Que pense Steven Wise de la victoire obtenue par l’avocat de Cecilia, en novembre 2016, au tribunal argentin de Mendoza ? « Nous en avons été ravis », répond-il. N’est-il pas déçu, tout de même, de n’être pas parvenu au même résultat pour ses propres clients, Hercule et Leo ? « Nous savons très bien que les cas où triomphent la liberté, l’égalité et la justice restent exceptionnels. » L’homme de loi est pugnace, et convaincu que le temps jouera en sa faveur.
Cecilia ne s’est pas rendue au tribunal, pas plus qu’Hercule et Leo. Tous trois sont des chimpanzés, et Steven Wise est leur meilleur avocat. Professeur de droit animalier à Harvard et dans d’autres universités américaines, il se bat sans relâche, depuis près de quarante ans, pour défendre leur cause. Si Cecilia est devenue en 2016 le premier animal du monde à se voir accorder le statut de personne juridique non humaine, si elle a quitté en avril 2017 le zoo où elle vivait enfermée pour rejoindre la réserve naturelle brésilienne de Sorocaba, elle le doit, bien sûr, à la juge de Mendoza qui a eu l’audace de franchir ce pas. Mais celui qui a ouvert le chemin, c’est Steven Wise. Cette décision consacre en effet la thèse défendue méthodiquement par son association, Nonhuman Rights Project (NRP), fondée sur les droits inhérents à l’habeas corpus. Soit le droit de ne pas être emprisonné sans jugement, jusqu’à présent réservé aux humains.
Droit à l’intégrité physique
Lorsqu’un ami lui suggère, à la fin des années 1970, de lire Animal Liberation, publié quelques années plus tôt par le philosophe australien Peter Singer, Wise exerce en pratique générale depuis trois ans. Pour le jeune avocat, qui opte sur-le-champ pour le végétarisme, c’est une révélation. « J’étais devenu avocat parce que je m’intéressais à la justice sociale. J’ai lu ce livre, j’ai compris qu’un nombre stupéfiant d’animaux non humains étaient traités de manière terrible et injuste, et qu’aucun avocat ne les aidait. J’ai décidé d’être cet avocat », raconte-t-il. En 1980, il porte sa première affaire de protection des animaux devant les tribunaux des Etats-Unis. Mais il se heurte vite à un problème structurel, que ce professeur de droit a baptisé « le mur ». Un mur juridique, épais et impénétrable, qui sépare depuis quatre mille ans les humains des animaux.
Ce mur, c’est la summa divisio du droit privé : la distinction entre les personnes et les choses. « D’un côté, explique-t-il, il y a les personnes juridiques. Elles ont une infinité de droits légaux, et sont très visibles aux yeux du droit civil. Elles comptent. De l’autre côté, il y a les choses juridiques. Elles n’ont pas la capacité nécessaire aux droits légaux, elles sont invisibles aux yeux du droit civil. Elles ne comptent pas. » Les « animaux non humains », comme il dit, entrent dans cette dernière catégorie.
En 1985, lorsqu’il décide de s’attaquer au mur, Wise a 33 ans. Ce contre quoi il s’élève a été bâti par la pensée humaine à l’époque des Babyloniens, et n’a cessé depuis d’être consolidé : un principe philosophique et juridique résolument anthropocentriste, qui place l’espèce humaine au sommet de la hiérarchie des vivants. Comment trouver la faille ? « J’ai passé les sept années qui ont suivi à étudier les origines du droit », répond-il. Muni d’un diplôme de premier cycle en chimie, il apprend en autodidacte la génétique, la physiologie, la théorie de l’évolution, la primatologie. En 1990, on l’invite à enseigner à la faculté de droit du Vermont. Il croit y trouver une tribune pour diffuser ses idées, la communauté juridique les ignore. Qu’à cela ne tienne : en 2000, il publie un essai précis et solide, Rattling the Cage (traduit en français, en 2016, sous le titre Tant qu’il y aura des cages, Presses universitaires du Septentrion). Cette fois, l’ouvrage fait date. En 2007, l’avocat crée l’association NRP, qui se lance à l’assaut des tribunaux.
Les prétendus « propres » de l’homme
C’est qu’entre-temps la science a sérieusement ébranlé les prétendus « propres » de l’homme, dont beaucoup – les capacités cognitives, les émotions, la conscience de soi – existent aussi, a minima, chez d’autres espèces supérieures. Pourquoi, dès lors, ne pas élever celles-ci au rang de personnes juridiques ? Là est le cœur de la thèse défendue par Steven Wise, qui peut leur donner accès à certains droits légaux fondamentaux. Pas le droit de vote, évidemment, ni celui de créer une association. Mais le droit à l’intégrité physique (qui protège contre la torture et le génocide) et à la liberté de mouvement (qui protège contre la réduction en esclavage).
Le juriste a trouvé la brèche. Reste à choisir l’outil qui permettra de l’agrandir. Ce sera la procédure d’habeas corpus. « Pendant des siècles, les esclaves ont été eux aussi considérés comme des choses juridiques, rappelle l’avocat des grands singes. A contrario, dans l’Inde d’avant l’indépendance, les idoles hindoues et les mosquées étaient des personnes juridiques aux yeux des tribunaux. Au cours des deux dernières années, la Nouvelle-Zélande a déclaré qu’une rivière et un parc national étaient des “personnes”. Il y a donc moyen de passer d’un côté à l’autre du mur. »
Êtres autonomes
Les chimpanzés étant des êtres autonomes ayant conscience d’eux-mêmes, les maintenir en captivité équivaut à ses yeux à de l’esclavage. L’ordonnance d’habeas corpus, qui protège le droit à la liberté de corps, devrait donc s’appliquer à leur cas. A condition que la justice américaine leur accorde le statut de « personne ». C’est à cette tâche que s’attelle la soixantaine de juristes et chercheurs – parmi lesquels la célèbre primatologue Jane Goodall – de l’association NRP. Depuis 2013, celle-ci a déposé devant les tribunaux de l’Etat de New York des plaintes concernant quatre chimpanzés. En vain pour le moment – y compris en appel.
En 2017, le premier dossier d’habeas corpus a également été plaidé, auprès d’un tribunal du Connecticut, pour des éléphants maintenus en zoo dans des « conditions de vie déplorables ». Demande rejetée une fois encore. Pour le spécialiste de droit animalier Jean-Pierre Marguénaud, ces échecs répétés n’ont rien de surprenant. « Il faut bien prendre conscience de la révolution que représente cette avancée juridique, souligne ce professeur à la faculté de droit de l’université de Limoges. Agrandir suffisamment la faille pour y faire passer une cohorte de chimpanzés et d’éléphants, cela demande beaucoup de rigueur intellectuelle et d’habileté juridique. Et beaucoup de patience ! »
« L’INTENTION EST DE FAIRE RECULER L’ANTHROPOCENTRISME, DE FAIRE ADMETTRE QUE LES ANIMAUX PEUVENT S’ÉLEVER À UN NIVEAU DE DIGNITÉ SEMBLABLE AU NÔTRE »
Comme tous ceux qui dérangent, Wise n’a pas que des amis. « Si vous pensez que le propriétaire d’un zoo maltraite ses animaux et viole les lois de protection envers eux, déposez une plainte pénale. Si ces lois ne sont pas assez sévères, elles peuvent être changées. Mais n’essayez pas d’affiner les catégories juridiques fondamentales en fonction de votre philosophie personnelle », écrit ainsi Ted Folkman, avocat à Boston, sur son blog Letters Blogatory. Il y a, certes, d’autres manières de défendre la condition animale. Mais, pour le juriste David Chauvet, doctorant en droit privé et traducteur de Tant qu’il y aura des cages, l’intérêt de la personnification juridique est avant tout symbolique.
« L’intention est de faire reculer l’anthropocentrisme, de faire admettre que les animaux peuvent s’élever à un niveau de dignité semblable au nôtre », commente-t-il. L’idée, apparemment, fait son chemin. En septembre 2016, l’association Droits des animaux, dont David Chauvet est cofondateur, a commandé un sondage IFOP sur le rapport des Français à la personnification juridique des grands singes afin de leur conférer « des droits fondamentaux inhérents à leur dignité, tels que le droit à la vie, le droit à la liberté et le droit de ne pas subir des mauvais traitements » : 80 % y étaient favorables.
En Floride, où il vit avec sa femme, Steven Wise a un chien auquel il porte beaucoup d’attention. Mais, de son propre aveu, il n’est pas fou des animaux : ce qui lui importe, c’est que justice soit faite. Il en est persuadé, et la victoire obtenue pour Cecilia ne fait que le lui confirmer : les raisons invoquées pour refuser l’habeas corpus aux grands singes ne résisteront pas à l’épreuve du temps. Sans relâche, il poursuit donc sa croisade. Lorsque nous nous sommes entretenus avec lui, en décembre dernier, il préparait une conférence au Népal, et revenait tout juste de Suède et de Finlande. « Au cours des prochains mois, nous précisait-il, je serai au Royaume-Uni, en Israël, en Espagne, au Mexique, à Hongkong pour donner des conférences, enseigner, consulter et aider. Le statut juridique des animaux non humains est un problème mondial qui exige des solutions mondiales. »
Catherine Vincent