les factions, et se sont approchés dangereusement de la clôture. A « 100 mètres », estime-t-il. « Je me suis assis au pied de la colline, les soldats étaient juste au-dessus. Au moment où j’ai voulu retourner vers les oliviers où se trouvaient la plupart des gens, j’ai été atteint. D’abord, je n’ai rien senti. Puis je me suis effondré. » Ramadan travaille avec son père sur des chantiers, quand il y en a. Son frère Youssef comptait venir plus tard au rassemblement. il faisait la sieste quand la balle a atteint sa jambe. « Je regrette d’être venu, soupire le blessé. Je ne le referai plus. »
Dans une autre chambre collective, Mohammed Abou Saman, 23 ans, est traversé par des ondes de douleur. Cet habitant du camp de Al-Shati s’était rendu au même lieu, vendredi, en empruntant un bus mis à disposition par les factions palestiniennes. Il dit s’être arrêté pour discuter avec un ami le long de la route de terre tracée par le Hamas du Nord au Sud, à 300 mètres environ de la clôture israélienne. « Tout d’un coup, j’ai senti quelque chose m’atteindre. » Ses amis l’ont transporté vers l’ambulance, l’ambulance vers l’hôpital. La balle a traversé ses deux jambes, elle reste encore logée dans la seconde. « Je savais que ce serait dangereux en venant, ce sont les Israéliens en face. » Près de 24 heures après, personne n’a eu le temps de l’opérer. Il ferme les yeux en grimaçant.
« Même si tout le monde meurt, on sera dans notre droit »
L’histoire que raconte Ala Ahmad, 25 ans, est encore plus stupéfiante. Originaire lui aussi du camp d’Al-Shati, il venait de sortir des toilettes installées près des tentes des protestataires et s’apprêtait à prier dans un champ, lorsqu’une balle a atteint un homme à 20 mètres de lui. « On a été cinq à lui venir en aide pour l’évacuer. Les soldats israéliens ont tiré, on a été trois touchés. » La balle lui a traversé le pied. Il attend toujours d’être opéré. « Je suis allé à la marche pour exprimer mon soutien au retour des réfugiés palestiniens chez eux. Je ne regrette rien. Même si je meurs, même si tout le monde meurt, on sera dans notre droit. » Le frère d’Ala Ahmad, Mahmoud, 24 ans, se tient à ses côtés. « On est habitué à ces choses. » Il dit qu’il a été lui-même blessé à la jambe dans un bombardement israélien, lors de la guerre de 2014.
Mahmoud Mdoukh, lui, est un photographe de 37 ans, travaillant pour une petite agence locale, appelée Media Town. Il se trouvait dans la zone de rassemblement à l’est du camp de Bureij, vendredi. « J’étais loin des gens qui s’approchaient de la clôture, 300 mètres derrière, sur la route. Je les cadrais de dos. J’ai été parmi les premiers blessés, vers 10 h 30 le matin. » Une balle l’a atteint à la jambe gauche. Mahmoud ne présentait pas de signe distinctif comme journaliste, en dehors de son appareil. « Je n’imaginais pas un instant que les Israéliens pourraient me viser. S’il n’y avait pas mon boulot, je n’y serais même pas allé. » En route vers l’hôpital de Shifa, Mahmoud a appelé sa femme, qui s’est mise à pleurer. Il lui a demandé de ne pas venir le voir. « C’était trop peuplé, trop confus ici. »
Piotr Smolar (envoyé spécial à Gaza)
* LE MONDE | 31.03.2018 à 19h22 • Mis à jour le 01.04.2018 à 07h14 :
http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2018/03/31/a-l-hopital-central-de-gaza-les-blesses-racontent-leur-marche-achevee-dans-le-sang_5279191_3218.html