Tiré du site de la revue Contretemps.
Ce n’est pas recourir à l’hyperbole que de considérer l’élection de Nelson Mandela en tant que premier président noir d’Afrique du Sud comme le point culminant de cette lutte, signalant un déplacement fondamental dans l’histoire politique sud-africaine. Cela a insufflé de l’espoir non seulement en Afrique du Sud mais dans le monde entier, les médias internationaux proclamant l’avènement de la « nation arc-en-ciel » de la « nation du miracle » et de la « nouvelle Afrique du Sud ». Les premières années de la transition vers une démocratie libérale non-raciale ont passionné le monde et furent défendues dans une pléthore de livres à succès, tels que Tomorrow is Another Country d’Alistair Sparks.
Dix-huit ans après, une série de changements politiques et sociaux ont eu lieu. Nombre de droits conquis de longue date et considérés comme acquis dans la plus grande partie du monde – tels que le droit de grève et de former des partis politiques – sont à présent inscrits dans la loi sud-africaine. Au-delà de l’institutionnalisation d’élections régulières, libres et équitables, fondées sur le principe « une personne un suffrage », la nouvelle Constitution de la République d’Afrique du Sud (1996) et la Déclaration des droits ont promulgué une série de changements progressistes qui confient à l’Etat la mission de combattre toutes les formes de discrimination. Elaborés sur la base des principes fondamentaux du libéralisme progressiste, ces documents fondateurs vont beaucoup plus loin et établissent un certain nombre de droits socioéconomiques qui allaient de soi pour l’essentiel de la population noire : le droit d’avoir accès à un logement adéquat et à suffisamment de nourriture et d’eau, les soins médicaux, la Sécurité sociale et l’absence d’expulsions arbitraires [1]. […]
Depuis 1995, c’est également sous le gouvernement ANC qu’a eu lieu la plus grande expansion économique dans l’histoire de l’Afrique du Sud contemporaine, puisque le PIB a cru en moyenne de 3,5% par an et l’accès au logement, à l’eau et à l’électricité s’est amélioré pour des millions de Noirs. De 1993 à 2004, la proportion de foyers ayant accès à l’eau courante et à l’électricité est passée respectivement de 59,3% à 67,8% et de 51,9% à 80,2% [2]. A travers les aides sociales, le gouvernement a distribué des milliards de rands [monnaie sud-africaine, NdT] aux plus pauvres. Grâce aux pensions alimentaires, d’invalidité et de retraite, le nombre de personnes recevant des aides sociales est passé entre 1990 et 2006 de 2,6 à 12 millions, réduisant la pauvreté parmi les foyers les plus pauvres.
Pourtant, malgré ces progrès, l’Afrique du Sud connaît aujourd’hui une crise sociale provoquée par la pauvreté et l’inégalité, le chômage de masse et la plus grande épidémie de SIDA au monde. Les répercussions de ce processus se traduisent au sein de l’alliance tripartie au pouvoir par un état quasi-permanent de luttes intestines, différentes fractions manœuvrant pour accroître leur influence [3]. […]
Alors que l’ANC agit comme un bloc monolithique sur la scène électorale et a tenté d’utiliser la société civile pour éviter et écraser toute dissension, cela n’a pas empêché le développement de fractures et de tensions dans et autour de l’Alliance Tripartite dominante, ainsi que l’émergence de nouvelles constellations de forces sociales critiques du gouvernement, même si elles demeurent de faible ampleur. Pour comprendre comment et pourquoi cela est arrivé, et pour évaluer les perspectives politiques des mouvements sociaux, il est important de considérer les processus interdépendants qui constituent la totalité de l’expérience vécue. Par exemple, seulement deux semaines après l’élection générale de 2009 au cours de laquelle 65,9% des votants ont réélu l’ANC pour la quatrième fois consécutive, le pays a été scandalisé par une série de protestations séditieuses et violentes dans les townships, impliquant des dizaines de milliers de personnes. Alors que les manifestations prirent les commentateurs par surprise, la complexité de la vie politique sud-africaine et la nature tenace des mouvements sociaux ont été saisis par un analyste remarquant qu’en Afrique du Sud, « ils ne font pas que voter, ils jettent aussi des briques » [4].
Nous souhaitons lever toute ambiguïté sur le fait que, même si globalement l’ampleur et la profondeur de l’activisme du mouvement social ne se situent pas aux mêmes niveaux qu’au milieu des années 1980 (c’est-à-dire au point culminant du mouvement de libération), nous défendons l’idée qu’il a contribué significativement à la vie démocratique depuis 1994 : il a simultanément encouragé, consolidé et stimulé le corps politique sud-africain, en formulant des revendications et des exigences, ainsi qu’en réclamant la paternité de – et en obtenant – d’importantes conquêtes politiques et sociales. Avoir réussi cela dans un environnement déchiré par les « virus jumeaux » du chômage de masse et du VIH/SIDA est pour le moins remarquable et mérite notre attention largement au même titre que l’histoire de la rébellion contre l’apartheid. […]
De l’activisme au pouvoir : 1990-1994
Avec de nombreuses organisations anti-apartheid légalisées et des dirigeants clés tel Nelson Mandela, libérés de prison, l’ANC devint de facto l’incarnation politique du mouvement de libération. Au moment où elle représentait le mouvement de libération dans des négociations avec le régime, les actions de la direction de l’ANC peuvent être comprises comme celles d’un « gouvernement-en-attente » cherchant à trouver une solution politique qui assure une stabilité de long-terme pour elle-même. Les transitions entre mouvements de libération et partis d’indépendance furent sous-tendues en Afrique par des changements politiques effectués en lien avec les contextes stratégiques. Pour l’ANC, le paysage politique dans lequel la lutte de libération avait été menée était en train de se transformer.
Bien que la direction de l’ANC n’ait pas été attachée à une perspective socialiste, elle voyait – comme nombre de mouvements africains de libération nationale – l’Union soviétique comme une sorte de modèle, ou comme un frein à l’impérialisme états-unien. L’effondrement du bloc « communiste » priva l’ANC d’un soutien matériel et idéologique, et les variantes du capitalisme auxquelles elle pouvait se référer étaient limitées. Les autres gouvernements capitalistes du Tiers-monde étaient de plus en plus pressés à se réformer en conformité avec l’émergence du consensus néolibéral de Washington. La faiblesse de la gauche indépendante au sein du mouvement de libération eut pour conséquence l’absence d’une orientation alternative, en termes de pratiques et de politiques. C’est ainsi que la stratégie de l’ANC se déplaça de telle manière que « n’importe quel compromis devenait acceptable dès lors qu’il ne bloquait pas la règle de la majorité » [5]. Pour la direction de l’ANC, cela impliqua des concessions afin d’éviter une réaction politique et de convaincre la bourgeoisie blanche et les investisseurs internationaux qu’ils pouvaient lui faire confiance pour gouverner. Cela signifia également le contrôle de ses partisans, en particulier des organisations militantes de masse comme la COSATU.
Alors que l’ANC, préoccupée par la fin de l’apartheid, ne disposait pas d’un programme solide en matière de politique économique, ses suggestions initiales firent écho au travail réalisé par le « Groupe tendances économiques » de la COSATU, que l’on peut résumer par l’idée de « croissance économique à travers la redistribution ». Cela était en claire opposition avec les idées propres au néolibéralisme de « redistribution à travers la croissance » (c’est-à-dire de ruissellement vers le bas), dont beaucoup parvinrent à se faire une place dans le document de l’ANC datant de 1990 et intitulé « Document de discussion sur la politique économique », qui constitua le fondement de la politique controversée « Croissance de l’emploi et redistribution » (GEAR), initiée en 1996. […]
Le processus ne faisait pas l’unanimité au sein de l’Alliance. Néanmoins, étant donné que les militants du Parti communiste d’Afrique du Sud (SACP) défendaient une « version de gauche » de la théorie des deux étapes de la révolution nationale démocratique (RND) – la démocratie libérale d’abord, le « socialisme » ensuite – pour justifier des changements tactiques, l’opposition indépendante n’était pas capable de mobiliser les autres composantes autour de ses revendications, et les voix critiques furent marginalisées. Dans la mesure où la direction de la COSATU était majoritairement composée de militants du SACP, elle était attachée à la théorie de la RND. Ainsi, le rôle des militants du SACP au sein de la COSATU a été décisif. Sans aucune opposition fondamentale et crédible à gauche, représentant un contrepoids idéologique et organisationnel, le tournant était rendu plus facile. […] On peut présumer, à titre d’hypothèse, que l’échec de la gauche indépendante à construire une alternative politique et organisationnelle sur les lieux de travail et dans les townships a constitué l’une des raisons de l’échec à s’opposer à la direction générale de la COSATU et à la transition menée par l’ANC.
Des tensions subsistèrent. 120 000 personnes saluèrent Mandela au rassemblement organisé à l’improviste au stade FNB à Johannesburg le 12 février 1990, le jour qui suivit sa sortie de prison, un symbole saisissant des espoirs de changement. La signification de ces jours dramatiques ne fut pas sans effet sur ceux et celles qui descendirent dans la rue. Il ne s’agissait pas d’une simple liesse ; c’était politique, dans la mesure où les travailleurs appelaient, entre autres choses, à un salaire décent et la reconnaissance des syndicats. […]
A mesure que les dirigeants de l’ANC s’approchaient des positions de pouvoir, ils considérèrent inappropriées leurs stratégies les plus militantes des années 1980, alors que l’organisation subissait sa propre transition vers un parti adapté à la politique électorale et à l’exercice du pouvoir. Dans son autobiographie, Mandela se souvient d’avoir vu, lors d’un rassemblement de protestation de 200 000 personnes en juin 1992 tenu après le meurtre de 46 personnes à Boipatong par des partisans de l’Inkatha Freedom Party, des banderoles sur lesquelles on pouvait lire « Mandela, donne-nous des armes » ou « la victoire par le combat, pas par la parole », et avoir pensé « c’est le moment d’apaiser les choses ». Certains dirigeants de l’ANC réclamèrent l’abandon des négociations, mais il défendit qu’ « il n’y avait aucune alternative à ce processus » [6]. […] Néanmoins, l’ANC utilisa son rôle dirigeant pour faire pression sur le régime. Lorsque quatre millions de salariés arrêtèrent le travail en août 1992, ce fut la plus importante grève politique dans l’histoire de l’Afrique du Sud, démontrant l’envie des masses de passer à l’action.
Plusieurs sections du mouvement de libération se préparaient aussi pour les élections. La COSATU tint un congrès spécial illustrant son évolution vers un syndicalisme stratégique – une stratégie à travers laquelle le mouvement ouvrier collabore sur un terrain institutionnel avec l’Etat et le patronat pour réaliser des réformes politiques et économiques. L’ANC adopta le Programme Reconstruction et Développement (PRD), inspiré par la COSATU, qui constitua la pièce maîtresse de sa plateforme électorale. Keynésien dans le ton, le PRD constituait le programme pour une « nouvelle Afrique du Sud » : un plaidoyer pour la construction d’un million de logements à bas coût, pour fournir l’électricité à 2,5 millions d’habitations à l’horizon de l’an 2000, et pour procurer l’eau courante et des systèmes d’évacuation des eaux à un million de foyers. La possibilité existait clairement pour la COSATU de forger une relation de travail avec l’ANC et d’influer sur le processus d’élaboration des politiques publiques, ce qui était encouragé par le PRD. […]
Dans la mesure où l’ANC faisait de plus en plus référence au rôle des marchés et échouait à s’engager précisément en faveur des nationalisations, les tensions persistèrent. L’éminent militant de l’ANC Tokyo Sewwale, à présent ministre de l’aménagement du territoire, déclara : « si vous leur donnez une politique, un drapeau… et que vous prenez cela pour du changement, vous préparez simplement une deuxième révolution, mortelle cette fois » [7]. Le cours des événements s’accéléra après l’assassinat du leader du SACP, Chris Hani, le 10 avril 1993. Deux grèves et deux immenses marches, organisées en 6 jours en réponse au meurtre de Hani, obtinrent l’appui de 90% des habitants de Pretoria-Witwatersrand-Vereeniging (à présent Gauteng), et près de 88% dans le Natal (aujourd’hui KwaZulu-Natal), démontrant que l’ANC était effectivement un gouvernement-en-attente. En juin 1993, les élections furent fixées au 27 avril 1994. L’ANC commença sa campagne électorale en février 1994 et des dizaines de milliers de délégués syndicaux de la COSATU, et des militants d’autres mouvements sociaux, se mirent à la disposition des équipes électorales de permanents à temps plein de l’ANC. Enfin, une grève des fonctionnaires à Bophuthatswana en février se transforma rapidement en une révolte à grande échelle lorsque des étudiants et des sections de la police et de l’armée se joignirent aux travailleurs, et la révolte de « Bop » de mars constitua le dernier moment décisif sur la route des élections.
De la libération à la libéralisation : avril 1994-juin 1999
La dimension politique de la crise du régime d’apartheid fut pour l’essentiel résolue en avril lorsque l’ANC remporta 252 des 400 sièges de l’Assemblée Nationale et une large majorité dans toutes, sauf deux, les élections provinciales. Les élections furent une victoire pour les mouvements sociaux sud-africains, qui attendaient du Président Mandela et du PRD qu’ils entament la liquidation de l’héritage économique et social de l’apartheid et qu’ils préparent une nouvelle Constitution qui abrogerait la législation d’apartheid et inscrirait l’égalité dans la loi. Cependant, comme nous l’avons vu, l’évolution de l’ANC et de sa politique se traduisit par un virage politique vers le centre. Sa ressemblance avec un parti social-démocrate traditionnel fut renforcée lorsque Mandela conserva le ministre des Finances du Parti National, Derek Keys. Par là, il « combla investisseurs, chefs d’entreprises, Sud-Africains blancs […] et le monde extérieur […] en manifestant son attachement à l’économie de marché et à la modération politique » [8].
Le gouvernement ANC entreprit d’établir une nouvelle relation avec le monde extérieur, structurée par la position de l’Afrique du Sud dans la division internationale du travail et dans le contexte post-1989. […] La « nouvelle Afrique du Sud » fut reclassée en tant que « marché émergent » ; avec une croissance de l’économie de 3,3% en 1995, la réduction de la pauvreté devint de plus en plus dépendante d’une stratégie économique plus orthodoxe de « redistribution par la croissance ». Les dirigeants patronaux firent pression sur le gouvernement pour rendre l’économie plus compétitive, conscients que cela « nécessiterait vraisemblablement un affrontement avec les grands syndicats du pays » [9]. Cela se manifesta par une grève des infirmières en octobre et novembre 1995 au sujet des bas salaires et des conditions de travail, qui fournit un premier aperçu de la désillusion à l’égard du nouveau gouvernement et de l’idée que les politiciens venaient de trouver un bon filon pour leur propre enrichissement. Les infirmières affirmèrent : « Nous refusons de subventionner le gouvernement et leurs belles voitures. Vive le PRD. Nous voulons notre part des bénéfices » [10].
En mars 1996 le bureau en charge de la mise en œuvre du PRD fut fermé et transféré au vice-président, Thabo Mbeki. Ceci fut rapidement suivi en juin par l’annonce d’une nouvelle stratégie macroéconomique appelée GEAR, dont la pierre de touche était « la discipline budgétaire, les allégements fiscaux pour les entreprises, des efforts en faveur de l’abandon du contrôle des changes, la vente des avoirs de l’Etat et une flexibilité accrue sur le marché du travail » [11]. La politique fiscale du GEAR entrait en contradiction avec les objectifs de l’ANC pour les propositions d’équité sociale telles qu’exposées dans le PRD. […] Un de ces éléments était la réduction des droits de douane sur les échanges commerciaux et des subventions à l’exportation, soumettant les entreprises sud-africaines à la compétition étrangère, notamment du marché chinois et des autres marchés mondiaux, dans un processus d’exacerbation des tensions avec les travailleurs.
Les dirigeants patronaux saluèrent le GEAR, favorable aux investisseurs ; The Economist loua le gouvernement ANC pour la mise en place d’une « politique macroéconomique conservatrice » et rassura les investisseurs : « à l’encontre de ceux qui craignent que les socialistes amers de l’ANC confisqueraient les richesses, les nouveaux dirigeants partagent les mêmes aspirations capitalistes que les anciens » [12]. Tandis que la direction du SACP félicita l’ANC pour sa résistance face au « dogmatisme du libre-marché » et pour avoir conservé au service public un rôle économique clé, la COSATU se fit l’écho du malaise des travailleurs à l’égard du gouvernement, bien que les critiques en provenance de la gauche se focalisèrent sur le fait que le GEAR n’avait pas d’abord été discuté au sein des structures de l’Alliance. […] Un affrontement entre la COSATU et le gouvernement ANC semblait inévitable. […]
« Normaliser » les relations de travail
A l’image d’autres partis de gouvernement post-libération en Afrique, le gouvernement ANC ne perdit pas de temps dans les tentatives de cooptation des membres des syndicats afin de régulariser les relations entre travailleurs et entreprises, dans l’idée de créer une stabilité politique et économique. Les dirigeants de la COSATU du mouvement de libération furent nommés comme membres de l’ANC au parlement, et ils obtinrent des postes dans les ministères. Une série de législations relatives au travail furent votées. […] Bien que ces changements inscrivirent dans la nouvelle Constitution le droit des employeurs à embaucher des briseurs de grève, le caractère sacré des rapports sociaux capitalistes et la propriété privée, ils furent bien accueillis par la COSATU et de nombreux travailleurs.
Incorporer les directions du mouvement ouvrier dans des négociations sur les conventions collectives, afin d’éviter le conflit, était un autre aspect de la stratégie de l’ANC. La création du Conseil National du Développement Economique et du Travail lia les délégués syndicaux à un processus bureaucratique de négociations qui empêcha l’action et mit une véritable pression sur la direction de la COSATU et sur les délégués syndicaux afin qu’ils « maintiennent l’ordre » parmi leurs propres membres. Ceci faisait partie d’une restructuration plus large des relations entre patronat et travailleurs destinée à forcer les représentants syndicaux à contrôler leur base et à « normaliser » les relations entre patrons et salariés sur le modèle de l’Europe de l’Ouest. […] Durant le premier Congrès post-élection de la COSATU en septembre 1997, Mandela tenta de convaincre la COSATU de laisser une chance au GEAR, « mais fut ouvertement ignoré par des délégués en colère ». Le Congrès rejeta sans ambiguïté le GEAR.
En décembre 1997, Thabo Mbeki remplaça Nelson Mandela à la tête de l’ANC, lui assurant son maintien à la présidence après les élections de juin 1999. Entre 1996 et 1998, la plupart des objectifs du GEAR furent manqués. Au lieu d’une croissance économique, le PIB tomba de 3,2% en 1996 à 1,6% en 1997 et à 0,1% en 1998. Au lieu de la création de nouveaux emplois, la perte d’emplois fut de 71 000, 126 000 et 186 000. […] Les grèves se multiplièrent, principalement autour des salaires, intensifiant la pression sur le gouvernement ; le nombre de jours de grèves, 3,8 millions, était quatre fois plus élevé qu’en 1997, bien que toujours pas au niveau des années 1980. Certaines grèves, notamment celles des professeurs, des employés municipaux et des employés des services publics, avaient une composante anti-privatisation – et partant, un élément « politique ». […]
En termes de politique sociale, la Campagne Action Traitement (TAC) fut lancée lors de la Journée Internationale des Droits de l’Homme le 10 décembre 1998, afin de pointer l’échec du gouvernement à fournir de l’aide médicale et extra-médicale au nombre croissant de gens touchés par le VIH. Alors qu’elle passa largement inaperçue à l’époque, la TAC devint l’un des mouvements sociaux les plus victorieux. S’inspirant des traditions du mouvement anti-apartheid, elle mit en place des alliances avec toute une série de forces telles que la COSATU et le Conseil Sud-Africain des Eglises. […] Au cours du processus, la TAC obligea le gouvernement à fournir gratuitement des médicaments antirétroviraux aux personnes victimes du VIH.
Bien que le gouvernement ANC ne réussit pas à atteindre beaucoup des objectifs du PRD et que, lors de ses cinq années de mandat, un demi-million d’emplois furent perdus, les électeurs démontrèrent l’étendue de leur fidélité lors des élections générales de 1999, en réélisant l’ANC avec 66,35% des voix, surpassant ainsi le score d’avril 1994 [13]. […] Pourtant, en s’en tenant aux dispositions prévues par le GEAR, le gouvernement se contraignait par sa propre limitation conservatrice des dépenses. Peu après la publication du manifeste électoral de l’ANC en 1999, le vice-président de l’ANC Jacob Zuma déclara : « Rien ne changera en termes de politique gouvernementale [14] ». En outre, « les dirigeants politiques, Mbeki compris, n’ont pas montré de signes en faveur de la recherche d’un compromis, et ont plutôt promis aux marchés financiers une mise en œuvre accélérée du GEAR ». […]
L’avènement de la démocratie libérale en Afrique du Sud prit donc place sous la direction d’un gouvernement ANC qui accepta les politiques néolibérales comme la meilleure façon de s’attaquer à l’héritage de l’apartheid. Il créa des institutions corporatistes afin de restructurer les relations entre l’Etat et la société (et, partant, entre le capital et le travail), tentant par là de rendre le capitalisme sud-africain plus compétitif. Bien que des droits formels et une constitution libérale représentaient un progrès, de nombreux problèmes et tensions subsistèrent. La croissance économique inégale eut pour conséquence que les inégalités raciales persistèrent, et furent exacerbées avec la croissance d’une nouvelle classe moyenne noire intensifiant l’inégalité. […]
Nouveau millénaire, nouveaux mouvements
Au niveau mondial, les années 1990 commencèrent avec l’effondrement du « communisme » et le cri de ralliement « il n’y a pas d’alternative » au marché libre. Pourtant, de manière paradoxale, la décennie s’acheva avec la « bataille de Seattle » en novembre 1999, durant laquelle le mouvement anticapitaliste global connut son premier moment de gloire, avec son propre cri de ralliement : « un autre monde est possible ». De même, on peut comprendre la perplexité des commentateurs devant l’émergence de mouvements sociaux post-apartheid, sous le gouvernement de l’ANC [15]. Toutefois, si on la comprend comme une réponse à l’incarnation locale du néolibéralisme sous la forme du programme pour la Croissance, l’Emploi et la Redistribution (GEAR), le sens du développement de ces mouvements commence à apparaître. Ces mouvements sont un élément clé de la réponse mondiale et continentale à l’impact du capitalisme néolibéral sur la vie des travailleurs.
Après 1999 en particulier, une série de mouvements sociaux locaux émergea à travers le pays. Les organismes communautaires tels que le Forum Anti-Privatisation (APF) et le Comité de Crise de l’Electricité de Soweto dans le Gauteng, le Forum des Citoyens Préoccupés dans le KwaZulu-Natal, et la Campagne Anti-Expulsions (AEC) dans le Cap-Occidental furent une tentative de coordonner les luttes de la classe ouvrière contre la marchandisation et la privatisation incessantes par l’ANC de services de base. […]
Il n’était pas difficile de voir ce qui alimentait la colère. Dix ans après les premières élections démocratiques, les Indices de Négociation des Services de Recherche du Travail (Labor Research Services) indiquaient que les dirigeants avaient reçu des augmentations annuelles moyennes de 29 % contre seulement 6,5 % pour les travailleurs, à peine le niveau de l’inflation. La proportion du revenu national allant au capital augmenta, ce qui alimenta la popularité de l’idée que « les riches deviennent plus riches et les pauvres deviennent plus pauvres » [16]. […] A peine les scènes avaient-elles été démontées après une série d’événements publics chorégraphiés pour célébrer dix ans de démocratie que les manifestants se retrouvaient dans la rue, tandis que le pays était plongé dans de nombreuses grèves et manifestations violentes. […]
La chute de Mbeki et la rupture du consensus néolibéral
À la fin de 2006, il y avait en moyenne environ six mille manifestations de quartier et de communauté par an, un taux plus élevé que pour tout autre pays dans le monde excepté la Chine. Le fait qu’elles étaient souvent, mais pas exclusivement, organisées par des militants du SACP et de l’ANC est un rappel important pour ceux qui avaient considéré que l’Alliance et ses nombreux militants étaient « comme les piliers de la politique du gouvernement » et ne proposaient pas « une véritable réponse aux conditions changeantes » [17]. […] La grève violente des vigiles en 2006 fut un tournant. Bien qu’elle fut défaite dans la pratique, elle représenta plus qu’un réveil ponctuel. Ce fut le début d’une convergence importante. Alors que les mouvements sociaux et les révoltes communautaires mettaient en général en mouvement des chômeurs et des travailleurs du secteur informel, des militants syndicaux étaient actifs dans ces mouvements, même s’ils ne dirigeaient pas toujours les luttes communautaires, en tant que syndicalistes organisés.
L’année 2006 marqua le renouveau de la classe ouvrière organisée, manifestant dans ses quartiers et faisant grève dans les lieux de travail. Entre 2003 et 2006, le nombre de jours perdus pour cause de grève est passé d’un demi-million à 2,6 millions, la plus grosse partie en 2006. Une grande grève des travailleurs du secteur public eut lieu en juin 2007 et devint la plus grande grève de l’histoire de l’Afrique du Sud. Elle dura quatre semaines, onze millions de jours travail furent perdus, et elle impliqua plus de sept cent mille travailleurs en grève ainsi que trois cent mille autres pour qui il était illégal de faire grève. Des groupes de soutien à la grève furent mis en place, des piquets militants gardaient les lieux de travail, et des slogans politiques critiques de l’ANC émergèrent peu à peu. Pourtant, les dirigeants des mouvements sociaux et d’organisations telles que l’APF et l’AEC considèrent que l’unique centre de gravité de la lutte était dans les mouvements sociaux et ne réussirent pas à répondre de façon durable et cohérente à ces nouveaux développements. Le rôle de la COSATU dans l’Alliance conduisit de nombreux militants de gauche à négliger le rôle de la classe ouvrière – certains répétant même la théorie des années 1970 faisant des syndiqués autant de représentants d’une « aristocratie ouvrière ». Par conséquent, la gauche ne fit aucune véritable tentative en direction des grèves et des manifestations dans les lieux de travail et en direction des syndicats. […]
Les grèves militantes et les protestations dans les townships au cours des dernières années ont eu l’effet cumulatif de réduire en poussière le consensus néolibéral à l’intérieur de l’Alliance. Beaucoup, en particulier dans le COSATU et le SACP, espéraient que l’élection de Jacob Zuma à la présidence inaugurerait une nouvelle période de stabilité sociale et d’influence de la gauche à l’intérieur de l’Alliance. Mais tandis que les manifestations précédentes portaient sur des questions telles que la pénurie d’eau et de logement, la différence est que les manifestations actuelles sont plus générales et plus violentes. […] L’élection de Zuma et la défaite de Mbeki ont marqué un tournant majeur. Comme nous l’avons dit, Zuma a été vu comme incarnant une direction nouvelle par la gauche de l’Alliance, y compris des éléments de la COSATU/SACP et les millions de personne qui ont voté pour l’ANC. Même si nous pensons que Zuma est un faux messie, là n’est pas la question. Il a suscité, chez des millions de gens, l’espoir que soit possible un nouvel avenir pour le pauvre de l’Afrique du Sud. Bien que nous considérons que l’émergence des mouvements sociaux à partir de la fin des années 1990 est importante, c’est la formulation de la colère et de la frustration par les dirigeants du SACP et du COSATU dans les structures de l’Alliance qui a détruit Mbeki. […]
Cependant, étant donné l’ampleur des soulèvements qui ont dominé les années 1980 et la puissance conservée par le mouvement syndical, notamment la COSATU, il est important de se demander pourquoi la classe ouvrière ne s’est pas opposée plus directement au gouvernement de l’ANC. Une partie de l’explication est que la direction tout comme les militants de base ont mis tous leurs espoirs dans les élections, les considérant comme le meilleur moyen d’obtenir de nouveaux changements. Malgré de nombreuses protestations militantes, des grèves, et des débats virulents avec la direction de l’ANC (et parfois du SACP), le rôle de la COSATU (comme de ses syndicats affiliés) est lié à sa fonction générale en tant que syndicat. Sa direction et une bonne partie de ses membres partagent, à un niveau général, une hypothèse de base avec la direction de l’ANC selon laquelle le capitalisme est immuable, et qu’il s’agit donc de mettre en place un « capitalisme à visage humain. » En bref, leur option politique pratique préférée est de réorganiser les pièces du jeu d’échecs plutôt que de jeter le jeu ; par conséquent, ils lancent et arrêtent les grèves comme on ouvrirait et fermerait un robinet, pour effectuer une pression afin d’accroître leur influence politique au sein de l’Alliance.
Il ne faut pas pour autant réduire les grèves à des actions « formelles », comme le font certains militants de mouvements sociaux tels qu’Oupa Lehulere et Dale McKinley de l’APF. Zuma a permis la convergence de l’opposition à la politique de Mbeki. Ceci – ainsi que les grèves et les protestations dans les townships – a redonné confiance dans la COSATU et le SACP. L’élection a créé de nouvelles occasions de faire reculer l’agenda néolibéral. La classe ouvrière se trouvait au centre de cette constellation changeante des forces populaires. La voie à suivre doit être une unité entre la classe ouvrière organisée, les chômeurs des townships, et d’autres soutiens des mouvements sociaux. Il n’y a pas de muraille de Chine ou d’aristocratie ouvrière qui sépare les deux – le cordon ombilical de l’inégalité est ce qui unit cette classe ouvrière. La catastrophe pour la gauche sud-africaine a été une politique qui a célébré uniquement la résistance des pauvres tout en ignorant et en dénigrant les luttes des travailleurs organisés. […] Bien que la COSATU et le SACP n’offrent pas encore une alternative anti-hégémonique, une politique de ce type peut émerger de cette unité. Les militants comprennent que les mouvements n’émergent pas sous leur forme définitive, mais à travers un processus de lutte et d’engagement. Les attaques xénophobes contre les travailleurs immigrés africains en 2009 et la présence généralisée de la violence, domestique ou non, en Afrique du Sud expriment la manière dont les frustrations populaires sont détournées.
De toute évidence, à court terme, il est peu probable que ces luttes puissent être unies. Bien que certains militants des mouvements sociaux, comme Dale McKinley [18] lancent des appels à l’unité dans la classe ouvrière, cela dissimule une hostilité à la COSATU et au SACP. Cette unité ne peut être réalisée qu’à travers un dialogue avec les principales organisations de la classe ouvrière. Une étape évidente serait un front uni des luttes populaires dans l’objectif d’unir les mouvements des townships et de la classe ouvrière organisée. COSATU, et son immense poids social, basée sur le lieu de production, occupera un rôle central dans ce front uni, pour organiser et forger des liens avec les chômeurs et les travailleurs non syndiqués dans les secteurs formel et informel. McKinley et d’autres supposent que nous pouvons ne pas tenir compte de la direction de la COSATU et du SACP et que l’unité est tout simplement un jeu de saute-mouton. Concevoir le changement comme provenant en grande partie de manœuvres au sein de l’Alliance affaiblit les dirigeants de ces organisations, mais ils sont respectés par des millions de personnes et leur existence ne peut être ignorée.
Nous défendons au contraire l’idée que les luttes ont besoin d’une plate-forme commune de revendications qui puisse unir tout le monde, indépendamment des allégeances et des opinions politiques. Cette politique est celle qui a été menée durant des années dans des mouvements unitaires où les gens marchent et protestent contre quelque chose, ce qui les unit, tout en débattant de ce qui les divise. Une telle approche a été décrite en Amérique Latine par la formule « parler en marchant » . Cet avenir de lutte commune est un défi posé à la direction de la COSATU et du SACP, mais aussi aux différentes organisations indépendantes des mouvements sociaux : l’ABM, l’APF, la TAC, et les autres. Il présente la perspective d’une lutte unifiée contre le néolibéralisme en Afrique du Sud. Si la crise mondiale a annoncé l’agonie du capitalisme néolibéral, la gauche sud-africaine a la responsabilité d’élaborer patiemment l’unité contre le capitalisme néolibéral qui inspirera le continent au nord du Limpopo à faire de même.
Conclusion – Un ensemble varié de résistances et de faux prophètes
Bien que l’activité des mouvements sociaux n’ait pas atteint les niveaux vertigineux du milieu des années 1980, le pays a été en proie à un ensemble varié de protestations. Le gouvernement a cherché à désamorcer les conflits sociaux en s’appuyant sur des réseaux de négociation corporatistes, mais contrairement à beaucoup d’autres gouvernements africains post-indépendances qui ont eu plus de succès pour éviter les mouvements syndicaux que leurs prédécesseurs coloniaux, le gouvernement de l’ANC a été jusqu’ici incapable d’empêcher le développement des conflits de classe ou de s’assurer que les revendications des travailleurs soient uniquement abordées dans des structures reconnues par l’Etat. Malgré la répression parfois violente de certaines sections de la société civile combinée aux opérations de séduction menées envers d’autres, le gouvernement n’a pas réussi à étouffer le mécontentement ; alors qu’elle cherchait à reconfigurer les relations dans l’Etat et la société civile, l’Afrique du Sud post-apartheid a été ponctuée par plusieurs grèves de masse et une multiplicité de protestations sociales. De différentes manières, la vague presque ininterrompue de protestations dans les townships depuis mai 2009 et les efforts renouvelés pour revigorer les relations avec l’Alliance sous la présidence de Jacob Zuma témoignent de l’utilisation continue par la COSATU de l’action directe comme moyen de pression à l’intérieur de l’Alliance.
Ce climat de rébellion crée de considérables possibilités et défis pour les militants radicaux afin d’aider à organiser les manifestations et à unir les luttes des chômeurs pauvres des townships et des travailleurs pauvres afin de construire une alternative politique qui soit en mesure de commencer à contester la domination de l’ANC. Lors de la naissance de nouveaux mouvements sociaux en 2001, Ashwin Desai a noté que les militants « ont soulevé, mais n’ont pas encore répondu à la question de l’organisation ou des organisations qui serviront le mieux la contestation croissante » [19]. Les orientations autonomistes du mouvement altermondialiste international sont passées comme des feuilles emportées par le vent en Afrique du Sud, et beaucoup de participants aux nouveaux mouvements sociaux, se détournant comme il est compréhensible de la politique stalinienne et formaliste, ont longtemps été réticents à discuter ou à proposer des formes d’organisation collective qui pourraient commencer à construire ce pont et fournir aux militants de la société civile une forme pratique, stratégique, idéologique, et pédagogique – c’est à dire la notion d’un type de parti ou d’autre organisation collective conçue comme un pôle politique ouvert aux individus (au lieu d’être réservé à des représentants de groupes, comme c’est le cas dans la mise en réseau actuelle des mouvements sociaux). Un tel outil est selon nous nécessaire pour approfondir les fissures dans le monolithe de l’ANC et commencer à constituer une communauté politique qui vise explicitement à transcender les identités particulières tout en soutenant et en s’appuyant sur les luttes qu’elles engendrent dans la classe ouvrière.
Peter Dwyer enseigne l’économie politique à Ruskin College et Léo Zeilig est chercheur à l’Institute of Commonwealth Studies (université de Londres). Ils ont écrit ensemble l’ouvrage African Struggles Today : Social Movements since Independence (2011). Ce texte est une version réduite d’un chapitre de ce livre. Il a été publié en français dans le numéro 23 de Contretemps.
Traduit par Solène Brun, Sylvestre Jaffard et Ugo Palheta.
Leo Zeilig, Peter Dwyer
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