Ma chère Anne,
J’ai d’abord simplement été surpris de t’entendre dans les médias affirmer ton adhésion au manifeste du collectif de plus de 100 femmes publié par Le Monde du 10 janvier. Je me suis dit « mais que diable allait-elle faire parmi ces rombières ? » J’allais passer à autre chose mais une phrase du texte m’a arrêté. « Celles d’entre nous qui ont choisi d’avoir des enfants » ont trouvé « plus judicieux d’élever [leurs] filles » pour qu’elles soient capables de vivre « sans se laisser intimider ni culpabiliser ». Nous continuerons cependant à ignorer selon quelles bonnes maximes vous avez élevé vos garçons. Ayant été moi-même un garçon élevé par une militante féministe [1] et par la suite un père qui élève lui-même sa fille, j’ai eu envie de réagir à votre prose.
J’ai le sentiment que l’irruption de la parole des femmes qui s’est enclenchée l’automne dernier à la suite de l’affaire Weinstein peut représenter une nouvelle étape historique du combat désormais plus que séculaire de l’émancipation féminine. Je n’emploie pas le terme « historique » par goût de l’emphase mais pour souligner le caractère nouveau d’un mouvement qui s’attaque à des dimensions jusqu’alors occultées ou banalisées de la domination masculine et de la domination hiérarchique. Comme à chaque fois, une telle remise en cause bouscule les frontières entre les trois sphères (domestique, sociétale et publique) de la vie sociale, politise sans ménagement des questions relevant du privé ou même de l’intime et met à mal de ce fait le « contrat social » implicite régulant les rapports entre les sexes.
Comme à chaque fois aussi, un tel mouvement radical emporte avec lui sa part d’exagérations (par exemple des accusations qui pourront s’avérer outrancières ou infondées) et sa part d’aberrations (par exemple les propositions de soumettre les rencontres amoureuses à des protocoles normatifs explicites et contraignants). Cela ne change rien, à mes yeux, au fait que nous avons le bonheur de voir naître un nouveau « courant chaud » (Ernst Bloch) de la lutte pour l’émancipation.
Confronté à cela, votre manifeste relève très précisément de ce qu’Albert Hirschman a analysé comme les topoi classiques de la « rhétorique réactionnaire » : la thèse de la mise en péril et la thèse de l’effet pervers. [2] Seraient gravement menacés désormais : l’honneur et la présomption d’innocence des hommes mis en cause, la liberté sexuelle, la liberté artistique, la distinction entre le réel et la fiction, la préservation d’une sphère d’intimité. Avec pour conséquences perverses : infantiliser et victimiser les femmes, les réduire à un rôle de proie et rétablir le règne de la morale victorienne. Les arguments sur la libération des femmes ne serviraient donc qu’à « mieux les enchaîner » et à installer « comme un climat de société totalitaire ».
Mais il ne s’agit pas seulement de rhétorique. Dans son contenu même, votre manifeste exprime une posture clairement réactionnaire.
Qui parle par votre voix ? Au nom de qui parlez-vous ? Depuis quelle position ?
Position sociale d’abord. Pour illustrer la (très juste) affirmation que « la personne humaine n’est pas monolithe », vous donnez cet unique exemple : « une femme peut, dans la même journée, diriger une équipe professionnelle et jouir d’être l’objet sexuel d’un homme ». Ne pourrait-on en proposer quelques autres : « une ouvrière peut, dans la même journée, travailler à la chaîne et, pendant sa pause-déjeuner, sucer son contremaître dans le placard à balais parce qu’elle s’y sent obligée ». Ou bien : « une secrétaire stagiaire peut, dans la même journée, taper 200 lettres et se faire attraper par la chatte par le président des Etats-Unis ». Elles aussi, n’est-ce pas, ne sont pas des personnes monolithes. Vous avez, me semble-t-il, oublié un « détail » : une grande partie des humains sont inclus dans une pyramide hiérarchique qui est à la fois une structure de domination et une structure sexuée (plus on grimpe, plus augmente la proportion de mâles). Cette réalité crée les conditions, les « chances » (aurait dit Max Weber) qui favorisent l’exploitation sexuelle et les violences sexuelles à presque tous les niveaux de la pyramide.
Position ethnique ensuite. Comme l’a rappelé Olivier Roy, dans le même n° du Monde, depuis des années la question des agressions sexuelles était « attribuée à la culture des agresseurs (en l’occurrence, bien sûr, l’Islam). Les agressions commises par des hommes occidentaux bien sous tous les rapports étaient soit minimisées, soit présentées comme relevant d’une pathologie individuelle. Et la solution était de promouvoir les ‘valeurs occidentales’ de respect de la femme ». Une telle focalisation alimentait en outre à flot continu le racisme et l’islamophobie, ainsi que l’hostilité aux réfugiés. La question de la domination sexuelle était subordonnée à (voire instrumentalisée par) celle du « choc des cultures ». Avec #balancetonporc et #metoo la scène a subitement changé. Il ne s’agit plus de culture mais de pouvoir. Dans les accusations contre Weinstein ou Tariq Ramadan, ce qui entre en compte n’est pas le fait que le premier soit juif et le second musulman, [3] mais qu’il s’agit d’hommes disposant d’un grand pouvoir sur les autres, économique ou symbolique – peu importe. Cette situation nouvelle inquiète précisément beaucoup de monde. La catholique traditionaliste Christine Boutin, porte-drapeau de la Manif pour tous, ennemie jurée du droit à l’avortement et du mariage homo, s’inquiète des menaces qui pèsent sur la « gauloiserie », cette « part intégrante de l’identité française ». Et parmi vos cosignataires figure Elisabeth Lévy, égérie d’Alain Finkielkraut et directrice de Causeur, le porte-voix des identitaires soft. Est-ce que les femmes à leur tour ne s’apprêteraient pas à mettre en œuvre un « grand remplacement » ?
Position stratégique aussi. La libération de la parole des femmes aurait pour effet de les « enchaîner à un statut d’éternelles victimes, de pauvres petites choses sous l’empire de phallocrates démons ». Vraiment ? J’ai appris il y a longtemps d’un grand stratège chinois que pour s’orienter politiquement dans une situation il fallait toujours se poser la question « qui a peur de qui ? » Des centaines de milliers de femmes énoncent haut et fort ce que jusqu’à présent elles ont tu ou à peine chuchoté, des centaines de milliers d’hommes rasent les murs, les yeux fixés sur la pointe de leurs chaussures. Oui, vraiment, qui a peur de qui ? Toutes les grandes transformations dans les rapports humains reposent sur un changement du rapport des forces. Pour que des oppresseurs ou des privilégiés acceptent ou se résignent, collectivement, à de nouvelles règles du jeu, l’éventualité d’une confrontation violente est nécessaire. Dans son essai King Kong Théorie, Virginie Despentes a exprimé cela très simplement : « Pourtant, le jour où les hommes auront peur de se faire lacérer la bite à coups de cutter quand ils serrent une fille de force, ils sauront brusquement mieux contrôler leurs pulsions ‘masculines’, et comprendre ce que ‘non’ veut dire ».
Position éthique enfin. Il y aurait deux catégories de femmes. Elles doivent choisir entre être une « proie », « victime perpétuelle » et traumatisée à jamais, ou une femme libre, assumant les « risques » et les « responsabilités » de sa condition, pour laquelle les petites importunités sexuelles au quotidien sont un « non-événement » et qui ne sera pas atteinte dans sa « dignité » par les grands « accidents qui peuvent toucher le corps ». Bref, toujours la même distinction pseudo-nietzschéenne entre la morale de la plèbe et celle de l’élite. Mais le plus ahurissant c’est le fondement sur lequel repose cette distinction, dont l’énoncé conclut votre manifeste : « nous ne sommes pas réductibles à notre corps. Notre liberté intérieure est inviolable ». Nous voilà donc plongé deux mille ans en arrière, sous Néron, pour répéter avec Sénèque : « Le corps seul est l’esclave et la propriété du maître ; l’âme s’appartient à elle-même ; elle est si libre, si indépendante, que, même dans cette prison qui l’enferme, elle ne peut être empêchée de prendre tout son essor, pour s’élever aux plus grandes choses et s’élancer dans l’infini » [4]. A son maître Epaphrodite qui lui torture la jambe, le philosophe stoïcien esclave Epictète fait remarquer : « Tu vas la casser ». Quand l’os craque, il ajoute simplement : « Je te l’avais bien dit ». N’y aurait-il pas là un modèle éthique à populariser dans les campagnes de prévention des violences contre les femmes ? Et voilà comment on balaye d’un revers de la main 50 ans de réflexion contemporaine sur le lien entre la domination et le pouvoir exercé sur les corps, de George Orwell à Michel Foucault, et 50 ans d’action féministe sur la centralité de la réappropriation de leur corps par les femmes.
J’espère ma chère Anne que nous aurons bientôt l’occasion de débattre de tout ceci.
Bien à toi,
Jean Vogel
Réponse à Jean Vogel
Cher Jean,
Je me suis déjà exprimée à RTL, à La Première, au JT de la RTBF, à Knack, au Vif, à Radio-Campus, mais si tu ne connais pas mes arguments en voici une courte synthèse.
Non je n’ai pas signé par erreur.
Même si tous les mots de cette pétition ne me conviennent pas (comme toujours dans un texte collectif), j’adhère en gros à son ’ras-le-bol’.
Je suis une féministe « historique » : parmi les fondatrices à l’ULB du groupe d’études féministes (GIEF) et de sa revue « Sextant » (je viens d’en coordonner un numéro en 2017), depuis 1986 un de mes cours (dont j’ai donné la dernière leçon le 20 décembre dernier) aborde largement la domination masculine, l’aliénation des femmes et le patriarcat.
En tant que vieille marxiste je continue à penser que l’essentiel est la situation sociale et économique des femmes .J’ai lutté et continue à le faire pour leurs droits économiques et sociaux. Lorsque les femmes auront une carrière, une pension décente et des promotions pareilles à celles des hommes, un certain nombre de « porcs » n’auront rien à se mettre sous la dent.
Ce sont là les combats essentiels et l’écriture inclusive ou les vedettes d’Hollywood exhibant de grands décolletés dans une robe noire de deuil, pour protester contre les « porcs » m’émeuvent peu.
J’ai l’impression qu’on est ici dans le délire. Les femmes sont systématiquement victimisées et leur faire un compliment est devenu déplacé. Je plaide en toutes choses pour la réciprocité : je peux dire à un collègue que sa chemise bleue claire lui va bien, ou qu’il est bien plus beau depuis qu’il a perdu 15 kilos. Je lui reconnais le même droit.
Je viens d’une société où il est presqu’obligatoire de trouver un mot gentil pour chacun, à l’intérieur des genres comme entre les genres. C’est de la courtoisie, de la gentillesse. Cela relève l’effort que nous faisons chacun(e) pour plaire (ou déplaire le moins possible) à notre « prochain » (homme ou femme).
En outre je ne pense pas que les femmes soient des vierges effarouchées. Nous aussi nous « draguons ». Comme les guenons décrites par St. Pinker, qui cherchent à se faire féconder par le mâle le plus puissant, nous tournons autour des hommes de pouvoir.
Je plaide pour ce droit des femmes comme des hommes de faire à qui lui plait des propositions explicites ou implicites, comme le droit de chacun(e) de les refuser.
Certain(e)s plaident pour une acceptation écrite obligatoire et préalable des relations sexuelles. Cela s’appelle le mariage. Ma génération a combattu cette institution patriarcale et n’entend pas la voir revenir par le biais des puritains, religieux ou non.
Le libertinage est un droit acquis de haute lutte, pour les femmes et pour les hommes.
Le racisme ne me semble en outre pas loin de toutes ces protestations. En effet c’est longtemps dans les « quartiers » qu’on a évoqué les grossièretés mais sans jamais se poser la question de « culture ou nature » des hommes, qu’évoque très bien Olivier Roy, qui s’inquiète, comme moi, de la codification des comportements sexuels.
Je refuse une société où tout serait sous contrôle, surtout dans ce domaine.
Loin des réseaux sociaux où fusent les insultes (alliée des porcs, couguar...), je suis submergée de messages d’appuis, d’hommes et de femmes, et pas particulièrement gâteux et réactionnaires comme certains le voudraient, mais qui ont du recul par rapport aux vagues déferlantes.
Curieusement, plusieurs collègues (et même un journaliste de la RTBF qui m’interviewait), sont venues me murmurer leur soutien en ajoutant « Dans l’atmosphère actuelle vous avez bien du courage ».
Anne Morelli