Julien Salingue – Dans votre livre, vous expliquez que contrairement à une idée en vogue, le jihadisme n’est pas un phénomène récent en France.
Pierre Puchot – En effet. On constate dès le début des années 1990 la constitution, en France, de réseaux de solidarité avec le GIA algérien : c’est ainsi que s’implante le phénomène jihadiste, avec des jeunes sensibles à la cause algérienne qui fournissent une aide logistique aux membres du GIA qui commettent des attentats en France. Cela se conjugue avec le développement, à l’échelle internationale, du phénomène jihadiste, dans la foulée de l’intervention irakienne au Koweït. Avant cela, le jihadisme contemporain, à proprement parler, n’existe pas, dans le sens où les deux branches du salafisme se confondent : il n’y a pas encore de séparation stricte, chez ces adeptes d’un islam rigoriste, entre une vision essentiellement spirituelle et une vision plus politico-militaire. On a ainsi des salafistes quiétistes, dans une quête essentiellement spirituelle et donc peu portés sur la violence, qui peuvent aussi être séduits par le discours de défense de l’Afghanistan contre l’URSS et, dans le même temps, des salafistes partisans de la lutte armée comme Ben Laden qui sont proches de certains prédicateurs quiétistes.
C’est à partir de 1991 qu’un violent désaccord va s’exprimer, lorsque l’Arabie saoudite accueille des soldats américains sur son sol dans la perspective de la guerre contre l’Irak. Alors qu’une partie des salafistes disent qu’il faut se ranger à l’avis de l’autorité saoudienne, ceux qui vont devenir l’ossature du courant jihadiste refusent absolument que des soldats « impies » s’installent en terre d’Islam. Et c’est ce courant, qui développe son idéologie et sa théologie propres, qui va « rencontrer », via les réseaux du GIA, les militants français.
Ces derniers sont également sensibles à la guerre en Bosnie-Herzégovine, vue comme le théâtre de massacres de musulmans, avec notamment le massacre de Srebrenica : certains veulent tenter de faire quelque chose, vont même s’y rendre, avec parfois un côté pieds-nickelés…
C’est à cette époque que se développe ce que l’on peut appeler la « culture du jihad » : on fait un pas en direction de territoires de guerre, on adopte l’idéologie du martyr. Ceux qui rentrent de Bosnie rencontrent des anciens d’Afghanistan, qui vont les prendre sous leur aile, contribuer à les former, les aider à se rendre à leur tour en Afghanistan. C’est ainsi que naît un milieu de militants jihadistes, qui sera déterminant par la suite puisqu’ils guideront les jihadistes des années 2000 et 2010, vers l’Irak et la Syrie.
L’État islamique a toutefois des caractéristiques et une force d’attraction spécifiques.
Oui. L’État islamique (EI) produit ses propres idéologues et s’en prend vivement à certains cheikhs qui sont des références du jihadisme au début des années 2010, comme Abou Mohammed al-Maqdisi. Cela témoigne d’une évolution, qui court sur plus de 25 ans, puisque pendant les années 1990 il n’était évidemment pas question d’instaurer un califat : le jihadisme version EI est antagoniste de celui de Ben Laden et d’al-Qaïda, pour lequel la proclamation du califat par l’EI est beaucoup trop prématurée. Il y a donc une filiation directe, théologique et idéologique, mais l’EI a produit ses propres référents, sa propre idéologie et son propre projet politique, dans lesquels des jihadistes « historiques » se retrouvent, à l’instar de Farid Melouk, membre des réseaux GIA dans les années 1990, et qui se trouve aujourd’hui, très probablement, quelque part entre l’Irak et la Syrie dans les rangs de l’EI au côté de 1 200 autres Français.
C’est pour cela que vous écrivez que le phénomène jihadiste n’est pas réductible à une « radicalisation express » et que pour être compris, il doit être pensé dans la durée.
Certains se radicalisent rapidement. Je pense au cas d’un jeune homme originaire du Havre qui, en quelques mois, est d’abord devenu musulman et qui très vite, par des rencontres, a été séduit par le dogme jihadiste sans connaître grand chose à l’Islam, reprenant à son compte un discours antichiite, antisémite, basique et très facile à assimiler.
Mais ces gens n’existeraient pas s’il n’y avait pas ce que l’on pourrait appeler, en s’inspirant d’Habermas, des « personnes référentes », héritières d’une idéologie qui s’est construite sur 30 ans. Si une forte proportion de ceux qui sont partis en Syrie à partir de 2012 se sont radicalisés rapidement, ceux qui les ont guidés sont des idéologues formés, avec une importante culture théologique, historique, politique, etc. C’est par exemple le cas de Thomas Barnouin, arrêté en décembre par les Kurdes en Syrie. Il avait la biographie de Malcolm X sur sa table de chevet lorsqu’il était plus jeune, il a lu des livres de son grand-père sur la résistance, c’est un excellent médiéviste, cultivé, qui a fait son chemin intellectuel et qui a choisi, en conscience, le jihadisme.
Dans leur cas, le jihad, finalement, c’est une conjonction de trois choses : un profil sociologique, une démarche théologique, un moment politique. Le moment politique de l’EI a ainsi « rencontré » la démarche théologique de gens qui présentaient un profil relativement friable, en déshérance.
Du côté du gouvernement français, la lutte contre le jihadisme semble se résumer au couple guerre là-bas/« déradicalisation » ici. Et ça ne semble pas fonctionner…
Le phénomène jihadiste a été largement sous-estimé en France pendant plus de 25 ans. Et quand les attentats de janvier et novembre 2015 ont eu lieu, il y a eu une forme de sidération, y compris dans les sphères dirigeantes. On a réagi brutalement et sans réfléchir, en réactivant le concept de « guerre contre le terrorisme » et en sortant du chapeau la « déradicalisation ». Mais si on prend un peu de recul, on se rend compte que d’autres États ont, par le passé, tenté la « déradicalisation », et que ça n’a pas marché. En Arabie saoudite, où d’importantes sommes avaient été dépensées pour la « déradicalisation », on a ainsi le cas d’un individu qui, bien que « déradicalisé », est devenu un des émirs d’AQPA (al-Qaïda dans la péninsule arabique).
Cela ne peut pas fonctionner pour une bonne raison : on ne déradicalise pas sur commande. Des gens qui ont adopté un projet politique suite à un parcours personnel, intellectuel et théologique de plusieurs années ne vont pas changer d’avis du jour au lendemain parce qu’ils auront discuté avec des psys. Cela ne peut venir que d’une démarche longue, dans laquelle l’individu avance de lui-même, sans qu’il y soit contraint par qui que ce soit…
Quant à la réponse militaire là-bas, là encore c’est une erreur. Ce n’est pas parce que l’EI va subir des défaites militaires en Irak et en Syrie que son rayonnement international va disparaître. L’EI prospère sur des États faillis, et ils sont nombreux de par le monde : des groupes lui ont prêté allégeance dans nombre de pays, de la Libye à l’Asie du Sud-Est, ce qui témoigne de la force d’attraction du groupe, y compris lorsqu’il est en perte de vitesse sur le plan militaire. L’EI et les groupes desquels il est issu ont déjà subi d’importantes défaites militaires par le passé, ce qui ne les a pas empêchés de se reformer et de se renforcer.
Une dernière question d’actualité : que faire des jihadistes français qui se font arrêter en Irak et en Syrie ?
Sur ce sujet, il faut essayer de garder la tête froide. Le phénomène jihadiste dure depuis près de 30 ans, et il va probablement durer encore au moins 30 ans. La réponse ne peut donc pas être de confier la patate chaude aux Kurdes, dont la situation politique et territoriale est plus qu’instable, ni aux Irakiens, qui évoluent dans un État failli, de guerre civile larvée, et qui pratique la peine de mort. On croit se débarrasser du problème, mais c’est en réalité le meilleur moyen de le faire persister. La haine que pourraient susciter des procédures expéditives, voire des exécutions, contribuerait à alimenter encore un peu plus le sentiment d’injustice sur lequel le jihadisme prospère, et convaincre de jeunes Français sympathisants de l’EI de rejoindre eux aussi le jihad…
Faire revenir les jihadistes, en négociation avec les autorités locales bien sûr, et organiser de véritables procès, ce serait déjà témoigner du fait qu’on prend au sérieux le problème, qu’on s’en occupe et qu’on n’essaie pas de s’en débarrasser en le confiant à d’autres. De véritables « grands procès » pourraient permettre d’explorer en profondeur le phénomène jihadiste, de mieux le comprendre, et cela pourrait peut-être même permettre d’avoir un véritable débat, large et constructif, sur le sujet, déconnecté du prisme émotionnel qui écrase aujourd’hui la question.
Propos recueillis par Julien Salingue