« Mise en garde des scientifiques à l’humanité : deuxième avertissement. » C’est une alerte solennelle que publient, lundi 13 novembre dans la revue BioScience [1], plus de 15 000 scientifiques de 184 pays. Biologistes, physiciens, astronomes, chimistes ou encore agronomes, spécialistes du climat ou des océans, de zoologie ou d’halieutique [2], les auteurs mettent en garde contre la destruction rapide du monde naturel et le danger de voir l’humanité pousser « les écosystèmes au-delà de leurs capacités à entretenir le tissu de la vie ».
Leur texte, que publie Le Monde en intégralité [3], enjoint aux décideurs et aux responsables politiques de tout mettre en œuvre pour « freiner la destruction de l’environnement » et éviter que ne s’aggrave l’épuisement des services rendus par la nature à l’humanité. « Pour éviter une misère généralisée et une perte catastrophique de biodiversité, l’humanité doit adopter une alternative plus durable écologiquement que la pratique qui est la sienne aujourd’hui. »
L’ampleur du soutien à cette mise en garde reflète une inquiétude qui traverse toutes les disciplines des sciences expérimentales. L’appel des 15 000 est, à ce jour, le texte publié par une revue scientifique ayant rassemblé le plus grand nombre de signataires.
C’est la deuxième fois que les « scientifiques du monde » adressent une telle mise en garde à l’humanité. Le premier appel du genre, publié en 1992 à l’issue du Sommet de la Terre à Rio (Brésil), avait été endossé par quelque 1 700 chercheurs, dont près d’une centaine de Prix Nobel. Il dressait déjà un état des lieux inquiétant de la situation et s’ouvrait sur cette alerte : « Les êtres humains et le monde naturel sont sur une trajectoire de collision. » Ce premier appel n’a pas été suivi d’effets. Un quart de siècle plus tard, la trajectoire n’a pas changé.
C’est en réalisant le peu de progrès accomplis depuis 1992 que le biologiste William Ripple, professeur émérite à l’université de l’Etat d’Oregon, a pris l’initiative de rafraîchir quelques-uns des indicateurs alarmants mis en avant à l’époque. Avec sept autres auteurs principaux, il en a tiré un bilan qui dessine à grands traits – ou plus exactement en quelques courbes simples – l’état de santé désastreux de la planète. Toutes les tendances inquiétantes discernables en 1992 se sont aggravées – à l’exception de l’état de la couche d’ozone stratosphérique, en voie de guérison. « Les indicateurs sont passés à l’écarlate, résume Guillaume Chapron, maître de conférences en écologie à l’université suédoise des sciences agricoles, l’un des artisans de l’appel. Et le pire est que l’on ne voit pas le bout du tunnel. »
Dépérissement de la vie marine
En un quart de siècle, les forêts ont disparu comme peau de chagrin (12 millions de kilomètres carrés engloutis, essentiellement au profit de l’agriculture) ; l’abondance des mammifères, reptiles, amphibiens, oiseaux et poissons a chuté de près d’un tiers ; les courbes des émissions de gaz à effet de serre et des températures s’envolent. Dans le même temps, dans l’océan, la superficie des « zones mortes » – ces espaces marins étouffés par les effluents agricoles charriés par les fleuves, et où l’oxygène a presque totalement disparu – a crû de 75 %.
Ces dégradations interviennent alors que la pression des sociétés sur l’environnement croît à mesure que la population humaine grimpe : elle a augmenté de plus d’un tiers depuis la publication du premier appel. Les ressources hydriques, par conséquent, se raréfient. Depuis le début des années 1960, le volume d’eau douce disponible par habitant a chuté de moitié. Quant à la vie marine, son dépérissement s’accentue : les pêcheurs voient leurs prises se raréfier, et ce malgré un effort de pêche – des bateaux plus puissants et plus sophistiqués – qui ne cesse de croître.
Encore le tableau n’est-il pas suffisamment noir, puisqu’un aspect majeur de la dégradation des écosystèmes, non détecté en 1992, n’a pas non plus été pris en compte par l’« appel des 15 000 » : l’effondrement de l’abondance des invertébrés, en raison de l’intensification des pratiques agricoles (pesticides, etc.).
Fin octobre, la première quantification de la chute des populations d’insectes a été publiée par une équipe internationale dans la revue PloS One et suggère une dégringolade vertigineuse des bourdons, libellules, papillons et autres diptères. Près de 80 % des insectes volants ont disparu au cours des trente dernières années dans les zones naturelles protégées allemandes – un taux qui peut plausiblement être généralisé à l’ensemble de l’Europe, et sans doute au-delà. « Cette étude a été publiée trop tard pour être intégrée dans l’appel, confirme l’écologue Franck Courchamp (CNRS-université Paris-Sud), l’un des coauteurs de l’appel des 15 000. Mais elle y aurait bien sûr eu sa place : les insectes forment la base des écosystèmes et sont extrêmement importants. »
« La biodiversité, nous en faisons partie »
Ce deuxième avertissement a circulé entre juillet et octobre dans diverses communautés scientifiques sans susciter de controverse. Des milliers de chercheurs ont apposé leur nom au pied du texte : post-doctorants, chercheurs confirmés ou émérites de toutes les disciplines et de tous les pays l’ont endossé. « Je n’étais pas au courant, sinon je l’aurais signé aussi », assure le biologiste Gilles Bœuf, ancien président du Muséum national d’histoire naturelle. « La biodiversité, nous en faisons partie : la nature, c’est nous. Nous ne sommes pas à côté d’elle, poursuit-il. Dès que l’on admet cela, on comprend que détruire les écosystèmes revient à s’auto-agresser, qu’opposer la protection de la nature d’un côté à la création d’emplois et au court terme économique de l’autre est d’une totale stupidité. »
Le texte aurait pu insister davantage sur la pollution de l’air, la propagation des espèces invasives ou la destruction des habitats naturels, estime-t-il. Cependant, l’ancien conseiller de Ségolène Royal au ministère de l’écologie apprécie que l’actuelle version du manifeste insiste sur l’éducation des filles comme levier d’action contre la destruction de l’environnement et sur la problématique de la démographie. Un parti pris « courageux, qui va prendre les religieux à rebrousse-poil », glisse le biologiste français.
En France, près d’un millier de scientifiques ont promptement signé l’appel, témoigne Franck Courchamp, qui s’est chargé de le diffuser en Europe. « Globalement, tout le monde est d’accord avec ce texte, qui n’est pas édulcoré, se félicite-t-il. Dans les années 1980, on nous a tellement reproché de faire du “catastrophisme”, que nous, les scientifiques et surtout les écologues, n’osions plus rien dire. » Aujourd’hui, il l’affirme sans ambages : « Nous allons droit dans le mur. »
Le message sera-t-il entendu, alors que les Etats parties à la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC) sont réunis à Bonn (Allemagne) pour la COP23, jusqu’au 17 novembre ? « Je suis dubitatif : dans une semaine, tout sera oublié, balayé par une actualité quelconque, se désole Guillaume Chapron. C’est dramatique, car le sort de notre civilisation est engagé : il n’est pas possible de vivre bien à 12 milliards sur notre planète ou alors nous aurons des famines, des conflits, des épidémies… Et lorsque, combiné au stress hydrique, le changement climatique commencera à accélérer – ce qui se produira –, les conditions nécessaires à l’agriculture ne seront plus réunies pour nous nourrir. Il faut s’attendre à voir d’énormes vagues de réfugiés climatiques. »
« Rio contre Heidelberg »
Ce spécialiste de la biologie de la conservation des grands carnivores, qui travaille en Suède, constate que la parole scientifique ne suffit pas à susciter une prise de conscience collective. « Les hommes ont des technologies divines, mais des institutions moyenâgeuses et une psychologie d’homme des cavernes, incapable de modérer sa consommation », résume-t-il. Il faudrait pour cela l’émergence d’un mouvement sociétal porteur d’un choix moral, comparable à la lutte pour les droits civiques ou l’égalité entre les sexes.
Peu probable ? De fait, la première « mise en garde des scientifiques à l’humanité » en 1992 n’avait pas provoqué de sursaut, tant s’en faut. Initiée par le Prix Nobel de physique Henry Kendall, avec le soutien de l’association Union of Concerned Scientists (UCS), elle fut timidement couverte par la presse américaine, et est passée largement inaperçue en France.
L’une des raisons de cette indifférence est que ce premier appel a été court-circuité par un autre texte collectif de scientifiques et d’intellectuels, rendu public quelques semaines plus tôt sous le nom d’« appel de Heidelberg ». Or cet appel introduisait dans le débat public… le message inverse. Grâce aux archives de l’industrie du tabac, déclassifiées par la justice américaine à la fin des années 1990, on sait désormais qu’il a été suscité par les communicants de l’industrie de l’amiante, soutenus par d’autres industries polluantes, de même que les fabricants de cigarettes.
L’« appel de Heidelberg » est rendu public le 1er juin 1992, à la veille de l’ouverture du sommet de Rio, la première grande conférence internationale consacrée à l’environnement. Non publié dans une revue scientifique, il ne contient pas de données scientifiques et se présente comme une mise en garde face à des défenseurs de l’environnement animés par une « idéologie irrationnelle qui s’oppose au développement scientifique et industriel ». Le journaliste Roger Cans, alors chargé de l’environnement au Monde, en refuse l’exclusivité. Il confiera plus tard avoir suspecté une opération de communication orchestrée par des intérêts particuliers. Mais Le Figaro l’accepte et affiche à sa « une », pour l’ouverture du sommet : « Des scientifiques s’inquiètent du tout-écologie ». « Rio : faut-il brûler les écologistes ? », renchérit Libération, tandis que Le Monde annonce : « Rio contre Heidelberg ».
Au cœur de l’appel de Heidelberg, se nichent quelques phrases discrètes, mais lourdes de sous-entendus. « Nous soulignons que nombre d’activités humaines essentielles nécessitent la manipulation de substances dangereuses ou s’exercent à proximité de ces substances, et que le progrès et le développement reposent depuis toujours sur une maîtrise grandissante de ces éléments hostiles, pour le bien de l’humanité », explique le texte. En filigrane, apparaissent aussi des injonctions à la déréglementation, avec cet appel à tout « réseau d’obligations irréalistes » qui compromettrait le développement des « pays pauvres ».
Dans un mémo confidentiel du 23 mars 1993, un cadre de Philip Morris explique que l’appel de Heidelberg « a son origine dans l’industrie de l’amiante », et qu’« il est devenu un large mouvement indépendant en un peu moins d’un an ». « Nous sommes engagés aux côtés de cette coalition (…), mais nous restons discrets parce que des membres de la coalition s’inquiètent qu’on puisse faire un lien avec le tabac, ajoute la note du cigarettier américain. Notre stratégie est de continuer à la soutenir discrètement et de l’aider à grandir, en taille et en crédibilité. » Au fil du temps, plusieurs milliers de scientifiques, dont de nombreux Prix Nobel, apposeront leur signature au texte.
Sous-entendus et instrumentalisation
Le biologiste Pierre-Henri Gouyon, professeur au Muséum national d’histoire naturelle et co-signataire de l’appel des 15 000, se souvient qu’à l’époque, de nombreux scientifiques avaient signé le texte sans en percevoir les sous-entendus et les intentions. « L’écrasante majorité des signataires ignoraient tout des commanditaires de l’appel et de la manière dont le texte serait instrumentalisé », dit-il. Nombre d’entre eux ont d’ailleurs signé, quelques semaines plus tard, la première « mise en garde » lancée par Henry Kendall et l’UCS.
En juin 2012, trente ans après le sommet de Rio, Jean-Pierre Hulot, alors PDG de Communications économiques et sociales (CES), le cabinet de conseil qui a orchestré et mis en œuvre, entre 1982 et 1996, le lobbying en faveur de l’amiante, a confirmé au Monde que l’appel de Heidelberg avait bien été lancé par son entreprise – mais à titre « bénévole ». Avec, comme dégât collatéral, le torpillage du premier appel de la communauté scientifique à protéger l’environnement.
Stéphane Foucart et Martine Valo
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