Grand-messe de printemps de la vie politique chinoise, l’Assemblée nationale populaire (ANP) a réuni, lundi 5 mars, ses 3 000 délégués à l’ouverture d’une session 2018 lourde d’enjeux : le Parlement chinois devra entériner d’ici sa clôture, dans dix jours, une série d’amendements à la Constitution du pays, formulés début janvier par le Parti communiste chinois (PCC) et annoncés publiquement le 25 février. Parmi eux figure la suppression de la limite de deux mandats pour le président de la République populaire.
Cette proposition signifie que l’actuel secrétaire général du parti, Xi Jinping, que l’ANP confirmera sans surprise la semaine prochaine comme président, pour un deuxième quinquennat à la tête du pays, pourra solliciter de nouveaux mandats indéfiniment. Elle a provoqué un malaise palpable à tous les échelons de la société.
Son retentissement en Chine et à l’étranger a conduit le porte-parole de l’ANP à une mise au point dimanche 4 mars, lors de la conférence de presse officielle précédant l’ouverture des travaux parlementaires. Il s’agit, a précisé en substance Zhang Yesui, d’aligner les règles en vigueur pour la présidence du pays, avec celles qui régissent la direction du parti et de l’armée : aucune limite temporelle n’est en effet prévue aux postes de secrétaire général du parti et de président de la Commission militaire centrale, tous deux occupés par Xi Jinping. Ce « réalignement » est propice à « maintenir l’autorité du Comité central du parti, dont Xi Jinping est le noyau dirigeant », a justifié M. Zhang.
« Choc énorme »
Durant toute la semaine, la presse officielle a dû défendre l’impérieuse nécessité d’un leadership fort « afin de réaliser le rêve de renaissance de la nation chinoise » – tout en brocardant, à l’image du Global Times, un « système de valeurs occidental qui s’écroule » et notamment la « démocratie en phase d’ulcération rapide ». Le verrouillage du système politique chinois par le Parti communiste laisse peu de marge à l’expression d’une opposition au sein du Parlement lors du vote des amendements, le 11 mars.
En Chine, les discussions sont restées privées, mais extrêmement animées, rompant avec l’indifférence qui avait accueilli les étapes précédentes de la consolidation de son pouvoir par Xi Jinping. « Cela a été un choc énorme. Tous mes amis en parlent. L’un deux dit que le parti a ses propres mécanismes pour réguler en interne le pouvoir. Mais moi, je considère qu’on a déjà un parti unique, alors un président qui ne part plus… On dit toujours que les employés doivent obéir aux règles, mais que les patrons, eux, peuvent les changer à leur guise. C’est ce qui se passe », expliquait, sous couvert d’anonymat, une jeune femme de Chengdu qui travaille dans l’éducation et est membre du Parti communiste.
A Hongkong, le quotidien Ming Pao, pourtant d’ordinaire très favorable aux autorités chinoises, a publié dès le 27 février un éditorial pour exprimer les « doutes » de sa rédaction quant au « mandat à vie » qui se dessine pour l’homme fort de Pékin. « Le PCC doit répondre à la question de comment il peut garantir la stabilité de la transition du pouvoir désormais, après l’adoption de changements constitutionnels abolissant la limite du nombre de mandats présidentiels », y lit-on.
L’effort de censure nécessaire pour contrer la vague de critiques qui se sont exprimées par des moyens détournés sur Internet témoigne de son ampleur. L’observatoire des médias chinois de l’université de Berkeley a répertorié sur son site, China Digital Times, près d’une centaine de termes nouvellement bloqués sur le Twitter chinois, Weibo, comme « Xi Zedong » (en référence à Mao), « aller contre le courant de l’Histoire », « monter sur le trône » ou même « émigrer ». Le moteur de recherche chinois Baidu a en effet enregistré un pic de consultations autour des services d’émigration à l’étranger, une information pour le moins embarrassante, mais qui avait dans un premier temps échappé à la censure.
« Vraiment grand »
La reprise ce week-end par CNN de propos qu’aurait prononcés samedi, en Floride, Donald Trump, au sujet de Xi Jinping – « il est désormais président à vie, vous voyez, il a été capable de le faire, je pense que c’est vraiment grand » – a laissé place à des écrans noirs le temps de la séquence sur les téléviseurs ayant accès à la chaîne américaine.
Parmi les rares personnalités à avoir fait part publiquement de leur indignation, Li Datong, un ancien cadre de la presse officielle limogé en 2005 pour ses vues trop libérales, dit avoir reçu des milliers de messages de soutien. « Mais beaucoup disparaissent, comme si quelqu’un vidait ma boîte email », nous indique-t-il au téléphone, lundi 5 mars.
M. Li avait publié, le 26 février sur la messagerie chinoise WeChat, une lettre ouverte aux 55 représentants de Pékin à l’Assemblée pour les inciter à voter contre le nouvel amendement, leur rappelant que « la Constitution de 1982 a imposé une limite à deux mandats aux dirigeants chinois, du fait de l’immense souffrance qu’a apportée au parti et au peuple chinois la Révolution culturelle ». Cette décision avait été « historique » car elle imposait une « barrière légale aux individus tentés de devenir des dictateurs », écrit-il.
M. Li confie n’avoir pas souhaité que cette lettre se transforme en « pétition » signée par d’autres, malgré de nombreuses propositions en ce sens. « Je n’ai pas voulu que d’autres gens prennent des risques », dit-il. L’ancien rédacteur en chef de Bingdian, supplément du Quotidien de la jeunesse avant sa reprise en main, n’a pas été approché par la police, mais par son ancien employeur : « Ils ont fait une réunion au journal pour discuter de ma lettre ouverte et ont envoyé un chef adjoint me dire que je devrais arrêter de parler, car cela a trop d’influence ». « Que peuvent-ils donc faire à un vieux retraité comme moi ? On verra bien combien de temps dure cette farce ! », siffle-t-il. Pour l’ex-cadre du parti, « personne ne peut ainsi se mettre en travers du chemin qu’emprunte la Chine vers un degré minimum de civilisation ».
Brice Pedroletti (Pékin, correspondant)
* "Le « mandat à vie » de Xi Jinping suscite le malaise en Chine. LE MONDE | 05.03.2018 à 11h01 :
http://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2018/03/05/le-mandat-a-vie-de-xi-jinping-suscite-le-malaise-en-chine_5265829_3216.html
Le « mandat à vie » de Xi Jinping réveille les envies d’exil
La perspective d’une suppression de la limite du double mandat a ravivé des peurs. Les demandes auprès des services d’émigration se multiplient.
LETTRE DE PÉKIN
Le mot « yimin », c’est-à-dire émigrer, a atteint un pic de consultations sur le moteur de recherche chinois Baidu, dans les heures qui ont suivi l’annonce par le Parti communiste chinois, le 25 février, qu’un amendement proposé à la Constitution supprimerait la limite du double mandat pour le président de la République populaire, Xi Jinping. Amendement que le Parlement chinois devra entériner lors de l’Assemblée nationale populaire (ANP), qui réunissait ses 3 000 délégués à partir du lundi 5 mars.
La contrainte de deux mandats avait donné jusqu’à présent une flexibilité unique à la dictature « aux caractéristiques chinoises » : pour répressif qu’y est l’Etat policier, les citoyens chinois étaient assurés de changer de dirigeant suprême tous les dix ans. Une sorte d’alternance prévisible, qui mettait de l’huile dans les rouages de la machinerie politique chinoise. En modifiant radicalement ce statu quo, Xi Jinping, dont le premier mandat a conduit à une consolidation sans précédent de son pouvoir, a tout à coup réveillé les peurs endormies de nombreux Chinois.
Les internautes qui, les premiers, ont tapé « yimin » dans les statistiques de recherche de Baidu et en ont diffusé les résultats, ont déclenché une jolie pagaille : Baidu a fini par désindexer toute recherche liée au mot, qui s’est retrouvé censuré par moments sur Weibo, le Twitter chinois, parmi une centaine d’autres expressions associées aux ambitions de règne impériale du secrétaire général Xi, âgé de 64 ans. Toute la semaine, les officines qui proposent aux Chinois, surtout les plus aisés, des formules d’émigration clés en main (notamment via les programmes d’investissement, comme aux Etats-Unis) disent avoir été beaucoup plus sollicitées que d’habitude. « On a beaucoup plus de demandes », confirme un consultant à Chengdu. Il préfère ne pas parler au téléphone – le sujet est devenu « trop sensible ». Il annulera au dernier moment notre rendez-vous.
Une consultante pékinoise interrogée par Radio Free Asia affirme avoir vu le nombre de demandes passer de 10 à 20 par jour à 30, voire 50. Selon elle, « beaucoup de choses dans ce pays vont être affectées [par cette décision], ça a donc généré un peu de panique chez des gens dans les affaires, mais aussi certains à des postes de gouvernement ». L’un des motifs qui retient, selon les enquêtes, certaines personnes d’émigrer, est justement la longue liste d’attente et les tracasseries bureaucratiques. Autant donc s’y mettre avant tout le monde, ont pensé certains.
Hémorragie de résidents
Les Chinois sont environ 10 millions à vivre en dehors de leur pays (sans compter la diaspora historique de citoyens d’ethnie chinoise à travers le monde, qui approcherait les 50 millions d’individus). Moins que les Indiens (17 millions), mais beaucoup quand même pour un pays qui ne produit quasiment plus d’émigrés économiques, et beaucoup moins d’émigrés politiques que dans les années les plus turbulentes du maoïsme ou de l’après-Tiananmen. Les sondages récents donnent comme raisons premières d’émigration l’éducation et la pollution.
« Je pars aux Etats-Unis. Ma fille accouche là-bas », nous annonça en 2017 Mme Yang, la femme de ménage au long cours des locaux du Monde à Pékin – elle dépoussiérait déjà les bureaux de nos deux prédécesseurs. La famille a payé près de 30 000 euros une officine qui vous arrange l’hospitalisation dans une maternité américaine. Le nouveau-né aura donc un passeport américain. « Comme ça, il pourra plus facilement aller dans une université américaine ! », se félicite Mme Yang. Voici donc cette Pékinoise distinguée mais handicapée par les bouleversements politiques de sa jeunesse embarquée pour son premier voyage à l’étranger, vers un pays dont elle ne parle pas un traître mot.
CETTE POUSSÉE CENTRIFUGE VERS L’EXIL SE FAIT SENTIR ENCORE PLUS CLAIREMENT À HONGKONG
La course à l’éducation est une obsession en Chine. Or, les Chinois formant déjà le premier contingent d’étudiants étrangers aux Etats-Unis, avec près de 320 000 d’entre eux, beaucoup craignent qu’il soit de plus en plus difficile d’en faire partie. Le ministère de l’éducation chinois a dénombré 544 000 étudiants chinois dans le monde en 2016, trois fois plus qu’en 2008.
Avec l’élévation du niveau de vie, mais aussi l’inquiétude face au retour du politique dans le système éducatif sous Xi Jinping, on y envoie ses rejetons à l’âge du collège et du lycée. C’est le cas de nombreux dissidents, soucieux de mettre leurs enfants à l’abri tant la police politique n’hésite pas à leur créer des ennuis, en bloquant parfois leur inscription à l’école. Le fils de 16 ans de l’avocate Wang Yu fut ainsi empêché de partir à l’étranger en 2015, lors de son arrestation. Placé sous surveillance, il servit à la police de levier pour obtenir d’elle des « aveux télévisés » entièrement fabriqués. Il a pu gagner l’Australie en 2017, mais sa mère s’inquiète de nouveau pour sa sécurité depuis le scandale des manœuvres souterraines chinoises dans ce pays.
Cette poussée centrifuge vers l’exil se fait sentir encore plus clairement à Hongkong. L’ancienne colonie britannique avait connu une hémorragie de ses résidents juste avant la rétrocession de 1997. Mais la situation s’était ensuite stabilisée. La reprise en main brutale des aspirations de la jeunesse hongkongaise à la démocratie sous Xi Jinping a changé la donne. 24 300 Hongkongais ont quitté la région administrative spéciale en 2017, le chiffre le plus élevé depuis 2012. La plupart disposaient de spécialités convoitées en Occident – ce qui a même conduit à une pénurie de médecins et d’infirmières à Hongkong.
Brice Pedroletti (Pékin, correspondant)
* LE MONDE | 06.03.2018 à 06h35 • Mis à jour le 06.03.2018 à 09h27 :
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