Pendant une semaine, son conjoint l’a « empêchée de dormir et de manger ». Il l’a violentée, « harcelée moralement et physiquement ». Le 21 octobre, Maria (le prénom a été modifié) a finalement décidé de quitter le domicile conjugal et de porter plainte. Elle ne se doutait pas qu’elle devrait raconter son histoire une bonne demi-douzaine de fois à autant de fonctionnaires de police.
On lui a d’abord expliqué que son dossier serait transféré dans un autre commissariat mais lorsqu’elle s’y est rendue, personne n’en avait trace. Elle a alors dû faire plusieurs allers-retours entre les deux bureaux de police, sans qu’elle puisse dire aujourd’hui lequel suit réellement sa plainte. « On dérange… », finit-elle par croire.
Maria n’a toujours pas été convoquée à l’unité médico-judiciaire (UMJ) pour faire constater les violences qu’elle a subies. Récemment, elle est retournée au commissariat pour savoir où en était sa plainte et signaler le flot de SMS que son ex-conjoint lui assène chaque jour. « Ils m’ont dit de déposer une main courante. J’ai attendu, mais au bout d’une heure, je n’avais toujours pas été reçue et je devais aller chercher ma fille à l’école. Je suis partie. »
Loubna a eu plus de chance, d’une certaine façon. Cette mère de famille a voulu porter plainte au commissariat, en 2010. « Ils m’ont d’abord envoyée faire un certificat médical », se souvient-elle. Son mari a rapidement été convoqué chez le procureur et il a écopé d’un rappel à la loi. « Finalement, ça dépend sur qui tu tombes », suppose-t-elle.
La parole semble se libérer
C’est aussi ce que pense Patricia Rouff, fondatrice et directrice de l’association Léa, créée en 2009 et qui suit Maria et Loubna. Cette association vient en aide aux femmes victimes de violences conjugales dans l’Essonne. Elle les met notamment en sécurité à travers un dispositif d’hébergement. « Malheureusement, certaines femmes se voient encore refuser la prise d’une plainte, essentiellement les week-ends, les jours fériés et la nuit, dit Mme Rouff. Il arrive que des auteurs de violences ne soient jamais auditionnés. »
Depuis que l’association tisse des liens avec les forces de l’ordre, elle mesure néanmoins le chemin parcouru. « Le partenariat avec les commissariats est bon. Nous avons par exemple pu bénéficier de l’assistance des services de police, afin de permettre d’évacuer des femmes et des enfants séquestrés au domicile. Mais il faut que les pratiques se généralisent. »
S’il est difficile d’établir un lien de causalité certain avec l’« affaire Weinstein », le producteur hollywoodien accusé de harcèlement, la parole semble se libérer en France. En octobre, les plaintes pour violences sexuelles ont augmenté de près de 26 % par rapport à la même période en 2016.
Cette situation pose la question de la qualité de l’accueil réservé aux victimes. Elle est déterminante dans la mise au jour de délits et de crimes aujourd’hui peu dénoncés. D’après la dernière enquête « Cadre de vie et sécurité » (Insee), moins de 20 % des victimes de violences sexuelles se rendent en commissariat ou en gendarmerie. Et une fois qu’elles se déplacent, les victimes de violence au sein du ménage renoncent à déposer plainte dans plus d’un cas sur deux. Lorsqu’elles se décident, elles peuvent être confrontées à des dysfonctionnements.
Brigades spécialisées
Françoise Brié, directrice générale de la Fédération nationale solidarité femmes, qui regroupe une soixantaine d’associations et accompagne chaque année plus de 30 000 femmes victimes, évoque ainsi « ce policier qui ne prend pas une plainte au motif que le viol conjugal n’existerait pas ; ou cette femme qui dit être tétanisée pendant l’acte sexuel et à laquelle un policier répond qu’il ne s’agit pas d’un viol tant qu’elle ne démontre pas son absence de consentement ».
Le directeur général de la gendarmerie nationale, Richard Lizurey, le reconnaît : « Nous avons 3 100 brigades, nous le saurions si l’accueil était parfait. Il faut que l’on forme nos gens. » Même son de cloche côté police. « Il faut que l’on finisse le travail de formation engagé », plaide le commissaire Clément Vives, au cabinet du directeur général de la police nationale.
Voilà plusieurs années que le sujet fait l’objet de politiques publiques. Fin 2013, un protocole cadre a été signé par le ministère de l’intérieur, qui vise à faire de la plainte le principe et la main courante l’exception en matière de violences conjugales. Il rappelle aussi que l’obtention d’un certificat médical ne peut conditionner l’enregistrement d’une plainte et qu’une victime peut se rendre dans n’importe quel commissariat ou unité de gendarmerie.
Des outils ont également été mis sur pied : des brigades spécialisées de protection de la famille ont été créées en 2009 ; des associations assurent des permanences d’aide aux victimes au sein des services de police et de gendarmerie ; il existe aussi, depuis 2005, des psychologues dédiés aux victimes au sein de la police. Mais ils ne sont que 73 pour toute la police. Quant aux 261 postes d’intervenants sociaux en police et gendarmerie, créés dans les années 2000, leur financement est soumis à des tensions.
« Porter la bonne parole »
Police et gendarmerie ont en outre développé un réseau de correspondants spécialisés. A 34 ans, le gendarme Kévin Fontaine est ainsi le référent violences intrafamiliales (VIF) de la brigade de Pithiviers (Loiret). Une mission qu’il assume en plus de son travail quotidien de « gendarme de terrain ». « Je fais surtout du conseil auprès de mes collègues, de l’orientation des victimes vers les associations d’aide et de l’information sur les à-côtés de la plainte, les procédures de séparation devant le juge aux affaires familiales ou l’obtention d’ordonnance de protection par exemple. » Le sous-officier dispense aussi « des petits cours aux jeunes recrues pour leur expliquer des choses basiques, la charte de l’accueil, le schéma type de la psychologie d’une victime… »
Des explications nécessaires. Une référente VIF, qui témoigne anonymement, ressent parfois la « fatigue » de ses collègues face aux femmes qui retirent leur plainte ou refusent de quitter leur mari. « Ils peuvent être dans le jugement, dit-elle. C’est à nous de porter la bonne parole sur un sujet qui demande beaucoup d’énergie, de mise en confiance et d’empathie. »
Des bonnes volontés, c’est ce qui semble soutenir par endroits les dispositifs. Dans les Bouches-du-Rhône, au bureau départemental d’aide aux victimes de la police, le gardien de la paix Jean-Philippe Gorce est de celles-là. Chaque semaine, il se rend dans des services pour dispenser une formation de deux heures sur les violences conjugales.
Comme cet après-midi de novembre, auprès d’un groupe de policiers d’un grand commissariat marseillais. Très vite, au cours des échanges, des problématiques affleurent. Les participants parlent de ces commissariats réputés pour « shooter » les plaignants, c’est-à-dire les renvoyer vers d’autres bureaux ; ils évoquent les gens qui attendent « des heures » à l’accueil, les victimes « en état de choc » et eux qui prennent « tout dans la gueule » ; ils regrettent les « procédures qui s’entassent », « les violences conjugales de 2015 traitées en 2017 » ou ce gardien de la paix qui passe trop de temps en audition et à qui on fait comprendre « qu’il faut enchaîner parce qu’il y a du charbon derrière ».
« Le policier n’est pas un psychologue »
Au pas de course, M. Gorce fait passer quelques informations clés et tente de faire comprendre pourquoi certaines femmes retirent leur plainte, pourquoi d’autres signalent une gifle alors qu’elles ont subi bien pire ou pour quelles raisons le moment de la séparation est le plus dangereux. Les policiers se montrent bavards et concernés. Mais déjà, un chef vient récupérer ses effectifs. Auparavant, la formation s’étalait sur trois heures. Mais les contraintes opérationnelles, la menace terroriste, ont grignoté ce temps d’intervention.
S’il convient que « les compétences relationnelles font partie des fondamentaux », Philippe Delannoy, chef de la formation initiale à l’Ecole nationale de police de Roubaix (Nord), rappelle que « le policier n’est pas un psychologue. Il est là pour matérialiser une infraction et va poser des questions désagréables aux victimes ».
A son tour, Grégoire Dangleant, l’ancien chef du bureau d’aide aux victimes des Bouches-du-Rhône, aujourd’hui retraité, met en garde : « L’idée que la plainte a un effet thérapeutique est une hérésie. Dire cela, c’est envoyer la victime dans une démarche qui la décevra forcément. La plainte permet d’objectiver les faits. »
Et en matière de violences faites aux femmes, Jean-Philippe Gorce remarque qu’« on a souvent peu d’éléments matériels ». Les services du Défenseur des droits, qui peuvent être saisis par des particuliers lésés par le mauvais fonctionnement d’un service public, ont observé que « sur ce type d’infraction, le volontarisme [des enquêteurs] diminue. On est sur une criminalité dont la preuve est difficile à rapporter et les acteurs de la chaîne pénale ont une tendance naturelle à aller vers les infractions dont l’élucidation est la plus simple ». La lenteur du traitement des plaintes est régulièrement signalée.
Julia Pascual