Islam
Les Arabes entendent par le mot islām la religion prêchée par le prophète Mohammed. C’est le sens premier que donnent les dictionnaires. Jusqu’ici, aucun problème. Mais ils ajoutent d’autres acceptions, parfois d’ailleurs avancées par les mêmes : « ensemble des peuples » ou « ensemble des pays » -‒ ou si l’on veut des « sociétés » ‒ « qui professent cette religion », et encore « la civilisation » qui les caractérise.
Mais que font les Arabes et les musulmans eux-mêmes, concernés au premier chef ? Pour eux, le terme islām signifie al-dīn al-islāmī, littéralement « la religion islamique ». Pour parler des pays, ils emploient bayt al-islām, « la maison de l’Islam » et plutôt aujourd’hui bilād al-islām, « le pays de l’Islam », ou encore al-buldān al-islāmiyya, « les pays islamiques » dès qu’ils veulent englober d’autres pays que les pays arabes ou les sociétés qui se réclament de l’islam. Pour parler « des peuples », le langage moderne a étendu la notion de umma, qui désignait jadis la « communauté des Croyants », au sens de « nation », et emploie généralement al-umma al-islāmiyya en englobant les minorités religieuses, bref au sens d’« ensemble des peuples où l’islam est prépondérant ».
Quant à la civilisation, qui est en français une notion moderne apparue en Europe au XIXe siècle et dont ils ont adopté le contenu, nos voisins d’outre-Méditerranée utilisent le vieux mot arabe hadhāra signifiant « sédentarisation », et parlent d’al-hadhāra al-ᶜarabiyya, de « la civilisation arabe » ou, s’ils veulent embrasser plus large, al-ᶜarabiyya al-islāmiyya, « arabo-islamique », ou carrément al-islāmiyya, « islamique ». Tout cela pour dire que le terme islām n’est employé seul que pour la religion, tandis que les notions de peuple, de pays, de sociétés et de civilisation, différentes de celle de la religion, s’expriment par d’autres termes ou par des expressions distinctes.
Lorsque l’on parle de christianisme pour la religion du Christ, de chrétienté pour l’ensemble des sociétés — peuples et pays — où domine cette religion, cela est loin d’être théoriquement parfait d’un point de vue anthropologique autant que philosophique, mais on opère bien une distinction dans le lexique.
On a cherché à éviter l’amalgame de ces notions diverses dans un seul mot, en distinguant islam avec un /i/ minuscule pour parler de la religion et Islam avec un /I/ majuscule pour parler des sociétés et de la civilisation, distinction qui est loin de tout régler. Aussi est-il nécessaire de bien préciser dans chaque cas de quelle notion il s’agit. Cela permet d’éviter un premier écueil, qui est considérable.
Cela dit, le rapport entre religion et société diffère selon l’aire des pays où, du Sénégal à l’Afghanistan, voire plus loin à l’est, la religion islamique est prépondérante, mais dont l’évolution historique n’est pas la même, ce qui n’empêche pas la religion musulmane de leur insuffler un puissant élément culturel d’unification. Mais il est faux de considérer cette religion comme un élément structurant les sociétés de façon totalisante. Il est faux de croire qu’elle peut vider celles-ci de tout ce qui n’est pas inclus dans les pratiques rigoristes interprétées comme orthodoxes ou véridiques par des courants fondamentalistes à l’horizon étroit, qui ne représentent pas davantage l’islam que les protestants de la Bible Belt étatsunienne ne représentent le christianisme et, à plus forte raison, la pensée des sociétés euro-nord-américaines toutes entières [1].
L’ÉCUEIL DE L’« ESSENTIALISATION »
Il existe un second écueil que la distinction lexicale explicite entre religion, sociétés et civilisation peut faciliter, mais ne suffit pas à régler. C’est ce qu’il est convenu d’appeler la réduction « essentialiste » de ces notions. Elle consiste à les considérer chacune, même quand on les distingue, en une sorte de bloc historique homogène, hermétiquement fermé dans l’espace et invariant dans le temps.
Au vrai, la multiplicité de ses confessions, de ses écoles juridiques et de ses courants dans l’espace et dans l’histoire fait de l’islam une religion tout aussi plurielle que le christianisme. Cela est aussi vrai du sunnisme qui, en l’absence d’autorité pontificale à la différence du catholicisme, reste une mosaïque aussi variée que celle du protestantisme. L’étendue géographique des pays qui adhèrent à l’Organisation de la coopération islamique (OCI) en fait une aire géographique aussi plurielle que l’est l’Europe elle-même. Il y a peut-être même davantage de différences entre les sociétés indonésienne et algérienne et leurs cultures au sens ethnographique du terme, qu’entre Portugais et Bulgares.
Au cœur des notions de culture et de civilisation au sens d’« être-au-monde » des sociétés, ou si l’on veut de leur personnalité, il y a leur regard sur soi, lequel implique un sentiment de pérennité dans l’espace-temps, d’identité propre, qui est une notion nécessairement mais, il faut le dire, positivement ambiguë. Car de même que l’individu a besoin de se considérer, de la naissance à la mort, identique à lui-même, mais qu’il grandit, subit des influences extérieures, participe à de multiples expériences sociales parfois concurrentes voire antagoniques et se reconstruit plusieurs reprises au cours de son existence en passant parfois par des crises de la personnalité, la civilisation est un fait social essentiellement ouvert, pluriel et plastique. Songeons aux difficultés qu’ont aujourd’hui les Français à se définir ; difficultés que l’on oppose à un islam fantasmé, caricaturalement présenté comme un bloc uniforme. Songeons à la foire identitaire où se mélangent ou s’opposent, pêle-mêle ou selon les goûts de chacun, les valeurs d’une bien nouvelle et curieuse « civilisation judéo-chrétienne » ou celles d’une « République » qui fait claquer au vent les drapeaux d’une laïcité partisane et intolérante dont les chrétiens traditionalistes se font ironiquement les champions ; et encore, quand ce ne sont pas les mêmes, la « civilisation occidentale » ou carrément « universelle ». Inutile d’égrainer les déclinaisons ou les variétés de ces notions chez nos voisins européens. Ce n’est certes pas en enveloppant leur idée de la civilisation sous le terme globalisant d’islam que ces derniers peuvent s’imaginer avoir résolu d’emblée les problèmes d’identité que se posent leurs voisins d’outre-Méditerranée.
Tout cela pour dire qu’il faut veiller à rechercher, dans les sociétés des pays se réclamant de la religion et de la civilisation islamiques, tout comme dans les sociétés européennes, les éléments effectifs de pluralité, à côté des éléments tout aussi réels d’unité.
Roland Laffitte
* ORIENT XXI, 20 JANVIER 2016 :
http://orientxxi.info/mots-d-islam-22/islam,1125
Islam avec ou sans majuscule ?
L’édition française a pris l’habitude d’écrire avec une initiale minuscule les noms de religions et de courants de pensée ainsi que leurs adeptes, mais avec une initiale majuscule ceux des peuples et des pays ainsi que leurs membres ou habitants. Selon les règles typographiques généralement suivies par l’Imprimerie nationale, l’université et la presse, on écrit donc islam avec un /i/ minuscule lorsqu’il s’agit de la religion islamique, mais on use de la graphie Islam avec un /I/ majuscule quand il s’agit des sociétés.
Laissons de côté la langue arabe qui ne connaît pas l’usage des majuscules. Parmi les langues d’Europe, l’allemand n’éclaire pas davantage notre propos dans la mesure où tous les substantifs reçoivent une initiale majuscule. Mais considérons la langue anglaise : celle-ci confère aux religions et courants de pensée comme aux peuples et aux pays, une initiale majuscule, comme cela était la règle en français au XVIIIe siècle, ainsi qu’on peut s’en rendre compte dans la 4e édition du Dictionnaire de l’Académie datée de 1798. Quant aux langues latines, l’italien et l’espagnol, tous ces noms sont employés avec une initiale minuscule.
Le français a pris une attitude intermédiaire entre ces deux extrêmes. Il réserve une minuscule aux religions et, partant, aux courants de pensée, tandis que les peuples et les pays sont honorés d’une majuscule. Il s’agit bien au départ d’une valorisation : celle de l’élévation au pinacle de la Nation aux dépens de la Religion, dans la droite ligne des charges des Lumières et de la Révolution contre l’Église. Le résultat est que, dès le début du XIXe siècle, tous les dictionnaires entérinent cet usage, par ailleurs confirmé en 1835 par la 5e édition du Dictionnaire de l’Académie. Ce qui n’exclut nullement que l’on puisse, dans la littérature, assortir les noms de courants de pensée d’une majuscule comme élément intentionnel. Cela prouve bien que, mise en balance avec la minuscule initiale, la majuscule possède une connotation positive et la minuscule une connotation péjorative. Nous avons bien là un choix idéologique.
LA GRAPHIE « CANONIQUE »
Selon l’orthographe que l’on peut qualifier de « canonique », parce que sacralisée en quelque sorte par l’Imprimerie nationale, on devrait écrire christianisme et chrétienté avec un /c/ minuscule. Seulement, dès qu’il s’agit de l’Islam, la règle s’est heurtée à une incertitude grave du fait que le même mot est employé indistinctement pour la religion et les sociétés qui s’en prévalent, comme le pendant commun des deux termes précédents dans la religion du Christ et dans les sociétés où celle-ci est influente, même si le rapport religion/société est très différent dans les unes et les autres. La langue française tente d’échapper à cette indétermination, source de confusion, en écrivant Islam — avec /I/ majuscule donc —, quand il s’agit de l’« ensemble des peuples qui professent », selon le Trésor de la langue française, étendant même cet emploi à « la civilisation qui les caractérise ». L’intention est louable mais n’est pas sans effet pervers, car elle perturbe l’imaginaire collectif français. Si l’on met en effet en rapport chrétienté et Islam en termes de populations ou de civilisations, comment distinguer que, hors du cercle des initiés, l’usage de la majuscule est, dans le second de ces termes, une simple convention graphique et non une intention appréciative de la notion ? Peut-on imaginer qu’un chrétien ou un athée, fiers de cette identité, voire un simple partisan de la laïcité, ne ressente pas quelque trouble en appliquant cette règle qui fait involontairement deux poids deux mesures entre sociétés et civilisations ?
Autre problème, et de taille. Les dictionnaires donnent volontiers l’illustration suivante de la graphie canonique : on parlera d’un « juif pratiquant » quand il s’agit d’une « personne qui pratique la religion judaïque », mais une personne appartenant à la communauté israélite, au peuple juif s’écrit avec une majuscule, selon le Larousse. Qui peut trouver claire cette distinction entre juif comme « pratiquant » et Juif comme membre de la « communauté israélite » ? N’y a-t-il pas là une manifestation de l’ethnicisation du judaïsme ? Plus généralement, est-on vraiment obligé de trancher la question de savoir si les Juifs sont un peuple ou les pratiquants d’une religion, débat qui traverse les sociétés des deux rives de la Méditerranée chaque fois que l’on fait référence au judaïsme ?
Il en est de même des Arméniens et aujourd’hui des Assyriens en Irak. Mettre une majuscule dans tous les cas n’est pas une conduite habile pour esquiver ces questions, mais peut-on les trancher d’un artifice orthographique qui dispense de l’affronter dans leur complexité historique et anthropologique ? Et faut-il, comme le fait le Larousse, écrire musulmans avec une minuscule pour parler des « fidèles de l’islam », sans nommer autrement les membres de ce que, par symétrie avec la « communauté israélite », il devrait nommer « communauté musulmane » ? Et cela au moment où l’ethnicisation des populations de cultures musulmanes, arabes ou subsahariennes, gagne du terrain dans la société française sous l’étiquette de musulmans sans majuscule.
UN BESOIN DE PRÉCISION
L’orthographe est une convention. Or toute convention a un sens et présente des avantages et des inconvénients. En l’occurrence la graphie canonique trébuche sur des réalités que l’on ne peut résoudre par un biais orthographique. Ces raisons pourraient nous incliner à refuser la discrimination que provoque la graphie orthodoxe entre les mots concernant religions, sociétés et civilisations. Cela ne serait pas déroger au beau principe de la laïcité que de faire, à l’instar de nos voisins britanniques, un même usage de la majuscule pour les notions de religions, de sociétés et de civilisations, avec pour résultat heureux de maintenir la balance égale entre elles sur l’agora d’un monde contemporain où les problèmes ne peuvent se réduire à ceux qui ont poussé il y a deux siècles la société française à figer leur approche dans ses règles orthographiques qui présentent aujourd’hui de graves inconvénients. Le même résultat serait obtenu en suivant l’usage de nos voisins latins. Et après tout, il existe une liberté d’intention propre à la littérature et à l’essai politique, sociologique ou anthropologique qui autorise de s’en affranchir des règles communes pour une bonne cause. Mais il est vrai que cela pourrait dérouter le lecteur. Nous suivrons donc la graphie commune. Mais nous nous efforcerons, pour éviter tout équivoque, de réserver le mot islam à la religion islamique. Et tâcherons, lorsqu’il s’agit des sociétés ou de la civilisation, de préférer à ce terme des expressions plus explicites comme « pays, peuples et sociétés où cette religion est prépondérante », ou encore de « civilisation islamique ».
Roland Laffitte
* ORIENT XXI, 20 JANVIER 2016 :
http://orientxxi.info/mots-d-islam-22/islam-avec-ou-sans-majuscule,1162
Charia
« Charia » est l’un des termes qui fait sur l’imaginaire européen l’effet d’un chiffon rouge. Essayons toutefois de prendre la question de façon dépassionnée.
À l’origine, l’arabe sharīᶜa est l’« endroit où l’on descend pour s’abreuver », mais au sens religieux c’est la « voie » à suivre pour les musulmans ainsi qu’il est indiqué dans le Coran, tout comme l’est la Halakha pour le judaïsme et le Tao pour la philosophie chinoise. Elle contient des commandements qui touchent au « statut personnel » [2], aux mœurs et même au domaine pénal. S’ils sont bien plus limités que ceux de la Torah, ces commandements n’ont pas la même incidence que ceux de l’Ancien et du Nouveau Testament sur le droit positif en vigueur dans les sociétés contemporaines.
UN CORPUS JURIDIQUE ET UNE ÉTHIQUE
La charia apparaît comme corpus juridique en même temps que naît, à partir de la fin du VIIIe siècle, la jurisprudence islamique, le fiqh. Il n’est pas difficile de comprendre que les quelques règles établies pour la vie en société dans la petite communauté de Médine ne sont plus suffisantes à l’heure des conquêtes. Cela ne résulte pas seulement de l’étendue et la complexité des questions posées par l’administration des immenses territoires. Il faut également respecter le statut personnel des grandes religions installées, et composer enfin avec une infinité de coutumes locales.
Le temps des conquêtes pour l’essentiel terminé, théologiens et juristes se préoccupent ainsi de chercher une cohérence à la masse des règles en vigueur, nées plus ou moins spontanément. Ils font l’inventaire des règles explicites ou implicites fournies par le Coran et par les hadiths, c’est-à-dire la collection des « paroles » et actes du prophète Mohammed et de ses compagnons. Or il n’est possible d’établir la cohérence des règles nouvelles avec les règles premières ou supposées telles qu’en cherchant à formuler les idées qui les sous-tendent. La charia devient dès lors un système juridique qui n’est pas une simple collection de règles s’appliquant aux musulmans, mais aussi et plus encore un principe éthique qui transcende la vie religieuse et qui guide la vie en société. Et comme cet effort de codification de la religion provoque la formation des grandes écoles juridiques ou madhāhib, qui sont au nombre de quatre pour le seul sunnisme, nous avons dès l’origine une gamme d’attitudes et de conceptions différentes en la matière.
Dans les temps qui suivent, l’autonomie de la sphère politique par rapport à la sphère religieuse s’accroît encore avec la désagrégation du pouvoir central qui, dès l’époque abbasside, entraîne la formation d’émirats et plus tard de sultanats, prenant petite, grande ou entière latitude vis-à-vis du khalifa ou calife, comme de califats indépendants. Toute une gamme de situations et d’expériences diverses entraînent dès lors un poids et une incidence différents des règles de jurisprudence islamique et de celles qui découlent de la seule volonté du pouvoir émiral ou sultanien, ainsi que de la question de la légitimité des règles.
LE CHOC DE LA MODERNITÉ
Passons les siècles. La proportion et l’étendue du droit islamique dans les sociétés où l’islam est la religion majoritaire subissent une réduction drastique avec l’irruption de la modernité européenne aux XIXe et XXe siècles. Que ce choc s’accompagne ou non d’une mise sous le joug impérial-colonial, il a pour effet l’imposition brutale de normes radicalement nouvelles et exogènes, phénomène aujourd’hui continué par une forte pression extérieure sous couvert de mondialisation. Cela ne va pas sans produire de profonds remous dans la religion islamique ni poser de redoutables problèmes d’adaptation dans les sociétés qui s’en réclament. De ce point de vue, la modernisation du statut des femmes ou l’abandon de certaines sanctions pénales comme la lapidation — déjà largement inusitées et sur lesquelles sont braqués les projecteurs des médias internationaux — sont devenues emblématiques de ce que l’on entend par l’islam. Elles sont cependant loin de résumer les énormes problèmes auxquels la religion musulmane et les sociétés qui s’en prévalent ont à faire face.
Dans ce gigantesque travail d’adaptation de la religion, du droit et des mœurs, des attitudes très diverses se manifestent dans l’aire où l’islam exerce une incidence sur la société, souvent avec de fortes variations régionales, voire de pures expressions locales. Elles s’expriment dans le corps même des grandes confessions de l’islam, de ses grandes écoles théologiques et juridiques classiques et de ses tarīqa-s ou confréries traditionnelles. Elles peuvent parfois partir d’elles ou bien naître indépendamment d’elles, les compénétrer et les subvertir pour tout ou partie, ou bien s’ajouter ou se juxtaposer à elles. Mais il serait faux de vouloir réduire aux tendances nouvelles, dont une partie seulement passe les feux de la rampe médiatique, la typologie de l’islam contemporain.
LA RAISON ET LE DIVIN
Nous avons, à l’une des extrémités du spectre des attitudes possibles, une posture « fondamentaliste », « littéraliste », qui lit dans la charia un corpus de règles conçues comme intangibles dans l’espace-temps. Elle est elle-même aiguillonnée par deux courants de pensée modernes.
Le premier est traditionaliste et, pour acclimater un terme né dans l’horizon du protestantisme nord-américain, peut être qualifié de « revivaliste ». Prêchant une renaissance, un retour aux sources de type puritain et rigoriste, il se manifeste dans une gamme de mouvements, en rupture plus ou moins prononcée entre eux et disposés entre deux pôles opposés. À l’un d’eux, des courants comme le tablīgh ou le wahhabisme des cheikhs d’Arabie saoudite, qui activent un sentiment religieux individuel, quiétiste et apolitique, voire loyaliste vis-à-vis des gouvernements en place, même en Europe. À l’autre pôle, des courants visent la subversion armée des États en place qui, bien qu’invoquant l’islam, sont accusés d’impiété et taxés d’apostats. Par leurs interprétations de la charia et du djihad pris comme des slogans de combat politique, ils prétendent justifier, comme c’est le cas extrême des mouvements qui se disent « salafistes-djihadistes », l’intolérance et la violence sectaires qu’ils poussent à des sommets.
Déplaçons-nous à l’autre extrémité du spectre des tendances modernes se réclamant de l’islam, ce qui suppose que soient mis de côté les courants modernistes pour qui la modernité doit laisser l’islam sur le bord du chemin ou s’y opposer nécessairement, comme cela fut en son temps le cas de Mustafa Kemal dit Atatürk. Là, une posture assume, de façon constante mais variable selon ses expressions, une approche ouverte envers les autres pensées religieuses et culturelles.
L’un des plus connus de ces courants est celui auquel s’attachent, à la fin du XIXe siècle, les noms de Jamal Al-Din Al-Afghani et Mohammed Abduh [3]. C’est à eux qu’on doit la popularité du terme « salafisme » -‒ salafiyya ou « retour aux pieux prédécesseurs » — au point que des courants traditionalistes/revivalistes comme le wahhabisme saoudien s’en sont prévalu en brouillant les cartes. Mais à la différence de ces derniers, les tenants de l’approche réformiste voient ce retour aux sources comme point d’appui d’une ouverture vers le monde moderne. Ils exaltent, parmi les critères d’interprétation de la charia qui ont appartenu à la plupart des écoles juridiques, la source du droit nommée ijtihād, « effort d’interprétation », qui permet une lecture libérale des textes scripturaires. Dans cet esprit, la charia est invoquée moins comme un catalogue de règles forcément liées à leur contexte que comme le corps de principes éthiques qui les sous-tend.
Il est un parallèle à faire ici, toutes choses égales par ailleurs, entre le couple « charia » — comprise dans ce sens éthique — et « droit réel », et ce que les Grecs voyaient comme des « lois non écrites » par rapport aux lois écrites. Formulé autrement, on peut établir un rapprochement avec ce qu’est, dans l’Antigone d’Eschyle, le « droit naturel » par rapport au « droit positif » [4]. Cette notion éthique ressemble encore, mutatis mutandis, à ce qui correspond, chez Jean-Jacques Rousseau, à la part de divin que comprend la raison, sans l’inspiration de laquelle les lois énoncées par les peuples et leurs représentants n’ont à ses yeux aucune légitimité.
FAIRE CONFIANCE AUX RÉFORMATEURS
Rousseau affirme dans Le Contrat social : « Toute justice vient de Dieu, lui seul en est la source ». Mais c’est pour sublimer la Loi divine en règle éthique contenue dans une « religion civile » valable pour tous dans une société à croyances religieuses et philosophiques plurielles. La formulation du principe éthique qu’il fait dans son langage théiste ne l’empêche pas d’être considéré comme l’un des précurseurs de la laïcité. Pourquoi ce qu’on lui accorde serait par principe refusé aux musulmans lorsqu’ils conçoivent la charia comme ce même principe éthique ? Et pourquoi le processus de limitation des règles sociales considérées comme symboliques, inégalement accompli chez les chrétiens et les juifs, serait-il impossible par la nature même de l’islam ?
À part une minorité de nostalgiques, le christianisme s’est plutôt bien adapté à la science, à la pensée et à la société modernes, quoi qu’en pensent ceux pour qui religion et modernité sont incompatibles. Il faut donc faire confiance aux courants réformateurs de l’islam, dans les pays d’outre-Méditerranée comme en Europe même, tout comme aux sociétés qui s’en réclament, pour trouver des solutions qui leur conviennent, au lieu de leur dénier, par aveuglement essentialiste et fat, le droit de les moderniser et l’aptitude à le faire, comme si elles étaient frappées d’une impossibilité inscrite dans leur nature. On n’aide pas du tout les musulmans en feignant de considérer, par réduction polémique ou par ignorance fautive, la charia comme l’alpha et l’oméga du droit réel dans leur idée. Cela ne fait que rendre, par réaction d’identité froissée, plus rigides encore les règles antiques dans lesquelles les traditionalistes/revivalistes s’imaginent pouvoir cantonner la charia. On coupe en même temps l’herbe sous le pied des réformateurs en leur refusant comme insensé l’usage du mot « charia », même pour s’adresser à leurs coreligionnaires auprès desquels ils cherchent, pour simplifier, à en exalter l’esprit aux dépens de la lettre. Il y a des chances que soit ainsi formulé le principe éthique de leur action dans la société. Cherchons plutôt à briser l’écorce lexicale du mot « charia » pour en extraire le noyau d’éthique universelle qu’il recèle ; tout le monde s’en portera mieux.
Roland Laffitte
* ORIENT XXI, 2 MARS 2016 :
http://orientxxi.info/mots-d-islam-22/charia,1222