La Paz,
« Lorsque nous avons proposé à nos frères et nos sœurs de marcher pour exiger du Sénat qu’il adopte la loi sur la réforme agraire, la plupart de nos camarades répondirent : « Mais pourquoi marcher si nous sommes à la tête du gouvernement ? » Nous leur répondîmes que si nous étions au gouvernement, nous n’étions pas pour autant détenteurs du pouvoir. Aujourd’hui, avec l’action coordonnée des manifestants et des législateurs, nous avons une loi qui permet d’en finir avec le latifundio en Bolivie. » Les paroles d’Isaác Ávalos, secrétaire exécutif de la Confédération paysanne bolivienne (CSUTCB), prononcées au soir du 28 octobre, au terme de la promulgation de la loi de reconduction communautaire de la réforme agraire, symbolisent à elles seules le style de gouvernement de Evo Morales et de son cabinet : un exécutif fort, aux prises de décision centralisées, et des organisations sociales chargées de mobiliser en soutien à sa politique, lorsque la situation l’exige.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que la situation politique bolivienne, ces derniers mois, est devenue particulièrement exigeante. Pourtant, lorsque le gouvernement de Morales prit ses fonctions, le 22 janvier 2006, rien ne laissait augurer de la polarisation aiguë que la Bolivie donne à observer aujourd’hui, bien au contraire. Bien que minoritaire au Sénat, le Mouvement vers le socialisme (MAS) de Morales, légitimé par un résultat sans précédent de 53,7 % lors des élections générales de 2005, se vit d’emblée doté d’un mandat « populaire » pour mener à bien les deux réformes phare de son programme nationaliste : la convocation de l’Assemblée constituante et la nationalisation des hydrocarbures. En somme, les deux revendications majeures des mouvements sociaux boliviens, dont les luttes n’ont fait que s’intensifier depuis la célèbre « guerre de l’eau » de Cochabamba en 2000. Evo Morales apparut alors comme une personnalité de consensus, capable d’appliquer une politique de justice sociale pour les uns, pouvant ramener la Bolivie sur le chemin de la stabilité politique et institutionnelle pour d’autres.
Pression américaine
Auréolé, par conséquent, d’une importante popularité lors de ses premiers mois d’existence, le gouvernement se caractérisa par une gestion prudente, axée sur la réconciliation entre les différents secteurs sociaux boliviens engagés, depuis six ans, dans une sorte de « guerre de basse intensité ». Ce fut à l’Assemblée constituante, convoquée le 6 mars 2006, qu’il revint de consacrer la pacification des relations entre le MAS et ses opposants. La « trêve » implicite entre gauche et droite, pourtant, ne fut pas que le fruit de l’hégémonie de Morales sur la scène politique bolivienne : elle s’imposa, en quelque sorte, à une droite laminée par la retentissante défaite, en décembre 2005, de ses deux principaux leaders, Jorge « Tuto » Quiroga (Podemos) et Samuel Doria Medina (Unidad Nacional). Repliée sur la vie politique régionale, la droite politique et sociale a progressivement cherché à se réarticuler autour de mobilisations en défense de l’autonomie départementale - dont le Comité civique pro Santa Cruz fut le principal protagoniste - et, plus ponctuellement, des intérêts de secteurs patronaux locaux, comme à Puerto Suárez (à Santa Cruz), où le gouvernement obligea l’entreprise brésilienne EBX à démonter ses fonderies d’acier flambant neuves, construites dans l’illégalité la plus totale.
Les mois d’avril et mai 2006 allaient constituer un point d’inflexion décisif dans la radicalisation d’un processus que le gouvernement n’allait pas tarder à qualifier de « révolution démocratique et culturelle ». D’abord, avec le refus de signer un traité de libre-échange (TLC) avec les États-Unis, auquel succéda très rapidement l’entrée de la Bolivie, le 29 avril à La Havane, dans l’Alliance bolivarienne des Amériques (Alba), aux côtés du Venezuela et de Cuba. Si l’accord, qui se résume à une aide financière du Venezuela à certains secteurs productifs, ainsi qu’une assistance massive des deux alliés dans le domaine des missions sociales - avec la présence de nombreux médecins cubains notamment -, ne remet guère en cause les relations que le gouvernement Morales entretient avec ses autres partenaires, au premier rang desquels l’Union européenne, il n’en conserve pas moins une forte portée symbolique, dans un contexte de pression des états-unis, sur le thème de la coca en particulier.
Transformation sociale
Ensuite, avec la nationalisation des hydrocarbures, le 1er mai : prévoyant la réduction des compagnies pétrolières étrangères au rôle de simple opérateur, ainsi qu’un réajustement conséquent des bénéfices au profit de l’État, empochant dès lors 82 % des royalties, la mesure provoqua la colère de gouvernements érigés en représentants de leur multinationale respective. Parmi eux, l’administration brésilienne de Lula da Silva, qui monta au créneau pour défendre les intérêts de Petrobras, annonçant dès la semaine suivante l’indépendance énergétique totale de son pays à partir de 2008. En l’espace d’un mois, le « sympathique indigène » qu’était Evo Morales s’est transformé en « extrémiste ignorant et irresponsable », une « marionnette de Chávez », voire même un « communiste à la solde de Castro » !
Si, dans ce panorama de polarisation interne et d’hostilité d’une partie de la « communauté internationale », la capacité de mobilisation des organisations sociales reste un atout pour le gouvernement, il n’en demeure pas moins que les limites de ce processus de changement social proviennent en partie de ces mêmes mouvements sociaux. La crise de Huanuni, les 5 et 6 octobre derniers, au cours de laquelle s’entre-tuèrent mineurs d’État et coopérativistes, mit en lumière la forte tendance au repli corporatiste du mouvement populaire bolivien, la défense sans limites des intérêts de chacune de ses composantes s’accompagnant d’un apport quasi inexistant au processus sur le plan du débat politique. Ce qui pose deux problèmes concrets : les possibilités limitées d’un approfondissement démocratique de ce même processus, les organisations n’envisageant que rarement leur participation au-delà d’un « droit de regard » sur les thèmes qui les concernent ; la centralité de la figure d’Evo Morales qui, s’il n’a rien du classique caudillo latino-américain en relation presque directe aux masses - tels Juan Domingo Perón ou Getulio Vargas -, apparaît comme le seul élément articulateur d’une nébuleuse dépourvue, dans son écrasante majorité, d’un horizon politique de transformation sociale.
Réforme agraire
Ce qui tend à justifier la centralisation croissante des décisions, au sein du gouvernement, autour de sa personne. Comme un symptôme de ce « mal », le gouvernement souffre d’un manque chronique de cadres politiques et techniques capables d’occuper l’appareil d’État au service du projet nationaliste de Morales. Un mal qui trouve son origine notamment dans le parti sur lequel il s’appuie : le MAS qui, en milieu urbain, fonctionne bien plus comme une agence pour l’emploi que comme une structure capable de défendre le gouvernement.
Ces faiblesses propres au mouvement populaire ont sans doute influé sur le rapprochement de Morales avec les forces armées : remanié au lendemain de la victoire du MAS, l’état-major apparaît aujourd’hui comme un acteur de premier plan dans ce processus, comme en témoigne son rôle prépondérant lors de la nationalisation du 1er mai. Un tel constat, à l’évidence, n’est pas sans susciter une certaine préoccupation, dans la mesure où la viabilité du processus semble désormais dépendre en partie des rapports de force internes à l’institution militaire. Cependant, le meilleur rempart à un coup d’État demeure aujourd’hui l’apathie dans laquelle est encore plongée la droite. Si la politique économique du gouvernement apparaît bien modérée à certains critiques de gauche, elle n’en a pas moins constitué un motif de mobilisation permanent pour la droite. La récente loi de reconduction de la réforme agraire est, à ce titre, un excellent exemple : le texte de loi ne prévoit guère de redistribution radicale de la terre, mais son adoption, qui résulte d’une division de l’opposition au sein du Sénat, est un nouveau coup dur pour la droite, qui sort de cet épisode encore un peu plus décrédibilisée, en dépit d’une tentative désespérée de blocage du Sénat, au nom de la défense de la démocratie. De bon augure pour le MAS, qui peut envisager avec sérénité la confrontation au sein d’une Assemblée constituante empêtrée, depuis trois mois maintenant, dans l’adoption d’un règlement intérieur.
Encarts.
Blocage à la Constituante
Conçue initialement comme la scène capable de réconcilier un pays déchiré par les convulsions sociales - la « sortie pactée » théorisée par le vice-président Álvaro García Linera -, l’Assemblée constituante (AC) se voit à son tour rattrapée par les clivages qui opposent, depuis 2000, les mouvements populaires représentés par le MAS aux secteurs patronaux. Ce qui aboutit aujourd’hui à une situation de blocage : au terme de presque quatre mois de travail, les constituants ne sont toujours pas parvenus à se mettre d’accord sur le règlement intérieur de l’AC.
La pomme de discorde ? Le mode d’adoption des articles de la future Constitution au sein de l’Assemblée. Si la loi de convocation exige une majorité aux deux tiers pour la seule approbation du texte final, la droite souhaite en revanche étendre ce mécanisme à l’ensemble des articles, afin de limiter autant que possible la production d’une Constitution « radicale ». Le polémique article 71 du règlement, approuvé il y a peu par le MAS, qui prévoit une adoption des articles à la majorité absolue - à l’exception de trois thèmes à définir -, a suscité une riposte vigoureuse de la droite. Plusieurs de ses leaders sont entrés en grève de la faim, tandis qu’à l’appel du Comité civique pro Santa Cruz, le « mouvement civique » est entré en grève le 1er décembre, avec un certain succès dans les villes de l’Oriente. Pour l’opposition, ce combat est désormais vital, sous peine de subir une marginalisation durable. Pour le MAS, une victoire dans cette arène contribuerait à consolider décisivement le gouvernement, et elle ouvrirait la voie à l’adoption d’une Constitution permettant la « refondation » de l’État bolivien, tant souhaitée par les différentes composantes du mouvement paysan et indigène du pays.
La nationalisation des hydrocarbures en débat
Le décret de nationalisation des hydrocarbures, promulgué le 1er mai 2006, fut sans aucun doute la mesure à la fois la plus populaire et la plus controversée du gouvernement. En procédant à la « nationalisation sans expropriation » promise au cours de la campagne électorale, le gouvernement du MAS bénéficia, en Bolivie, d’une cote de popularité sans précédent : l’annonce de l’augmentation des royalties de l’État liées au gaz - grâce à un renversement symbolique du partage des profits antérieur à la première « guerre du gaz », en octobre 2003, soit 82 % pour l’État et 18 % pour les compagnies pétrolières - a immédiatement suscité d’importantes expectatives au sein de la population, notamment en termes de redistribution via des programmes sociaux.
En revanche, pour les compagnies présentes en Bolivie, la mesure provoqua une levée de bouclier allant jusqu’à générer de fortes tensions dans les relations bilatérales avec certains gouvernements, comme le Brésil de Lula. Ces conditions, cependant, n’étaient que transitoires, et prirent fin avec la signature, les 27 et 28 octobre 2006, de 44 nouveaux contrats pétroliers avec les compagnies demeurant en Bolivie (parmi lesquelles la française Total). Des contrats dont l’évaluation rigoureuse reste délicate, mais qui ont d’ores et déjà suscité, dans une partie de la gauche, des critiques sur la réalité de la nationalisation, autrement plus audibles que celles qu’elle formulait déjà en mai.
Dans un contexte de reconstruction d’un appareil d’État que vingt ans de politiques néolibérales ont rendu exsangue, et en l’absence d’un corps de techniciens capables de redonner vie à l’ancienne entreprise publique pétrolière YPFB, les rentrées d’argent massives que ces contrats autorisent à court terme constituent, quoi qu’il en soit, un acquis capital, qui permet d’envisager un effort significatif de la part de l’exécutif quant au volet social de sa politique, indéniable point faible de sa première année de gestion gouvernementale.