« Comores : groupe d’îles d’Afrique (…). Les quatre grandes îles qu’il comprend sont Mayotte, Anjouan, Mohéli et la Grande Comore ». Ainsi s’exprime Pierre Larousse auteur du Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle [1]. Oui, on a bien lu : les Comores constituent un ensemble géographique ancien. Ajoutons : uni par l’appartenance ethnique, l’histoire et la religion (l’islam). Et, d’ailleurs, les Français, quand ils en prirent possession par étapes, à partir de 1843, le considérèrent comme tel, jusqu’au terme du processus colonial (indépendance de 1975). Toute puissance de l’Homme Blanc ! Il a même réussi à changer la géographie… quand ça l’arrange. La géographie et le vocabulaire. Ainsi, les Comoriens sont-ils devenus des Mahorais (les bons, ceux qui ont la chance d’habiter un département français) et les étranger-ère-s (les mauvais-es, ceux-celles qui ont le culot de risquer leur vie pour échapper à la misère, qui viennent pondre leurs rejetons par milliers sur nos terres).
Et pas un homme politique, pas un spécialiste, pas un journaliste, sauf erreur ou omission, depuis le début de la présente crise, n’a simplement énoncé cette vérité : la France est en ce domaine une hors-la-loi internationale.
Petit cours d’histoire récente.
Lorsque le grande vague indépendantiste atteint l’archipel des Comores - donc les quatre îles -, les indépendantistes remportent les élections (1972). Dans une Déclaration commune, le Mouvement de libération des Comores et la France acceptent, le 15 juin 1973, que la population soit consultée sur le statut de l’archipel. La même année, l‘Assemblée générale de l’ONU entérine ce processus, « prend note avec intérêt de la déclaration du représentant de la France selon laquelle le Gouvernement français affirme “la vocation des Comores à l’indépendance“ » (point 3) et, point essentiel, « affirme l’unité et l’intégrité territoriale de l’archipel des Comores » (point 4) (résolution 3161, 14 décembre 1973) [2]. En 1974, une nouvelle résolution de l’assemblée générale de l’ONU « réaffirme le droit inaliénable du peuple de l’archipel des Comores à l’autodétermination et à l’indépendance » (point 1) et, surtout, « réaffirme l’unité et l’intégrité territoriale de l’archipel des Comores » (point 4) (résolution 3291, 13 décembre 1974) [3].
Il est à noter qu’à ce moment aucun politicien français n’évoque une division ultérieure du territoire comorien. Peut-on imaginer voix plus officielle que celle de Valéry Giscard d’Estaing, alors tout nouvellement élu président de la République ? « Pour ce qui est de l’île Mayotte, le texte a été évoqué par l’Assemblée nationale, il s’agit de l’archipel des Comores (…). C’est une population qui est homogène, dans laquelle n’existe pratiquement pas de peuplement d’origine française, ou un peuplement très limité. Était-il raisonnable d’imaginer qu’une partie de l’archipel devienne indépendante et qu’une île, quelle que soit la sympathie qu’on puisse éprouver pour ses habitants, conserve un statut différent ? Je crois qu’il faut accepter les réalités contemporaines. Les Comores sont une unité, ont toujours été une unité. Il est naturel que leur sort soit un sort commun, même si en effet certains d’entre eux pouvaient souhaiter (et ceci naturellement nous touche), eh bien que nous ne puissions pas, ne devions pas en tirer les conséquences, même si certains pouvaient souhaiter une autre solution ? Nous n’avons pas, à l’occasion de l’indépendance d’un territoire, à proposer de briser l’unité de ce qui a toujours été l’unique archipel des Comores » (Conférence de presse, 24 octobre 1974) [4].
Les habitants de toutes les îles sont donc invités, deux mois après cette déclaration qui engageait la France, à participer à un référendum. Le 22 décembre 1974, ils se prononcent pour l’indépendance. Mais le néo-colonialisme français ne pouvait ni ne voulait perdre tout point d’appui au cœur de cet Océan indien, lieu de passage des grandes voies de navigation, nœud stratégique. Mayotte devait rester française elle le resta. Financés par les services français, les notables de Mayotte, restés très francophiles, jouent la carte du maintien du niveau de vie. La campagne se déroule dans de drôles de conditions : affrontements, intimidations et même expulsions des Comoriens partisans de l’unité de l’archipel. Le résultat : Mayotte vote à 63,8 % en faveur du maintien dans l’aire française.
Dès lors, la France de Giscard (puis celle des tous les présidents qui lui succédèrent) se mit - et reste - hors de la loi internationale. Attitude sévèrement dénoncée par l’ONU : le 12 novembre 1975, « l’Assemblée générale, ayant examiné la demande d’admission des Comores ; réaffirmant la nécessité de respecter l’unité et l’intégrité territoriale de l’archipel des Comores, composé des îles d’Anjouan, de la Grande-Comore, de Mayotte et de Mohéli (…) décide d’admettre les Comores à l’Organisation des Nations unies » (résolution 3385) [5]. Seul le veto français empêcha le conseil de sécurité, le 6 février 1976, de faire de même (11 voix pour, 3 abstentions) [6].
Le gouvernement Chirac (un Giscard quelque peu amnésique étant président) décida alors de passer outre. Nouvelle violation de la loi internationale. Il organisa en février1976 un référendum à Mayotte. Le Bulletin portait la formule : « Je souhaite que Mayotte reste au sein de la République française ». 80 % des Mahorais étaient alors analphabètes, l’immense majorité ignoraient même le français, ne savaient pas situer la France sur une carte du monde, faisait remarquer un journaliste du Monde à la veille du scrutin (Bruno Dethomas, 7 février 1976). Le 8 février, finalement, 99,4 % des votes exprimés fse portent en faveur du maintien au sein du domaine français. Quelques jours plus tard, le secrétaire d’État aux DOM-TOM, Olivier Stirn, évoque la mise en place d’une départementalisation dans les « quatre ou cinq ans à venir ». Il organise le 11 avril un référendum sur le thème : « Souhaitez-vous que Mayotte conserve ou abandonne son statut de territoire d’outre-mer ? ». En fait, très peu de Mahorais répondent à cette question, 80 % d’entre eux glissant dans l’urne un bulletin non officiel réclamant… la départementalisation [7]. Manipulation qui, à l’évidence, n’avait pu se produire qu’avec la complicité des Français.
Finalement, le choix se porte sur un statut intermédiaire, appelé Collectivité territoriale.
Coïncidence absolue, est implanté l’année d’après (juillet 1977) l’Élément Marine de Mayotte.
Le couronnement du coup de force fut la transformation de la Collectivité en département [8], en 2009, dans l’indifférence générale de l’opinion métropolitaine, totalement sous-informée. Il n’y eut pas de véritable campagne, seuls les partisans du Oui s’exprimant à visage découvert. Avec l’argument majeur que l’on devine : regardez la misère abyssale, là, à quelques kilomètres de vos côtes. Les rares politiciens venus de métropole pour tenter de soutenir le Non, par exemple deux parlementaires communistes, furent traités sans ménagement. Le résultat ne faisait aucun doute : le 29 mars, il y eut 95,2 % de Oui, pour une participation honorable, 61,02 %. Une partie de la presse se réjouit de cette adhésion. Le président Sarkozy, digne héritier en ce domaine de Chirac et de Giscard, s’enthousiasma : « C’est un moment historique pour Mayotte et pour les Mahorais. C’est un rêve porté par plusieurs générations qui se réalise » [9].
Le processus sera totalement achevé par l’accès définitif au statut de département français – le 101 è – le 31 mars 2011.
Mais une décision, fût-elle prise avec l’appui de la force, ne peut nier des liens familiaux, amicaux, économiques, tissés depuis des siècles. Par ailleurs, la différence des niveaux de vie produit un effet d’aspiration. Divers avantages sociaux de métropole seront progressivement, dans les années qui suivront, étendues à Mayotte. Mais cette extension sera lente, afin de ne pas accentuer les déséquilibres régionaux (… et de ne pas grever le budget de la métropole) : ainsi, le SMIC versé, 1.131 €, correspond aux trois quarts du montant de métropole (1.498), le Revenu de Solidarité Active (RSA) est de 268 € à Mayotte, pour 8 à 900 selon les cas en métropole [10]. Sans compter les petits boulots non déclarés qui semble-t-il foisonnent sur l’île. À comparer aux statistiques officielles concernant les trois autres îles : 70 US dollars, soit 57 € de salaire moyen mensuel [11]. Résultat : malgré ses 84 % qui vivent sous le seuil de pauvreté à Mayotte, le PIB par habitant est neuf fois supérieur à celui des autres îles des Comores.
Aussi, depuis 1975, les mouvements migratoires n’ont jamais cessé. Le 18 janvier 1995, un autre grand homme de la République française, Edouard Balladur, obligea désormais les Comoriens à demander un visa, assorti de conditions draconiennes, pour se rendre sur une île qui était leur. Ainsi, un décret signé à Paris voulut mettre fin à des circulations humaines vieilles de plusieurs siècles. Il arrive ce qui devait arriver : les embarcations venant à Mayotte furent plus nombreuses encore. Avec cette fois-ci d’immenses dangers encourus. Et les conséquences que l’on imagine : « Les soixante-dix kilomètres qui séparent les deux îles [12] sont devenus l’un des principaux cimetières marins de la planète, expliquait en 2009 Rémi Carayol, du Monde Diplomatique [13]. Entre 3.000 et 6.000 personnes auraient, selon les associations, perdu ces quatorze dernières années dans des embarcations (kwassa kwassa) de six à neuf mètres de long, surchargées, qui empruntent des voies de plus en plus dangereuses pour éviter les patrouille ». Ceux qui parviennent à Mayotte ne sont pas tirés d’affaire. Les reconduites sur les îles de départ sont systématiques. Une chasse aux clandestins renvoie chez elles 20.000 personnes par an.
Ces reconduites n’ont ni efficacité démographique, ni effet dissuasif. Il y avait, lors du référendum de 1974, de l’ordre de 40.000 habitants sur l’île ; en 2002, ils étaient 160.000, 200.000 en 2009, 256.000 en 2017, ce qui donne à l’île la plus forte densité des départements français (hors Île-de-France) avec 690 habitants au km2.
Et pour quels intérêts ? Économique(s) ? La métropole a engouffré en pure perte des milliards d’Euros (une moyenne de 680 millions d’euros par an, d’après une enquête du Monde de 2011) [14]. Les exportations de Mayotte atteignent péniblement 2 % des importations. La réponse est-elle dans la transformation récente de l’Élément Marine de Mayotte, déjà cité, en Base Navale Mayotte (9 septembre 2016) ? Les intérêts français sont bien gardés : notre Marine veille. Avec l’extension des eaux territoriales qui accompagne cette présence. Et puis, seconde (mais non mineure) raison : n’y a-t-il pas là des reliquats du vieil esprit colonial, la grandeur du pays associée à sa présence outre-mer, l’attachement aux confettis de l’Empire s’étant substitué aux célèbres tâches roses de nos colonies naguère sur toutes les cartes de géographie ? André Oraison, chercheur à La Réunion, spécialiste de Droit international, a trouvé les mots justes : « raisons un peu cocardières, nationalistes » [15].
Le résultat est là, cruel. Les Mahorais dénoncent désormais les autres Comoriens, tentant de préserver leur privilèges, appelant étrangers ceux qui sont du même peuple, souvent leurs propres cousins, s’effrayant (à juste titre) de la criminalité qui galope. Terrible monde qui voit se concurrencer aujourd’hui, s’affronter demain, qui sait s’entretuer plus tard, les pauvres et les pauvrissimes. André Oraison conclut : « Les Mahorais ont estimé qu’il valait mieux rester Français parce que l’aide de la France pouvait les aider à se développer faisant de l’île un eldorado. Eh bien aujourd’hui on ne peut plus parler d’eldorado à Mayotte, c’est devenu plutôt une poudrière, une bombe à retardement, c’est un Titanic à la dérive » [16].
Et tout cela sous l’œil des politiciens qui, tous gouvernements confondus depuis 1975, ont organisé dans le pire des cas, laissé croître dans le meilleur, cette catastrophe.
Alain Ruscio, historien