La fiction économique la plus passée sous silence depuis la naissance de la société industrielle est la division entre l’économie considérée comme productive d’un côté et, de l’autre, toutes les tâches liées aux soins des personnes et des foyers, aussi cruciales pour le déroulement de la vie que pour le fonctionnement du système économique. La principale conséquence de cette fracture imposée, ainsi que de la subordination de la sphère reproductive à la sphère productive, a consisté à éliminer de l’imaginaire collectif le soin comme axe de la vie sociale et économique, ainsi que sa construction socioculturelle comme dimension intrinsèquement féminine et, plus récemment, profondément racialisée.
Après des décennies d’hégémonie de politiques néolibérales – qui ont contribué à marchandiser le soin et à aggraver son invisibilité – et après une gestion austéritaire de la crise économique ayant imposé des coupes et des reculs particulièrement marqués dans le secteur de la reproduction sociale, le féminisme revendique l’importance du soin avec une insistance et une vitalité renouvelées : il la revendique comme élément de base pour construire une société plus juste et plus démocratique. En somme, il réclame que l’organisation sociale du soin occupe une place privilégiée dans le débat et l’action politiques et que sa responsabilité soit assumée de manière collective. Le maintien de la vie, le soin et l’attention aux personnes n’ont pas été et ne sont pas actuellement un élément central des politiques publiques et des débats socio-économiques. Les sociétés ne se demandent pas collectivement ce que soigner veut dire et comment elles devraient le faire.
Actuellement, le soin découle principalement de l’effort silencieux des familles (surtout des femmes) qui effectuent des tours de force pour soigner leurs petits-enfants, leurs proches pas si petit·e·s et leurs ainé·e·s, avec des conséquences quotidiennes sur leur santé, leur bien-être et leurs projets de vie à court, moyen et long terme. Cet engagement est complété, en premier lieu, par l’existence de programmes, de services, de congés et de prestations publiques. Ceux-ci sont indispensables pour réduire la charge de soins des familles, mais s’avèrent souvent insuffisants, ne garantissant pas toujours l’accès à qui en a besoin et ne s’adaptant pas toujours aux conditions de celles et ceux qui y accèdent. Deuxièmement, il ne faut pas perdre de vue la solidarité, entre autres, de voisin·e·s ou d’ami·e·s. Cette solidarité s’avère indispensable pour accompagner le soin de manière communautaire, mais elle reproduit souvent la division sexuée du travail prévalant dans les foyers et se déroule dans un contexte où les relations de voisinage et les rapports communautaires perdent leur intensité et s’atomisent. Finalement, il est crucial de rendre visible la croissance du soin comme niche économique en réponse à l’augmentation de sa demande sociale. Cette réponse se traduit souvent dans la supposée couverture d’un besoin basique comme le soin en générant de nouvelles sources de commerce, de précarité du travail et d’exclusions sociales.
Face à cette situation se font entendre les voix demandant une réflexion généralisée sur l’organisation sociale du soin. Ces dernières années, de nombreuses études et travaux analytiques ont ouvert la voie vers la construction d’un agenda politique transformateur et féministe. Dans un cadre pluriel qui se propose d’alimenter ce débat, l’objectif de cet article est de contribuer à définir quels devraient être les principaux axes d’une politique féministe et de démocratisation du soin.
Partant de la prémisse que le soin constitue un ciment indispensable de notre vie commune et qu’il doit donc être mis au centre des priorités politiques, sociales et économiques, l’objectif de démocratisation des soins doit s’adresser tant aux personnes qui les donnent qu’à celles qui les reçoivent. Cet objectif se réfère premièrement à la reconnaissance du soin comme partie centrale de la vie socio-économique ; deuxièmement à la promotion de la coresponsabilité de l’ensemble des acteurs sociaux pour garantir l’accès à un soin digne et de qualité ; et troisièmement à un plaidoyer clair pour éradiquer les inégalités sociales caractérisant la délivrance et la réception du soin.
Le regard de l’économie féministe : où agissons-nous ?
L’économie féministe apporte une vision du monde visant à la promotion de la vie des personnes et prenant en considération la totalité des travaux nécessaires à la subsistance, au bien-être et à la reproduction sociale. L’économie féministe revendique la vulnérabilité et l’(inter)dépendance comme inhérentes à la vie humaine et défend la centralité des soins comme un aspect fondamental et indispensable de l’économie, des besoins humains et du tissu de la vie (Carrasco, 2011 ; Pérez Orozco, 2014). Ainsi, face au cours mercantile et monétariste des modèles économiques conventionnels, l’économie féministe refuse, premièrement, de limiter son intérêt, son analyse et son action à la sphère considérée comme productive et au travail uniquement mercantile – historiquement considéré comme masculin. Deuxièmement, revendique les apports importants réalisés à partir du travail non mercantile non seulement au fonctionnement de l’ensemble du système économique, mais particulièrement au soin de la vie humaine et à la mesure du bien-être – historiquement considérés comme féminin.
De cette manière, l’économie féministe part d’une double prémisse ayant de profondes implications politiques :
• il existe un rapport dynamique entre les sphères de la production et de la reproduction ;
• la ligne qui les sépare, définie par la division sexuelle du travail, est poreuse et changeante (Carrasco, 2013).
Ce qui se passe dans chacune de ces sphères a toujours un impact sur l’autre et les activités menées dans chacune d’entre elles sont historiquement situées : elles changent dans le temps (par exemple lors d’une crise économique) et dans l’espace (par exemple dans différents contextes socio-économiques et/ou culturels). Les conséquences politiques de cette double prémisse sont que l’affectation historique des hommes au secteur de la production et celle des femmes au secteur de la reproduction n’est ni intemporelle, ni inévitable, comme ne le sont pas non plus la frontière historique entre ces deux secteurs et la marginalisation sociale, politique et économique de la sphère de la reproduction. Autrement dit, nous pouvons aspirer à faire du soin une responsabilité prioritaire tant des hommes que des femmes et nous pouvons aussi aspirer à ce qu’il soit assumé et réalisé par de multiples acteurs sociaux, dans de multiples espaces physiques et institutionnels et sur la base de multiples et divers liens sociaux.
Si nous analysons les chiffres existants concernant les sphères reproductive et productive, ils confirment que les femmes continuent actuellement de jouer un rôle prépondérant dans la gestion des soins familiaux à différents moments du cycle vital et dans différentes situations de maladie, de handicap ou d’autonomie fonctionnelle restreinte. Selon l’Institut de statistique de Catalogne (IDESCAT), en 2011, la durée moyenne quotidienne accordée au foyer et à la famille par les femmes de Catalogne est de 4 heures et 14 minutes, alors que celle des hommes est de 2 heures et 35 minutes. A Barcelone, selon l’Enquesta de Condicions de Vida i Hàbits de la Població, en 2011, 30,82% des hommes consacraient entre une et dix heures par semaine au travail ménager et des soins et 34,78% y consacraient de 10 à 20 heures. Dans le cas des femmes, 27,90% d’entre elles y consacraient 10 à 20 heures, 23,10% 20 à 40 heures et 21,60% 40 heures ou plus.
Ce scénario persistant dans la sphère considérée comme reproductive, et donc comme étrangère à la sphère économique, est profondément lié à la situation des femmes sur le marché du travail et dans l’économie considérée comme réelle. L’identification du soin à quelque chose d’intrinsèquement féminin, ainsi que son invisibilité, renforcent la discrimination des femmes sur le marché du travail et leur situation désavantageuse par rapport aux hommes.
Les chiffres de l’Institut national de statistiques (INE) indiquent que la moyenne par semaine consacrée par les femmes au travail rémunéré et de 33,8 heures, contre 39,7 heures pour les hommes. Il faut lier cela au fait que 25,2% des femmes sont actuellement employées à temps partiel (7,9% des hommes), un situation liée à la division sexuelle du travail dans l’organisation familiale du soin : en 2016, 18,6% des personnes employées à temps partiel étaient des femmes, qui expliquaient cette situation par le soin d’enfants ou de personnes adultes malades, handicapées ou âgées, et d’autres obligations familiales et personnelles. Alors que les hommes invoquant ce motif ne représentaient que 1,8% des personnes travaillant à temps partiel.
Cette articulation marquée par le genre entre le secteur du soin non rémunéré et le marché du travail provoque aussi des inégalités salariales entre hommes et femmes. En Catalogne, les études les plus récentes indiquent que la différence salariale est actuellement de 26%. La combinaison de ces situations suscite la féminisation de la pauvreté et de la précarité, tant durant la vie adulte que durant la vieillesse. Ainsi, selon les chiffres du Ministère de l’emploi et de la sécurité sociale, en 2016, 4 242 652 hommes bénéficiaient d’une retraite contre seulement 3 290 3871 femmes. La moyenne des retraites masculines s’élevait à 1 132,13 euros, contre 896,27 euros pour les femmes. Ces inégalités entraînent un plus grand risque de pauvreté et de plus grandes carences matérielles chez les femmes âgées par rapport aux hommes.
Le rapport entre la sphère du soin familial et du travail domestique et l’économie considérée comme productive est, selon une perspective de genre, dialectique : si la construction sociale du soin comme féminin suscite l’inégalité de genre sur le marché du travail, la situation d’infériorité des femmes sur le marché du travail favorise souvent le fait que, dans des situations de besoin de soin familial, ce soient elles qui réduisent leur journée de travail ou abandonnent leur profession pour y faire face. C’est pour cela qu’il est fondamental de prendre en considération tous ces facteurs, d’aborder conjointement les sphères reproductive et productive et de comprendre que la situation sociale actuelle des femmes, ainsi que l’organisation sociale du soin, ne peuvent être transformées sans introduire des changements dans ces deux sphères en même temps.
Les limites de certaines approches féministes
En plus de traiter les sphères productive et reproductive comme des aspects de la vie sociale en constante interaction, l’économie féministe dénonce la priorité sociale et économique donnée à la première, à partir de laquelle s’organisent le reste des sphères sociales. Cette dénonciation concerne également certaines approches féministes relatives à la réorganisation sociale des soins. Ainsi, à partir d’une perspective plus proche des considérations du féminisme de l’égalité, l’approche se matérialise surtout par une promotion de l’occupation des femmes au travail. A partir d’une perspective plus proche du féminisme de la différence, on défend principalement l’appui au soin informel.
Le problème principal de la première approche tient au risque de présupposer le masculin et le mercantile comme des normes, en mettant les femmes en situation de désavantage et en imposant un critère dénaturé. Nancy Fraser (2015) se réfère à cette approche comme modèle de personne productrice universelle, consistant en gros à incorporer les femmes au marché du travail et à l’économie considérée comme productive, centrale dans la vie économique, alors que le soin et le travail ménager non rémunéré (la sphère de la reproduction) continuent de jouer un rôle marginal. La division sexuelle du travail et des sphères est transgressée seulement dans la mesure où les femmes s’incorporent au marché du travail et productif, et on ne questionne pas l’identification sociale des femmes à la sphère reproductive et celle des hommes à la sphère de la production. L’incorporation des femmes au marché du travail comme moteur exclusif (ou principal) de la réorganisation sociale des soins et de la justice de genre présente de profondes limites, vu que – comme nous le savons – elle se fait dans des conditions de désavantage par rapport aux hommes. Si nous y ajoutons la faible attention sociale et politique accordée actuellement à la sphère reproductive, cette stratégie se traduit par une augmentation de la charge globale de travail pour les femmes – elles entrent dans le marché du travail et continuent, en même temps, d’être responsables du travail ménager et du soin – en reproduisant la division sexuelle existante du travail et une perpétuation tant de la centralité de l’économie considérée comme productive que de la marginalisation et de l’invisibilité de la sphère de la reproduction.
D’autre part, l’approche du féminisme de la différence peut se révéler aussi problématique, vu que, souvent de manière non intentionnée, elle peut répondre à des notions essentialisantes de la féminité, renforçant de cette manière les stéréotypes existants et confinant les femmes aux divisions de genre existantes. Nancy Fraser (2015) s’y réfère comme modèle de parité de la personne soignante, se traduisant principalement par un appui sous forme de prestations économiques au soin informel effectué dans la sphère reproductive familiale.
Bien qu’il en résulte un certain élargissement de l’importance accordée au travail ménager et au soin, la sphère considérée comme productive ne perd pas dans ce cas non plus sa centralité sociale et économique. D’autre part, à la différence du modèle antérieur, l’incorporation des femmes au marché du travail n’est pas nécessairement posée comme outil principal pour concrétiser la justice de genre. L’absence d’un questionnement de la division sexuelle du travail et des sphères perpétue néanmoins l’invisibilité de la reproduction dans la sphère familiale et du foyer, ainsi que la réclusion des femmes dans celui-ci.
En définitive, une réorganisation sociale des soins – veillant en même temps à la justice de genre – ne peut passer par la simple incorporation des femmes au modèle masculin et capitaliste de l’emploi, ni par la promotion de marques normatives continuant à marginaliser la sphère reproductive de la vie économique et perpétuant une vision qui fait de la capacité et de la responsabilité du soin des éléments innés des femmes. Elle ne peut pas non plus se limiter à agir simplement dans la sphère du travail productif ou dans celle de la reproduction. Nous avons besoin d’un regard conjoint.
Face à ce dilemme, des voix issues du féminisme – parmi lesquelles Nancy Fraser – plaident pour réinterpréter conceptuellement la justice de genre en l’abordant comme une idée complexe et multidimensionnelle, englobant une pluralité de principes normatifs. Cela passe par la transformation radicale du modèle dominant du citoyen et du sujet de droit – intrinsèquement masculin – et par le déplacement de la centralité de l’économie considérée comme productive dans la vie sociale, politique et économique. Face aux modèles de personne productrice universelle et de parité de la personne soignante, Nancy Fraser (2015) propose d’altérer les hiérarchies économiques existantes et de cheminer vers le modèle de la personne soignante universelle.
Cela requiert une conversion des modèles de vie actuellement considérés comme féminins dans la norme pour tous et pour toutes, afin que le marché du travail soit conçu pour des travailleurs et des travailleuses rémunéré·e·s, également soignants et soignantes, comme fruit du démantèlement de l’opposition patriarcale entre l’activité productive et l’activité de soins. Cela implique en même temps l’intégration d’activités actuellement séparées, l’élimination de la codification économique mercantile et de genre et, en définitive, la réduction de l’importance du genre et du marché comme principes structurels de l’organisation sociale.
Pour une démocratisation des soins : comment agissons-nous et où allons-nous ?
L’explosion de la crise des soins et de la crise économique nous place à un carrefour historique : l’enjeu est de savoir si l’entrée en crise du modèle traditionnel de la fourniture de soins débouchera sur une recomposition réactionnaire ou si de cette crise peut surgir une nouvelle organisation du soin basée sur des valeurs démocratiques. Si nous voulons garantir la seconde possibilité, nous devons commencer à travailler pour un modèle de soin dépassant ses propres carences et traits historiques et ayant une claire volonté de transformation. Selon Nancy Fraser (1995), un agenda de soins transformateur est celui qui, face à de simples mesures palliatives destinées à corriger les résultats des accords sociaux en vigueur sans altérer le cadre sous-jacent qui les génère, plaide pour restructurer ce cadre. Il s’agit de convertir en objectif politique prioritaire la démocratisation de l’ensemble des rapports sociaux, économiques, institutionnels et symboliques structurant l’organisation sociale du soin dans notre société. A partir de là, nous avons besoin de construire un cadre analytique, mais aussi stratégique, clairement féministe, générant des outils pour tracer, implanter et évaluer des politiques transversales faisant de la démocratisation du soin une priorité (Ezquerra et Mansilla, 2018).
Réaliser un plaidoyer complet pour démocratiser le soin implique non seulement de se refuser à prioriser le secteur dénommé productif sur le secteur reproductif, mais aussi d’éviter de devoir choisir entre égalité et différence, entre redistribution et valorisation. Une combinaison de tous ces aspects présente un meilleur potentiel de transformation. Ainsi, un possible chemin vers la démocratisation des soins peut consister à activer de manière simultanée et transversale deux axes stratégiques fondamentaux : la reconnaissance de la centralité sociale du soin et la socialisation de la responsabilité envers le soin.
Selon la plateforme d’action de Beijing (Pékin), reconnaître le soin signifie le valoriser socialement et symboliquement et cela passe en premier lieu par le fait de rendre visible sa nature, ses dimensions et le rôle qu’il joue dans des contextes spécifiques. Reconnaître le soin signifie en même temps prendre en considération ses multiples contributions à l’ensemble de l’économie et de la société, sans perdre de vue qui sont ceux et celles qui réalisent ces contributions ; cela implique aussi de ne pas omettre cet enjeu dans l’élaboration de politiques publiques mais aussi de mesurer celui-ci, entre autres, par des enquêtes sur l’usage du temps. Reconnaître la centralité sociale du soin signifie en même temps générer de nouveaux agendas discursifs et de nouveaux imaginaires afin de questionner les rapports de pouvoir existants dans son organisation actuelle et de cesser de le concevoir comme une externalité inévitable de la vie moderne, pour le construire comme une activité fondamentale dans une société priorisant l’interdépendance et la soutenabilité de la vie.
Reconnaître la centralité sociale du soin implique également de montrer comment son organisation actuelle est profondément insoutenable et génère de manière constante des risques d’exclusion sociale pour les personnes qui le fournissent, indépendamment de son caractère rémunéré ou non. Ce risque d’exclusion sociale prend des formes multiples et se traduit souvent par des impacts négatifs sur la santé, par l’isolement social, par du manque de temps et par des difficultés pour développer des projets de vie propres pour les personnes soignantes, résultat d’un dévouement intensif et prolongé au soin d’un membre de la famille. Le risque d’exclusion sociale se traduit aussi par des conditions sociales et professionnelles précaires pour une bonne partie des personnes fournissant le soin de manière rémunérée. En définitive, reconnaître la centralité sociale du soin passe par la garantie que l’accès à un soin digne ne s’obtienne pas au prix des droits d’une autre personne (cf. Pérez Orozco, 2016).
La redistribution du soin
Malgré le fait qu’elle ait été la grande absente à Beijing, la redistribution du soin a acquis ces dernières années une force croissante dans les débats analytiques et normatifs. Dans un premier temps, quand on parlait de la redistribution du soin, cette notion se réduisait au transfert de la responsabilité vers le soin et la charge du travail de soin entre les hommes et les femmes dans le cadre des familles et des foyers privés. Autrement dit, il était question de répartition équitable, à partir d’une perspective de genre, de la responsabilité et de la charge de travail entre individus. Et, même aujourd’hui, c’est cette approche que continuent d’adopter les propositions féministes de restructuration du soin, selon une vision plus libérale.
Néanmoins, ces dernières années, on a mis en perspective le fait que la majeure partie du soin dont les gens ont besoin est fournie dans le cadre de la famille. Un agenda politique de démocratisation du soin qui se propose de contribuer à reconnaître son importance et sa centralité socio-économique doit comprendre sa redistribution comme quelque chose devant dépasser les frontières de la vie privée des foyers et inclure la société dans son ensemble.
Cela non seulement parce qu’il existe toujours plus de foyers où une meilleure redistribution (avec des charges élevées de soin et/ou avec des ressources économiques limitées pour acheter des temps de soin) n’est pas possible, où cette redistribution n’est absolument pas possible (familles monoparentales), mais aussi parce que la reconnaissance de sa centralité sociale exige que l’ensemble des acteurs et des institutions sociales (la communauté, les administrations publiques et le secteur privé) l’assument et se responsabilisent. Autrement dit, la demande d’extraire une partie du soin du cadre familial n’implique pas sa dévalorisation, mais tout le contraire. L’heure a sonné de dépasser politiquement le terme de redistribution et de parler de socialisation, vu que nous ne visons pas une – simple – répartition plus équitable du soin entre hommes et femmes au niveau individuel, mais sa collectivisation comme conséquence de son énorme importance et valeur.
D’autre part, la socialisation de la responsabilité du soin inclut, au-delà de la redistribution de tâches concrètes, l’opportunité de partager les doutes, les savoirs, les expériences et les états d’âme, une opportunité de réduire l’isolement et la solitude dans lesquels ont lieu le don et la réception du soin. De plus, cette socialisation ne doit pas se comprendre comme absolue mais peut se faire de différentes manières selon la situation ; elle ne doit pas non plus se comprendre comme un plaidoyer pour éliminer le rôle de soignant joué par la famille. Néanmoins, la socialisation du soin doit comporter une réduction de l’engagement – et par conséquent de la surcharge – de la famille, et plus particulièrement des femmes au sein de celle-ci.
Je doute qu’il soit possible de réaliser ce double pas dans le chemin de la démocratisation des soins à partir d’une seule sensibilité du féminisme ou d’un seul secteur d’action. Nous avons besoin urgemment d’une analyse holistique des propositions actuellement existantes au sein du féminisme pour réorganiser les soins et, loin de devoir choisir parmi elles, les aligner et les dépasser avec une proposition de démocratisation. Il est certain qu’un agenda politique de transformation du soin passe par la déconstruction de la centralité sociale, économique et politique de l’économie considérée comme productive et du marché du travail et nous devons éviter de perpétuer la surcharge dont souffrent les familles pour pouvoir soigner leurs proches.
Mais il est tout aussi certain qu’une profonde transformation du marché du travail s’avère urgente pour garantir le soutien de la vie et, en même temps, appuyer et accompagner socialement les personnes soignantes. Il nous manque un regard permettant de visualiser comment le soin traverse l’ensemble des sphères sociales et agit à partir de là : démocratiser les soins signifie aspirer à influer dans chacune de ces sphères de manière coordonnée et transversale, sans faiblir devant les contradictions et en plaidant pour la complexité.
Sandra Ezquerra
Sources
Carrasco, C (2011), « La economia del cuidado : planteamiento actual y desafíos pendientes », Economia Crítica, 11, 205-225
Carrasco, C (2013), « El cuidado como eje vertebrador de la nueva economá », Cuadernos de Relaciones Laborales, 31(1), 39-56
Ezquerra, S., y Mansilla, E. (2018), Economia de les cures i politica municipal : cap a une democratització de la cura a la ciutat de Barcelona. Barcelona : Ajuntament de Barcelona
Fraser, N. (2015), Fortunas del feminismo. Madrid : Traficantes de Sueños
Pérez Orozco, A. (2014), Subversión feminista a la economía. Aportes para un debate sobre el conflicto capital-vida. Madrid : Traficantes de Sueños
Pérez Orozco, A. (2016), « Políticas al servicio de la vida : politicas de transición ? », En Fundación de los Comunes (ed.), Hacia nuevas instituciones democráticas. Diferencia, sostenimiento de la vida y políticas públicas. Madrid : Traficantes de Sueños