Combien de fois a-t-on utilisé des passages du Coran pour expliquer la violence d’Al-Qaida ou celle de telle ou telle organisation labellisée islamiste ? Quel journal n’a pas tenté d’examiner le développement en Égypte ou au Pakistan par le poids de la religion ? Combien « d’intellectuels » médiatiques assènent une vérité définitive sur « le monde musulman » ou « les musulmans » par la religion prêchée par le prophète Mohammed ? Lire Islam et capitalisme, publié il y a près de cinquante ans, éviterait ces raccourcis.
L’auteur, Maxime Rodinson, est un historien des religions et un sociologue marxiste français (1915-2004). Fils de communistes juifs ayant fui les pogroms de Russie pour Paris (son père mourra à Auschwitz), il est l’un des penseurs les plus prolifiques de sa génération. Autodidacte, il a appris le guèze (éthiopien ancien), des langues sud-yéménites, l’arabe, le turc et l’hébreu. Il s’est illustré par des écrits sur les religions, en particulier l’islam, et sa biographie du prophète Mohammed est célèbre. Membre du Parti communiste français qu’il quitte en 1958, il s’est focalisé sur l’étude des structures socio-économiques des sociétés musulmanes [1].
Dans Islam et capitalisme [2], Rodinson s’oppose à la fois à une vision trop dogmatique du marxisme et à ceux qui analysent les événements qui touchent le monde arabe et le monde musulman par le seul prisme de l’islam. Pour lui, les facteurs socio-économiques sont bien plus déterminants que la religion, même s’il n’en sous-estime pas la portée, sachant qu’elle peut être un levier redoutable pour ceux qui l’instrumentalisent.
LE CAPITALISME, MODÈLE ÉCONOMIQUE DOMINANT
En dépit de ses crises successives, le capitalisme reste le système économique dominant. En 1966, quand Rodinson écrit ce livre, il est largement considéré en Occident comme un progrès et les pays occidentaux imputent le retard supposé des sociétés arabes et islamiques au Coran et à la religion musulmane. « Pas plus que le Coran, la sonna (sic) ne se prononce bien évidemment sur le capitalisme ! », écrit-il, avant de déconstruire point par point les arguments des détracteurs en se basant sur la révélation divine — réputée inaltérable rappelle-t-il — et la sunna, vie du Prophète rapportée par ses compagnons et ses proches.
La prédestination, le fatalisme et la magie qui caractériseraient l’islam - religion prétendûment opposée à la rationalité - empêcheraient le développement d’une société capitaliste ? Faux, ils sont davantage présents dans le judaïsme et le christianisme, argumente-t-il. Croire au destin est certes un pilier de la foi islamique [3], mais le fatalisme et la destinée ne sont pas synonymes d’impuissance ou d’inactivité : le « grand djihad » signifie littéralement fournir des efforts pour s’améliorer et améliorer la société dans le même temps souligne Rodinson. Pour contredire l’argument d’irrationnalité, l’auteur cite les versets appelant à la réflexion [4], affirmant que l’islam est la plus rationnelle des trois croyances monothéistes : seuls ceux qui réfléchissent à la création et sont dotés d’intelligence reconnaissent l’existence d’un Dieu unique [5]. Il ne s’agit en aucun cas de croire sans comprendre.
Ensuite, détenir des biens et prospérer n’est incompatible ni avec les sociétés arabes, ni avec l’islam. La piété est le seul critère de supériorité aux yeux de Dieu [6], mais l’enrichissement n’est pas remis en cause [7]. Avant l’avènement de l’islam, les Arabes et les Mecquois étaient connus pour être de grands commerçants. Le prophète Mohammed a d’ailleurs été l’époux de la riche Khadija, dont les affaires étaient prospères. Elle l’avait recruté et les qualités commerciales du futur prophète de l’islam retinrent son attention [8]. Ainsi, avant d’être un prophète, Mohammed a été un commerçant.
Rodinson souligne également que ces sociétés ont plutôt intérêt à développer les richesses : le troisième pilier de l’islam est la zakat, un impôt annuel obligatoire versé sous des conditions de revenus par chaque musulman-e aux nécessiteux [9]. « S’enrichir par le bien et le partage est islamique (…). Ce qui est en revanche interdit, ce sont les pratiques frauduleuses (…), vendre, acheter des substances illicites comme le vin et le porc (...) spéculer sur des biens communs telles que l’eau (...) les denrées alimentaires (...) l’accaparement ou encore la vente aux enchères quand le vendeur ne sait pas quel prix il tirera de son produit, par exemple », décrit-il. Mais ces interdictions sont vues comme des pratiques « entravant le libre jeu d’une économie libérale » par l’Europe et les États-Unis, puissances impérialistes au cœur du développement du capitalisme.
Une autre interdiction de l’islam a été avancée pour expliquer le fameux « retard » : celle du prêt à intérêt riba (usure) [10], qui empêcherait de s’enrichir. L’historien des religions rappelle que les trois religions monothéistes condamnent l’usure. Il explique ensuite que cet argument ne tient pas car il est tout de même pratiqué et que, très tôt dans l’histoire de l’islam, des fatwas permettent de contourner la stricte interdiction...
Au-delà de ce cas précis, il rappelle que les musulmans, s’ils sont une communauté de croyants, ne constituent pas, bien évidemment, un groupe homogène. Il expose nombre de visions divergentes, de débats des différentes écoles de pensées pour en conclure que ce ne sont pas les savants qui influencent la société mais les pratiques sociétales qui engendrent des changements et jurisprudences, dans la droite ligne de l’ijtihad : l’effort constant de réflexion des savants et juristes musulmans pour interpréter les textes et en déduire le droit (en fonction de critères tels que le contexte).
Rodinson puise ses exemples au Maroc, en Égypte, dans l’empire ottoman ou en Arabie saoudite et au Pakistan. S’il s’oppose au sociologue Max Weber et aux orientalistes qui ont une approche essentialiste de ces pays, il ne partage pour autant pas l’idée des musulmans qui citent l’islam comme base du socialisme idéal.
VISION COLONIALE
Rodinson a critiqué tout au long de son parcours une représentation biaisée de l’islam et des musulmans ; pour autant, il n’idéalise pas les États musulmans et nuance l’idée, répandue cette fois parmi les musulmans, que l’islam règlerait les problèmes - y compris économiques - et pour cause : « Ce n’est pas le Coran qui façonne la société mais la société qui puise dans le Coran ce qui peut lui correspondre. » Il confronte ici les principes prônés par l’islam à la réalité : « la justice que recherchaient les musulmans les plus soucieux de rester fidèles à l’idéal coranique (…) : un État dirigé selon les principes de Dieu traitant tous les croyants à égalité (…) pratiquant une entraide aux frais des plus fortunés et au bénéfice des plus pauvres ». Pourtant, dans les sociétés musulmanes, des patrons exploitent leurs employés et des propriétaires spolient ceux avec qui ils détiennent un contrat comme au Pakistan et en Arabie saoudite, pays fondés sur l’idéologie islamique où les inégalités, le non-respect des droits fondamentaux sont flagrants.
Mais l’historien ne sous-estime pas pour autant le rôle des puissances étrangères. Son livre s’inscrivait dans le contexte révolutionnaire post-colonial où le socialisme occupait une place centrale ; des réformes économiques (agraires, industrialisation), politiques (panarabisme), sociales (éducation, santé) étaient en cours dans les pays critiqués par les anciennes puissances coloniales. L’auteur évoque justement leur rôle dans ce sous-développement qu’elles dénoncent : il explique comment des systèmes (politiques, taxes ou prises de contrôle comme en Iran) mis en place par les colonisateurs ont empêché le développement d’une industrie capitaliste et en même temps justifié les colonisations, qui auraient apporté la « modernité » aux pays colonisés. Et pour finir sa démonstration, il cite l’exemple de la Chine et du Japon à qui l’on reproche les mêmes « tares » alors qu’il ne s’agit pas de sociétés musulmanes.
Ce texte est d’autant plus d’actualité qu’après un nouveau cycle de révoltes, des forces se réclamant de l’islam politique ont pris le pouvoir. La doctrine des Frères musulmans est ainsi résumée par eux dans le mot d’ordre « l’islam est la solution ». Une « solution » qui a varié selon les époques : dans les années 1960, les Frères musulmans se réclamaient d’un socialisme islamique jamais mis en application. Ils espèrent désormais trouver une voie musulmane au capitalisme [11] mais n’ont dans l’ensemble pas été capables de résoudre les problèmes économiques.
Ainsi, c’est avec une grande rigueur et sans jugement de valeur que Rodinson contredit ceux qui, dans une démarche d’essentialisation, recherchent dans l’islam une explication à tous les actes des musulmans — ce qu’ils ne font pas avec les autres religions. Personne ne cherche dans la Bible des explications aux situations des pays d’Amérique latine. Il s’agit, comme à l’époque de Rodinson, de se demander pourquoi et surtout qui continue d’analyser les sociétés musulmanes et les méfaits des musulmans par l’unique biais religieux. Et dans quel but ces questions sont instrumentalisées.
WARDA MOHAMED