8 février 2018 lors du « Jeudi de la Colère »
Ce mercredi 21 février 2018 a marqué la fin d’une longue période de négociations entre la société Glencore et l’Etat tchadien au sujet de la restructuration d’une dette d’un montant de 1,3 milliard de dollar US contractée auprès de la sulfureuse société anglo-suisse [1]. Alors que le FMI et la banque Rothschild ont joué un rôle important dans ce rééchelonnement de dette, le peuple tchadien ne compte pas payer la facture pour autant, lui qui en subit l’austérité. Retour sur ces différents épisodes qui ont amené secteurs public et privé à déclarer une « grève générale illimitée » [2].
Le Tchad pris entre le marteau (FMI) et l’enclume (Glencore)
En 2014, via son entreprise publique SHT (Société des Hydrocarbures du Tchad), le gouvernement, porté par un prix de vente du baril de pétrole encore relativement haut (voir graphique), avait entrepris le rachat de la participation de l’entreprise Chevron afin d’exploiter les gisements pétroliers situés dans le sud du pays à Doba. Contraint d’emprunter pour financer ce rachat, l’Etat tchadien s’était alors tourné vers Glencore.
Problème inattendu, le cours du pétrole s’est effondré presque simultanément, passant de 112,04 dollars US le 1er janvier 2014 à 61,22 dollars US début d’année 2015. Avec un secteur pétrolier représentant 92% de ses exportations [3] et plus de 20% de ses recettes publiques [4] ; le Tchad s’est alors retrouvé dès 2015 dans l’incapacité de rembourser son prêt.
Initialement basés sur les recettes pétrolières du pays, les remboursements auprès de Glencore ont finalement étaient ponctionnés directement de l’exploitation pétrolière tchadienne selon les termes signés dans le cadre d’un prêt gagé. Ce type de prêt, adossé à des actifs pétroliers, rappelle étrangement les pratiques auxquelles ont recourus banques privées et régimes fantoches dans les années 1980-1990 [5], prêt qui permet au premier acteur de faire de juteux profits, et au second acteur de détourner pour sa fortune personnelle de l’argent public.
Par ailleurs, rembourser un prêt en matières premières parallèlement à l’écroulement de sa valeur, c’est s’assurer une accélération du pillage des ressources naturelles et s’embourber dans des politiques extractivistes qui ne font qu’aggraver la dette écologique (voir graphiques 1 et 2 [6]).
Le FMI conditionne son prêt à une restructuration de la dette avec Glencore
Victime de cet effondrement du cours du pétrole et d’une économie trop peu diversifiée, le gouvernement tchadien s’est tourné vers le FMI pour faire face à ses difficultés de liquidités. Une première fois en 2014 pour un montant de 122,4 millions de dollars US [7] et une seconde fois en 2017 pour un montant de 312,1 millions de dollars US. Ces prêts du FMI, accordés sous formes de Facilité élargie de crédits (FEC), sont accompagnés de leurs traditionnelles conditionnalités. Primo, l’application de mesures d’austérité budgétaire pour garantir les remboursements de la dette. Secundo, la restructuration de la dette commerciale contractée auprès de Glencore. Tertio, les FEC s’étendent sur trois tranches conditionnées à l’application des deux premiers points.
Si le FMI a bien débloqué une première tranche de 48,8 millions de dollars US en juillet 2017, la seconde attendait donc la signature d’un accord entre le Tchad et Glencore, chose faite depuis mercredi 21 février 2018. Bien que le FMI et l’Etat tchadien se félicitent de cette opération où le remboursement total du prêt a été repoussé de 2018 à 2030 avec un taux d’intérêt réduit de 7,5% à 2%, plusieurs éléments démontrent qu’une autre issue était possible [8].
Des conditionnalités illégitimes
D’abord, la position du FMI consistant à conditionner l’obtention de la seconde tranche du FEC à la signature d’un accord entre le Tchad et Glencore, n’est pas anodine. L’institution de Bretton Woods, a, comme à l’accoutumée, défendu les intérêts d’un créancier, particulièrement discutable. Glencore en quelques mots c’est le lauréat du prix international de la multinationale la plus irresponsable et de multiples condamnations pour corruption, évasion fiscale, pillages des ressources, mises en danger de la population et violations répétées des droits humains fondamentaux.
C’est aussi ne pas questionner la nature même de ce prêt. Glencore a bien prêté 1,3 milliard de dollars US mais dans des conditions léonines et illégitimes. Au montant colossal (près de 15% du PIB tchadien) s’ajoutait une échéance (ou maturité) de remboursement de quatre ans, tout à fait surestimée. Déjà largement gagnant dans cette opération, Glencore avait également obtenu « un accord de vente fix[ant] le nombre de cargaisons que la SHT vendra à Glencore, avec une décote par rapport au Brent à déterminer » [9]. En plus d’une chute de 60% du prix du baril de pétrole en l’espace de quelques mois, le Tchad devait revendre sa production à un prix encore inférieur à celui-ci. Ajoutons à cela le service de cette dette, divers retenues et frais, et rien qu’en 2015, sur un total de 528 millions de dollars US de pétrole vendu par la SHT, l’Etat tchadien n’a perçu que 187 millions de dollars US de recettes [10] ! Un vrai pillage organisé.
Par ailleurs, et le FMI le dit lui-même, la dette tchadienne étant insoutenable [11] les Etats ne sont pas tenus de se plier aux remboursements comme le rappellent les Principes directeurs de l’ONU sur la dette : « Si le service de la dette est excessif ou disproportionné et absorbe des ressources financières destinées à la réalisation des droits de l’homme, il devrait être ajusté ou modifié de manière à refléter la primauté de ces droits. Les allocations budgétaires des États débiteurs devraient consacrer la priorité des dépenses liées aux droits de l’homme (paragraphe 49) » [12]. Dans un pays ou les indicateurs socio-économiques sont aux abois, la position du FMI est d’autant plus discutable. Rappelons à ce titre que les principes directeurs de l’ONU « s’imposent non seulement aux États mais également aux institutions internationales comme la Banque mondiale et le FMI » [13].
En outre, au-delà des conditions du prêt et de l’insoutenabilité de la dette, rappelons que financer des régimes autoritaires revient à les consolider, et qu’à ce titre cette dette est odieuse. Glencore n’en est d’ailleurs pas à son premier coup d’essai [14] et Idriss Déby à la tête du pays depuis 1990 ne peut être qualifié autrement que de dictateur. Les tortures auxquelles font face ses opposants sont là pour le rappeler [15], l’ombre de la Françafrique également [16].
Dernier élément qui attire notre attention, l’intermédiaire retenu dans cette affaire pour parvenir à un terrain d’entente sur une restructuration, la Banque Rothschild. En effet, la Banque Rothschild et Glencore entretiennent de proches relations et ont des intérêts communs évidents. La banque avait notamment joué un rôle majeur dans le choix du président de Glencore en 2011 [17] mais également investi dans la dette de cette société [18]. On comprend mieux pourquoi la Banque Rothschild a rendu possible la signature d’un accord sur la restructuration de cette dette, d’autant plus après que le Tchad ait menacé très clairement depuis plusieurs mois « de retirer au négociant suisse ses droits d’exportation du brut extrait dans le pays pour les attribuer à l’Américain ExxonMobil » [19].
Alors dans ces conditions, que faut-il faire primer ? Les droits humains fondamentaux dans un pays classé 186e sur 188 en termes d’indice de développement humain (IDH) [20] ou les intérêts de la 10e plus grande entreprise au monde [21] moteur de la spéculation sur les matières premières à l’origine de crises de la faim [22] ? Rappelons notamment que là où le PIB du Tchad atteignait péniblement les 9,5 milliards de dollars US en 2016, Glencore était évaluée sur les marchés boursiers à près de 54 milliards.
Face à l’austérité du FMI et du gouvernement, grève générale !
Pourtant, comme souvent, c’est la population qui en subit les conséquences. Nous le mentionnions précédemment, le FMI a conditionné ses FEC à des mesures d’austérité budgétaires principalement tournées vers la masse salariale [23]. En 2014 déjà, la baisse des dépenses exigée par le FMI avait débouché à une réduction de 50% des indemnités et des accumulations d’arriérés de salaire pour les fonctionnaires, la suppression des bourses pour les étudiants auxquelles s’était ajoutée « la hausse des impôts sur les produits de premières nécessités » [24] pour l’ensemble de la population.
En 2017, la ligne de conduite du FMI, appuyée – sans grande surprise – par la Banque mondiale et l’Union européenne [25], n’a pas changé. Le gouvernement tchadien a ainsi appliqué comme un bon élève la traditionnelle recette néolibérale et a imposé, via la loi de finances 2018 une nouvelle « suppression de 50% des primes et des indemnités que perçoivent les fonctionnaires en sus de leur salaire de base. » [26]
Pour répondre à ces attaques non-dissimulées contre la population tchadienne au nom du remboursement de la dette et malgré la mobilisation de son appareil répressif (violences à l’égard des manifestant-e-s, arrestations massives [27], tortures [28], etc.), typique de ce régime policier, anti-démocratique, tortionnaire, le mouvement anti-austéritaire ne faiblit pas.
Le secteur public est en grève depuis début janvier 2018, rejoint brièvement en février par « le personnel des banques privées, des opérateurs de téléphonie mobile et autres secteurs » du privé [29]. Le mouvement, lancé à l’appel de l’Union des syndicats du Tchad (UST) n’est pas près de s’essouffler. Après les « marches pacifiques » de début février contre l’austérité, accompagnées d’une « journée sans presse » pour protester « contre les agressions, les arrestations et les fermetures des organes de medias » [30] , les appels à l’action se font de plus en plus pressants, et désormais « il faut passer d’une grève passive à une grève active » [31].
Face à tant d’exactions, il est indispensable de mettre en place une commission d’audit citoyen de la dette, d’exprimer sa solidarité envers la population tchadienne, et dénoncer les mesures antisociales exigées par le FMI appliqué par un régime dictatorial qui ne subsiste qu’au travers d’intérêts financiers et géopolitiques au premier rang desquels nous retrouvons élites locales, multinationales, puissances impérialistes et l’Etat français.
Milan Rivié, 5 mars 2018
L’auteur remercie Jean Nanga pour sa relecture et ses suggestions.