Ce récit est l’histoire de l’auteur et de celle de bien d’autres personnages, où engagement militant et activité professionnelle sont mêlés.
La première partie de l’action se déroule au sein d’une institution relevant du secteur médico-social, régie par le code de l’Action Sociale et des Familles.
Le « FAR » (Foyer d’Accueil et de Réinsertion) était un Centre d’Hébergement et de Réinsertion Sociale (C.H.R.S.) établissement en charge de l’accueil, de personnes à la rue, sans emploi, sortant de l’hôpital ou de prison, etc.
Ces établissements sont sous la tutelle financière de l’État, représenté par la Direction Départementale de l’Action Sanitaire et Sociale devenue la Direction Départementale de la Cohésion Sociale en 2008.
L’État finançait l’entièreté du budget du « FAR ». Seule une participation financière modeste des personnes accueillies complétait l’enveloppe allouée.
Mais le FAR, c’était avant tout l’autogestion.
Lors de l’ouverture, en cette fin d’été 1976, la parenthèse enchantée des années 70, où tout semblait possible, se referme. Mais presque personne ne s’en rend compte.
Et surtout pas ceux qui, à l’image du responsable d’alors, ont trempé dans toutes les luttes (on dirait aujourd’hui les “mouvements sociaux”) qui ont émaillé la décennie : Malville, le Larzac, le droit à l’avortement et la contraception, la solidarité avec le Chili, et bien sûr LIP avec le lumineux slogan inventé par ses salariés en grève : « on produit, on vend, on se paye ».
Les “pionniers” du FAR sont largement influencés par cette idéologie que les grincheux de toute sorte appelleront bientôt, avec un soupçon de mépris, soixante huitarde.
Ils pensent “autogestion” comme d’autres pensent “plan de carrière”.
Lors de l’ouverture, le Conseil d’Administration bienpensant nomme imprudemment un Directeur pour diriger les salariés du FAR.
Mais ce dernier n’en a pas l’intention. Il préfère le débat et la décision collective à l’exercice d’un pouvoir solitaire et hiérarchique. C’est un “partageux” qui, comme il le dit, “fricote avec l’extrême gauche”. Il rejoindra la Ligue au début des années 80.
Une fois embauché au FAR, il énonce et applique quelques principes simples :
- le Conseil d’Administration (CA) délègue le pouvoir de direction à l’équipe gestionnaire et comptes-en son sein environ un tiers de salariés.
- les salariés embauchés ont tous le statut d’animateur, quel que soit leur diplôme.
- le salaire est le même pour tous.
– les décisions, aussi bien celles concernant l’accueil et l’accompagnement des résidents, que celles concernant la gestion de l’établissement se prennent au cours de la réunion hebdomadaire de l’équipe.
Le mythique partage des salaires se pratique les premières années de la main à la main.
Un salarié est chargé de répartir au franc près la masse salariale disponible entre tous les animateurs, indépendamment de la grille indiciaire et de l’ancienneté acquise dans l’établissement. La recherche de l’égalité absolue ne tolère aucun compromis.
Être élu responsable ne donne droit à aucun avantage particulier ni pécuniaire, ni en termes de pouvoir hiérarchique ou d’un quelconque droit de veto sur les décisions de l’équipe. Pendant la durée de leur mandat les responsables ne sont pas détachés de ce qu’on appelle dans le langage maison “travail éducatif”.
Même s’ils font moins de nuits, ils assurent comme leurs collègues les « tranches » de week-end et les jours fériés. Enfin, ils sont soumis à des bilans réguliers et sont révocables à tout moment par l’équipe.
A l’époque, peu de salariés ont les compétences techniques pour assurer la gestion d’un établissement dont le budget annuel est déjà de plusieurs millions de francs.
Le principe de non spécialisation dans les tâches, l’absence de formation, le fait que nous ayons décidé de nous passer de personnel de ménage, oblige tout un chacun à un minimum sinon de compétence, du moins de bonne volonté.
Tour à tour nous nous fîmes comptable, gestionnaire, conseiller prud’hommes, factotum, négociateur, syndicaliste, assistant social...
Le fonctionnement autogestionnaire du « FAR » est plus précisément l’objet du début du récit.
A partir de 1975 et jusqu’à nos jours, le contenu du travail social comme les outils mis à sa disposition seront déterminés par les soubresauts de l’économie de marché.
Sans doute n’y a-t-il pas de lien direct entre le “choc pétrolier” et le vote d’une loi qui organise l’aide sociale aux plus démunis grâce à l’ouverture des Centres d’Hébergement et de Réadaptation Sociale (CHRS).
Cette année-là, presque personne ne prend au sérieux les hoquets de l’industrie dont les dirigeants envisagent pourtant la mise en place des premiers plans de restructuration.
Vient alors le temps des explications embarrassées des économistes bourgeois : inflation trop forte, dollar trop cher, salaires trop hauts, déficits trop importants, code du travail trop rigide.
C’est l’heure de gloire des spécialistes de tout poil dont les analyses ont pour point de convergence une foi inébranlable dans les dogmes de l’économie libérale.
Dans cette fin de crise toujours annoncée, mais toujours retardée par de nouveaux obstacles, les licenciements massifs se poursuivent à un rythme effréné. Dans le même temps, les revenus des chômeurs sont sans cesse revus à la baisse.
Le travail au FAR basé en grande partie sur l’injonction faite aux résidents de « chercher un travail » s’en trouve profondément modifié.
Les agences d’Intérim qui, enquête de main d’œuvre, téléphonaient fréquemment au FAR, font maintenant la fine bouche.
Face à l’abondance de la demande, la sélection est impitoyable. Ne reste pour les résidents des CHRS que les missions les plus courtes, les travaux les plus pénibles. L’incapacité des gouvernements successifs à résoudre ou même enrayer le chômage, engendre de multiples réflexions quant à son traitement social.
Le chômeur devient exclu et, à défaut de lui procurer un travail et un revenu décent, les nouveaux clercs se mettent à le cataloguer, le disséquer, l’encadrer, lui prêter mille et une perversités.
Mais la crise répand aussi ses effets sur la gestion financière de l’établissement.
Depuis 1983, l’heure est à la rigueur budgétaire. Elle mettra un certain temps à toucher les CHRS et en particulier le FAR qui a le quasi-monopole de l’accueil des sans-abris sur le département.
Plus loin dans le récit, comme dans le temps, lorsque les choses se « gâtent », il est question des nombreux échanges houleux que l’équipe du foyer a eu avec « sa » tutelle.
Dès les premières remises en cause, une nouvelle forme de lutte est inaugurée par les salariés.
Le square face à la Préfecture, qui abrite à l’époque les locaux de la DDASS, est envahi par les salariés ainsi que les résidents du FAR, associés aux actions que nous menons pour la défense de l’établissement.
Objectif : rester là jusqu’à satisfaction des revendications.
Contrairement à bien d’autres manifestants, qui plient les banderoles après une occupations symbolique de la rue, on reste, on mange, on dort, on vit sur place.
L’image qui s’installe de deux camps retranchés est présente tout au long de la narration, puisque à dater de la fin des années 90, la DDASS n’a plus dé serré ses mâchoires, jusqu’à la liquidation de l’association.
On a d’une part des services de l’État pointilleux, contradictoires parfois, voire injustes, passant au-dessus des droits de l’institution.
De l’autre côté une équipe professionnelle radicale, peu respectueuse des usages, « mal élevée ».
Cet affrontement existait précisément parce que l’autogestion était en place. Les rapports entre « tutelle » et « professionnels de terrain » en étaient profondément différents de ceux existant ailleurs.
Dans ce Foyer, il n’existait aucun directeur d’établissement. Les services financeurs ne rencontraient que des « responsables élus », accompagnés d’un ou deux salariés, n’ayant aucun statut hiérarchique.
La délégation ainsi constituée recevait les informations budgétaires, les transmettait à l’ensemble de l’équipe qui les traitait collectivement. De fait, personne n’avait un mandat pour un plan de « restructuration », aucun « chef » ne pouvait expliquer aux autres salariés comment le loup souhaitait les manger.
Ces décisions afférentes à la gestion du budget de l’établissement suivaient les mêmes protocoles que celles définissant le projet d’accueil et d’accompagnement des personnes : on discute, on vote.
Les retours faits vers la tutelle se faisaient aussi en délégation de plus en plus conséquentes, mêlant administrateurs, salariés et résidents du FAR.
Et chacun des participants avait ses mots, sa dialectique, son émotion, ses sentiments pour transmettre les positionnements de l’équipe.
On peut concevoir les complications que cette organisation imposait aux services de l’État.
Nous nous garderons bien de présenter une image idyllique du fonctionnement de l’équipe autogérée.
Nous eûmes comme tout groupe humain, nos conflits, nos ruptures, nos divergences, nos drames...
A l’origine, un phénomène habituel qui est à la base des crises que traversent nombre d’institutions, associations, syndicats, organisations politiques : Les femmes et les hommes ou les groupes d’individus les plus impliqués, de par leur volontarisme ou grâce à la place qu’ils(elles) occupent dans l’organisation du travail sont généralement ceux qui sont les mieux (in)formés, donc les mieux à même de produire des analyses, d’élaborer des projets.
Les discussions en dehors du temps de travail et de réunion, favorisées par les liens affectifs, les connivences de tous ordres, des convergences sur d’autres terrains que professionnels augmentent encore les capacités d’intervention dans les discussions, la clarté et la précision des propositions.
D’où le sentiment qu’ont les autres salarié(e)s d’être dépossédés du débat, de n’avoir pas les éléments suffisants pour trancher, d’être sollicités pour apporter leur caution à une politique qu’ils n’ont pas réellement choisie.
Si cet état de fait perdure, il entraîne des blocages, un émiettement du collectif de travail, une rupture partielle ou totale des relations individuelles, tel un ciseau dont les deux branches, pourtant solidaires, se séparent.
Ceux qui, à tort ou à raison, eurent le sentiment de « porter » l’établissement au travers d’un investissement important (pas seulement en heures de présence puisqu’elles sont les mêmes pour tou(tes)s, mais en heures de réflexion, d’élaboration en dehors du temps de travail) finirent par se demander ce qui justifiait le partage des salaires puisque la charge de travail n’était plus répartie égalitairement.
La mise en œuvre de tous ces principes s’avéra une chose difficile dans un lieu clos « assiégé » par les mécanismes de la société dominante, minée par les habitudes apprises.
Un chapitre important du récit est consacré à analyser ces difficultés masquées et dont l’analyse fut entravée par l’intensification des conflits avec la tutelle.
Au fil du temps (une trentaine d’années), inspecteurs et directeurs de DDASS se sont « braqués », las qu’ils étaient de recevoir des groupes de plus en plus nombreux et hétérogènes. Les délégations demandant à être reçues se gonflaient (les résidents y étaient systématiquement associés, des membres du Conseil d’Administration,) lors des grèves.
Les conflits budgétaires n’ont cessé de s’aggraver (c’est l’histoire, en fait, du remaniement important du secteur suivant les politiques sociales successivement menées depuis les années 80) sans pour autant que la position collective de l’équipe se modifie : « pas un sou de moins pour accueillir toutes les personnes laissées sur le bord du chemin du libéralisme ». Obtenir davantage d’argent n’était d’ailleurs pas une demande.
A nos difficultés s’ajouta, au tournant des années 90, la question de l’accueil des immigrés en butte à de multiples règlements et lois visant à réduire et empêcher leurs possibilités d’installation sur le territoire national.
Les salariés de façon quasi unanime, refusèrent jusqu’au bout de céder un pouce de terrain, se mettant très souvent dans l’illégalité, bravant toutes les interdictions qui leur étaient faîtes d’accueillir les demandeurs d’asile, poussant les murs, ouvrant les portes des immeubles, réquisitionnant à tour de bras les locaux vacants, développant une solidarité active.
Si la disparition de notre association ne se résume pas à la question de l’accueil des migrants, elle a très largement renforcé la détermination de l’État dans sa volonté de nous mettre au pas.
La singularité de notre expérience tient à la durée de l’aventure qui, par-delà les difficultés rencontrées et le désenchantement, s’est poursuivi jusqu’à la fin. Elle tient aussi à cette soif de rigueur, de cohérence et d’absolu, véhiculée par ceux qui tentèrent d’harmoniser le dire et le faire, à cette volonté farouche de ne pas céder aux modes et de résister à « l’air du temps. » [1].
Lors de la création de l’établissement, en 1976, l’équipe du FAR, sous l’impulsion de son responsable, avait choisi l’autogestion comme principe de fonctionnement : absence de hiérarchie, partage des salaires, responsabilité collective.
Dans le folklore des grands chambardements de l’après mai 68, ce choix ne révélait aucun non-conformisme particulier.
L’autogestion, en vogue dans les années 70 est passée de mode depuis longtemps. Pendant trois décennies de marasme économique et idéologique, durant cette « époque à vomir », il nous avait fallu bien du talent et aussi une sérieuse boussole politique, pour ne pas succomber aux sirènes du libéralisme, de l’individualisme forcené que les clercs de tous bords nous proposaient comme modèle.
Concernant la dernière partie du récit, elle traite d’une « renaissance » après la « catastrophe » et montre que la réminiscence d’un projet ne s’est pas faite sans souci, qu’il a fallu, sans repartir de « 0 », reprendre « par le milieu ».
Il fallait continuer, à tout prix, au moins dans la tête de quelques-uns, on en avait le droit.
Se serrer les coudes, lutter collectivement contre le libéralisme et les méfaits du capitalisme, à notre échelle, on ne pouvait pas s’en passer.
Ce faisant, on a tourné la page, on est sorti du cadre du code de « l’action sociale et des familles ».
Disparus les financements publics de tous ordres, mais disparues aussi les « mises au pas ». Aujourd’hui les CHRS n’accueillent plus les personnes « à la porte », ils doivent se plier aux directives des financeurs et travailler, autour d’une table, à trier des dossiers de demandes d’hébergement !
Ils ne sont plus « généralistes » et se voient contraints de loger des populations pré-désignées, toujours par les services de tutelle. L’Insertion (avec un grand « I ») est plus que jamais l’objectif affiché : toute personne ayant besoin d’une aide est forcément non « insérée » dans notre société qui elle, se porte si bien. L’aide sociale ne se défait plus désormais d’un modèle indépassable, celui de « l’implication contractuelle » s’accompagnant partout des idées de projet et d’autonomie.
En oubliant que l’autonomie de chacun d’entre nous ne saurait se passer de solidarité, d’amitié, de camaraderie,…
Il était urgent d’inventer autre chose, même sans le sou.
Mais la perte de « plumes » a des implications très concrètes et nos envolées poétiques, telles que « la lutte c’est la vie », « on lâche rien » « ils pourront couper toutes les fleurs ils n’empêcheront pas le printemps de revenir » sont parfois une maigre consolation face aux tâches qui nous incombent désormais.
Cette seconde partie raconte l’histoire de RESO. L’association, créée en 2007 gère sa « Maison des solidarités » avec l’hôtel « Le Temps des Cerises », le restaurant « La Canaille », la salle « Olympe de Gouges » et le jardin de 5000m2 « La Butte Rouge ».
Si les noms de baptême signent encore le désir de poésie, pour le reste et le « réel » les moyens manquent.
On le verra au cours du récit, la liquidation judiciaire du FAR ne représente pas seulement la disparition d’une institution de plus. Elle marque une défaite importante d’un projet politique antilibéral porté dans le secteur de l’aide sociale. Le fonds du problème soulevé par la lutte d’OSER était la défense d’un financement de l’État à qui incombe la responsabilité de soutenir les populations les plus fragiles. La bataille est perdue et toutes les énergies développées depuis 10 ans pour reconstruire la maison « RESO » ne doivent nous le faire oublier.
Ainsi avons-nous changé de braquet avec une action à multiples facettes fonctionnant avec de très nombreux bénévoles.
Quelle ironie pour des professionnels dont le stigmate le plus marquant était la résistance qu’ils affichaient contre les réductions de subventions de fonctionnement (dont les charges de personnels sont les plus importantes) !
A RESO, seules deux salariées sont recrutées.
En même temps c’est une nouvelle aventure qui oblige à revoir l’organisation du travail.
Forts de notre défaite, nous avons construit cet environnement hybride fait d’un tout petit peu de salariat et d’une importante force bénévole que nous souhaitons qualifier de « militante » parce qu’il est « dur » de perdre. La folle énergie de tous ceux qui avaient soutenu notre lutte, l’envie de découverte des nouveaux-venus ont permis cette reconversion, et « La Belle Histoire » le raconte.
Jean François Mortel