Dans un contexte de chômage de masse, le nombre d’emplois créés est souvent le premier argument dans les plaidoiries des promoteurs de grands projets contestés, qualifiés d’« inutiles et imposés » par leurs opposants. C’est le cas à Notre-Dame-des-Landes, où l’État et son prestataire, le géant du BTP Vinci, tiennent, plus que jamais, à installer un nouvel aéroport. Également en Isère, où Pierre & Vacances projette la construction d’un Center Parcs en pleine zone humide. Ou encore à Gonesse, en région parisienne, cible d’un projet immobilier pharaonique du groupe Auchan. Et en Savoie pour la future ligne à grande vitesse (LGV) entre Lyon et Turin. Face aux critiques et aux coûts exorbitants de ces projets, le nombre d’emplois qu’ils sont censés générer sert souvent d’argument ultime à leurs défenseurs.
La taille hors norme de ces infrastructures destinées au transport, au commerce ou aux loisirs de masse facilite il est vrai les effets d’annonce, quitte à revoir les chiffres à la baisse sous le feu des critiques déployées par leurs adversaires, au fur et à mesure que ces derniers s’approprient les dossiers et constituent leur propre expertise. Données artificiellement gonflées, emplois précaires et sous-rémunérés, destruction d’emplois chez les concurrents du même secteur..., de Notre-Dame-des-Landes à Roybon, les subterfuges dénoncés sont nombreux. Et mettent à mal la vision de grandes infrastructures nécessairement favorables au développement économique et à l’emploi. Travail illégal ou emploi de travailleurs détachés très bon marché sont monnaie courante sur ces grands chantiers, comme l’a déjà illustré ce qui s’est produit pour la construction du réacteur nucléaire EPR à Flamanville [1].
À Notre-Dame-des-Landes, un impact incertain sur l’économie locale
Le projet d’installation d’un nouvel aéroport à Notre-Dame-des-Landes (NDDL), en Loire-Atlantique, est un cas emblématique. Aéroports du Grand Ouest (AGO), la filiale de Vinci censée construire et exploiter l’aéroport, avance le chiffre de 5,4 millions d’heures de travail mobilisées pour réaliser le chantier. Présenté de cette manière, cela paraît beaucoup. Les opposants ont traduit les chiffres de Vinci en équivalent temps plein : 750 emplois, si l’on estime la durée des travaux à quatre ans. Des emplois provisoires, puisque limités à la durée du chantier, potentiellement précaires et mal rémunérés, d’autant plus si le recours à la sous-traitance ou au travail détaché s’avère important.
Autre facette du débat : l’impact de l’aéroport sur le dynamisme économique de la région. Un argument largement spéculatif, difficile voire impossible à démontrer, comme le reconnaît à demi-mot le rapport de la « commission du dialogue » [2], remis le 9 avril 2013 à Jean-Marc Ayrault, alors Premier ministre [3]. Ce qui est certain, en revanche, c’est que la construction de l’aéroport en plein bocage, sur 1 220 hectares, condamnerait des emplois agricoles. D’après la commission, qui relativise cet impact, 40 exploitations seraient touchées. Le nouvel aéroport aurait également un impact sur l’activité de ceux de Rennes et d’Angers, déjà bien à la peine [4].
Un aéroport low-cost ?
L’argument des emplois directement créés sur le site du nouvel aéroport peine également à convaincre. « Chaque million de passagers supplémentaire génère en moyenne 600 nouveaux emplois directs », explique volontiers AGO. Ce ratio est calculé à partir du fonctionnement de l’actuel aéroport de Nantes-Atlantique, qui devra donc fermer. Or, « si le trafic progresse, le nombre d’emplois augmentera, que ce soit à Notre-Dame-des-Landes ou à Nantes-Atlantique », relèvent les opposants. Comme alternative au projet, ces derniers réclament, études à l’appui [5], une modernisation de l’actuel aéroport, opération selon eux plus adaptée et bien moins coûteuse.
Surtout, les opposants mettent le doigt sur une contradiction épineuse. Censée générer des emplois, la dernière mouture du projet d’aérogare s’avère en fait sous-dimensionnée par rapport à l’infrastructure actuelle. Exemple : tandis que les halls d’arrivées et de départs occupent 4 200 mètres carrés à Nantes-Atlantique, ils s’étaleront sur 2 600 mètres carrés sur le nouvel emplacement. « L’aéroport a été pensé pour réduire le nombre d’emplois, avec moins de passerelles d’embarquement, moins de guichets d’enregistrement, relèvent les opposants. Sa conception le rapproche d’un aéroport low cost. » Pour eux, le nombre d’emplois créés par million de passagers y serait plus proche des 250 que des 600 avancé. Autant d’arguments qui pèseront dans le débat en cas de référendum sur le projet.
À Roybon, emplois précaires et salaires de misère
À Roybon, en Isère, c’est un autre projet d’envergure qui suscite une forte opposition, jusqu’à entraîner la création d’une nouvelle « zone à défendre » (ZAD), depuis fin 2014. En cause ? Le groupe Pierre & Vacances, 1,18 milliard d’euros de chiffre d’affaires annuel, veut y implanter un Center Parc [6] : 200 hectares et 1 000 cottages, au cœur du bois des Avenières, en pleine zone humide [7]. Largement soutenu par la collectivité, à hauteur de 113 millions d’euros d’après les calculs de l’association Pour Chambaran sans Center Parcs (PCSCP), le projet doit entraîner l’embauche de 700 personnes pour faire tourner les installations, dont une bulle tropicale de 9 000 mètres cubes « à 29 degrés toute l’année ».
Sauf qu’une grande partie des emplois s’annoncent précaires et très mal payés. Temps partiel oblige, les 700 embauches équivaudraient à 468 emplois à temps plein, dont 48 % dans le secteur du nettoyage. Une étude est souvent citée par les opposants. Menée en 2011 par l’INSEE Lorraine, elle passe au crible le Center Parc des Trois-Forêts (près de Metz), pionner du genre. « Si le nombre d’emplois créés est important, note l’institut de recherche, un sur quatre est en CDD et, surtout, les salaires offerts sont faibles. […] 60 % touchent le Smic horaire, dont près de la moitié seulement 319 euros par mois, du fait d’un contrat de travail hebdomadaire de neuf heures. […] Au final, seuls 6 % des salariés touchent un salaire supérieur de 20 % au Smic. »
240 000 euros d’argent public par emploi créé
À Roybon, la durabilité des emplois est aussi sujette à caution. La santé financière de Pierre & Vacances, déficitaire sur les quatre dernières années, paraît précaire. Crise oblige, les activités touristiques sont mises à mal par une baisse de la demande. Solution trouvée par l’entreprise : compenser le manque à gagner des activités touristiques par les bénéfices de sa filiale immobilière chargée de la construction et de la revente des cottages à des particuliers ou à des investisseurs qui les relouent ensuite à Pierre & Vacances ! Ce sont les marges réalisées dans l’immobilier, combinées aux généreuses subventions et niches fiscales dont bénéficie le groupe, qui tirent aujourd’hui son activité.
Pour combien de temps encore ? Pierre & Vacances semble engagé dans une fuite en avant : pour compenser le déficit des activités traditionnelles et se maintenir hors de l’eau, le groupe est condamné à une extension de son offre immobilière, c’est-à-dire à la construction de nouveaux Center Parcs. En attendant, à Roybon, suite à l’action des opposants, le projet est provisoirement suspendu. Le 16 juillet 2015, le tribunal administratif de Grenoble a invalidé l’arrêté préfectoral autorisant la destruction de la zone humide. Pierre & Vacances a fait appel de cette décision. Avec 240 000 euros d’argent public pour chaque emploi créé, pas très surprenant ! [8]
Europa City, ou la course au gigantisme
Sur le triangle de Gonesse, dans le Val-d’Oise, c’est le dernier grand espace agricole de la périphérie parisienne qui menace d’être bétonné au nom du développement économique. À l’horizon 2022, Immochan, filiale du groupe Auchan, compte y installer Europa City, un gigantesque complexe de 80 hectares, comptant pas moins de cinq cents boutiques, dix hôtels, un pôle culturel, un cirque, un parc à thème, et même une piste de ski d’intérieur ! Ici, outre les travaux de construction, on promet la bagatelle de 11 500 emplois directs et de 6 000 emplois indirects. De quoi faire saliver de nombreux élus locaux, du député-maire de Gonesse Jean-Pierre Blazy (PS) jusqu’au conseil régional d’Île-de-France.
Le nombre d’emplois créés a-t-il été surestimé par les promoteurs du projet, Immochan et l’Établissement public d’aménagement de la Plaine de France (EPA-PDF) ? Plus que sur les chiffres avancés, le débat porte sur le risque de destruction du tissu économique préexistant. Le projet va-t-il créer des emplois, ou les déplacer en les concentrant sur un site de plus grande taille, augmentant les temps de transport des salariés et des clients ? À ce jour, le projet n’inclut pas d’hypermarché, mais les commerces y occuperont 230 000 mètres carrés. Pour ses partisans, sa vocation internationale et la diversité de son offre, en particulier sur le plan culturel, le positionnent sur un créneau distinct des complexes voisins.
La question est décisive, car, à proximité immédiate de la zone concernée, de grands centres commerciaux se livrent déjà une à concurrence effrénée [9]. À quelques centaines de mètres du triangle de Gonesse, O’Parinor, sur la commune d’Aulnay-sous-Bois, compte déjà 200 boutiques, dont un hypermarché Carrefour. Le complexe a fait peau neuve il y a deux ans, mis sous pression par l’ouverture en 2013 d’un autre grand temple de la consommation, Aéroville, en bordure de l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle, c’est-à-dire à dix minutes de Gonesse. Bref, dans les parages, bonjour les embouteillages ! Ces grands complexes pourront-ils cohabiter, et leurs emplois, perdurer ?
Les terres et les emplois agricoles, victimes collatérales des grands projets
Dans la famille des grands projets inutiles, la ligne à grande vitesse (LGV) Lyon-Turin est souvent présentée comme la sœur jumelle de Notre-Dame-des-Landes. Pour son ancienneté d’abord : initié par François Mitterrand, le projet remonte au début des années 1990. Mais aussi pour un coût faramineux au regard d’une utilité discutée : au moins 26 milliards d’euros, dont 11 milliards dépensés par l’État français ! Le tout pour gagner une ou deux heures sur un trajet entre Paris et Milan [10]. Au prix, ici encore, d’un « impact important sur l’agriculture », comme le reconnaissait en 2012 une commission d’enquête publique, concluant cependant à l’utilité du projet.
Sur le dossier Lyon-Turin, l’emploi figure pourtant en bonne place dans les arguments utilisés. Louis Besson (PS), ancien maire de Chambéry et grand artisan du projet, promettait 10 000 emplois pour la réalisation des travaux. Un chiffre manifestement peu réaliste : les bénéfices attendus ont depuis été revus à la baisse, autour de 3 000 emplois créés, et même, plus récemment, à 2 000 ! La calculatrice des défenseurs de la LGV a-t-elle connu des ratés ? Pour Daniel Ibanez, opposant historique au projet, il s’agit là encore d’une présentation optimiste : « 2 000 emplois, c’est au plus fort du chantier, c’est-à-dire s’ils construisent quatre ou cinq tronçons en même temps ! »
Les grands projets contre l’emploi ?
De Notre-Dame-des-Landes à Roybon, ces grands projets, au nom de la compétitivité et d’un modèle de développement tourné vers l’international – au mépris de l’impératif de réduction des émissions de CO2 – centralisent les activités sur de grosses infrastructures consommatrices de terres, tout en les concentrant sur un nombre d’opérateurs de plus en plus réduit. L’emploi peut-il en sortir gagnant ? La ferme des Mille Vaches, dans la Somme, constitue le contre-exemple parfait. Véritable usine tournée vers la recherche d’une rentabilité économique optimale, la ferme industrielle doit employer 18 salariés [4], quand un nombre équivalent d’animaux répartis sur plusieurs fermes de plus petite taille ferait vivre environ 40 personnes. Question progrès social et répartition du travail, on a vu mieux !
Alors, création d’emplois, ou « destruction créatrice » aboutissant à leur réaffectation – en nombre parfois plus restreint – sur des infrastructures générant des emplois intensifs et mal rémunérés ? La technicité du débat sur la création d’emplois dans les grands projets escamote des questions essentielles pour sortir de la crise écologique et sociale : comment protéger les terres et promouvoir une agriculture réellement écologique ? Comment développer des emplois durables et de qualité ? Que voulons-nous produire, et de quelles ressources disposons-nous pour le faire ? Après les promesses de la COP21, c’est la pertinence même de notre modèle de société qui est questionnée par les grands projets inutiles.
Thomas Clerget
@Thomas_Clerget