Résumé :
Les manifestations et les émeutes qui ont secoué le Viêt Nam voici deux semaines ont surpris par leur importance et par leur violence. On dénombre en effet 22 provinces touchées par le phénomène selon la presse vietnamienne. Toutefois, pour exceptionnelles qu’elles soient par leur ampleur, ces violences ne sont pas inhabituelles dans la vie sociale vietnamienne de ces dernières années. La contestation ouvrière et paysanne est une donnée récurrente de la vie politique du pays même si elle fait rarement la une de la presse. Au delà du caractère strictement revendicatif, cette contestation a engendré des attitudes de défiance avec l’autorité dans différents secteurs de la société. Cela ne signifie pas que, comme on le lit, souvent en pareil cas, que le pouvoir serait sur le point de s’écrouler, on pourrait même s’interroger pour savoir si, en définitive, au delà du spectaculaire ces évènements ne seraient pas la preuve d’une certaine “normalité” ? Une lutte de classe traditionnelle qui toutefois ne poserait pas directement la question du pouvoir politique.
Les émeutes qui ont secoué le Viêt Nam voici deux semaines ont surpris par leur violence et par leur multiplicité puisque l’on dénombre 22 provinces touchées par le phénomène selon la presse vietnamienne. En effet, elle annonce que le calme est revenu dans 22 provinces c’est donc, par déduction, qu’il n’y avait pas le calme auparavant…
Le nombre de manifestants est, lui aussi, inhabituel et démontre, si besoin était, l’émotion et l’exaspération que les multiples incursions et provocations chinoises aux alentours des îles contestées suscitent dans l’opinion publique. Cependant au delà de ce que les médias présentaient comme une vague de protestation nationaliste, voire xénophobe, me revint en mémoire le couplet d’une de mes chansons préférées :
« Une explosion fantastique
N’en a pas laissé une brique.
On crut qu’c’était Fantômas,
Mais c’était la lutte des classes »
La Java des bons enfants
Chanson de Guy Debord
Musique de Francis Lemonnier
Pour exceptionnelles qu’elles soient, ces violences ne sont pas une nouveauté au Viêt Nam. Depuis des années des contestations importantes émaillent l’actualité sociale du pays. Mais l’attaque et la mise à sac de sociétés chinoises, taïwanaises, sud-coréennes posent, à mon avis, d’autres questions que celles qui tournent autour de la question de la souveraineté des îles Hoàng Sa et Truong Sa. Depuis des années les grèves qui ont éclaté dans les entreprises avec des capitaux provenant de ces pays outre des revendications classiques de salaires et de conditions de travail mettent aussi, surtout, en avant de manière récurrente et précise, le respect de la dignité humaine. Nous y reviendrons.
Une longue liste de troubles sociaux
• En 1997, des émeutes paysannes avaient éclaté dans la province de Thai Binh au sud de Haiphong, ces violences firent plusieurs morts. Il y eut à l’époque de nombreux articles mais, à ma connaissance, aucun film ni aucune photo n’ont été diffusées.
• En 2001, plusieurs personnes ont été blessées et de multiples arrestations ont été effectuées lors des manifestations des minorités ethniques dans les Hauts-plateaux du Centre du Vietnam. Des « provocateurs (déjà) ont détruit des bâtiments publics, y compris une école mardi à Buon Me Thuot, capitale de la province de Dac Lac » écrivait alors un quotidien. Ces incidents firent plusieurs blessés, y compris parmi les forces de sécurité. Des films tournés par les journalistes vietnamiens de ces incidents existent mais (toujours à ma connaissance) n’ont jamais été diffusés.
Ce qui change depuis ces années c’est l’introduction dans la vie quotidienne des gens des nouveaux moyens de communications que ce soit internet bien sûr mais aussi les téléphones portables. On sait qu’il y a en moyenne 1,8 téléphones portables par habitants au Viêt Nam (92,5 millions d’habitants en 2013) que malgré des difficultés l’accès aux réseaux sociaux il est aisé de poster des vidéos sur le Net. Ainsi en quelques heures (parfois moins) des évènements filmés via un téléphone portable se retrouve visionné par des milliers de personnes.
Depuis des années les démonstrations de masse pacifique ou non se sont multipliées.
On se souvient du centre de Hanoi bloqué par des milliers de catholiques en 2008 lorsqu’ils réclamaient (à tort ou à raison) le retour d’un terrain à l’église.
Sans faire une liste exhaustive voici quelques faits significatifs dans différents domaines.
Grèves ouvrières
• 7 juin 2005 des milliers de travailleurs d’une usine de chaussures taïwanaise Hue Phong sabotent du matériel et des installations pour protester contre les horaires trop long, les mauvais traitements physiques, les bas salaires et la violation de leur droit.
• Décembre 2005/janvier 2006 une centaine de grèves dans les usines à travers tout le pays 40 à 50 000 grévistes dans la région d’Hô Chi Minh-ville. Les entreprises étrangères (Taiwan et Corée du Sud), outre les bas salaires, sont accusées de ne pas respecter les lois sociales du Viêt Nam. Les travailleurs réclament le paiement des heures supplémentaires, des congés, de meilleur conditions de travail pour les femmes enceintes et surtout ce qui revient surtout : le respect. La presse à l ‘époque évoque des cas « où la dignité et l’honneur des salariés ont été mis en cause ». A l’époque l’usine de chaussures Rieker (compagnie de Hong Kong) dans la province de Quan Nam voulait congédier purement et simplement les grévistes. Des négociations avec les syndicats ont évité cela et permis des améliorations. Ces multiples grèves « sauvages » (sans autorisation des syndicats officiels) avaient à l’époque mis le doigt sur le caractère obsolète du droit de grève de l’époque puisque selon les règles en place il fallait au moins 3 semaines pour démarrer un mouvement social considéré comme « légal ».
• En 2007 541 grèves recensées dans tout le pays.
• En 2008 : 775 grèves. Au cours de cette année dans l’usine taïwanaise Sun Jade dans la province de Thanh Hoa 3 grèves pour protester contre les mauvais traitements, les humiliations voire les violences de la maitrise.
• Avril 2010 grèves dans le Dong Nai dans l’usine du groupe taïwanais Pou Chen qui produit les chaussures Nike. Là aussi les revendications ayant aux salaires mais aussi à la mauvaise qualité des repas une question qui va prendre une ampleur importante dans les années suivantes avec de nombreuses intoxications alimentaires parfois graves dans les cantines des usines. (une recherche sur ce thème dans le journal Thanh Niên renvoie à sept pages d’articles à ce sujet).
• 2011 : 857 grèves durant les onze premiers mois de l’année soit le double de 2010.
Début 2013 vague de grèves dans le Delta du Mékong quand de nombreuses entreprises à l’approche du Têt n’ont pas proposé de primes (équivalent du 13e mois) en particulier les travailleurs de Hau Giang exportateur de crevettes (+18% d’exportation en plus et 10% de plus de bénéfice). A cette occasion le président du comité populaire de Hau Giang a dénoncé « les éléments extrémistes » .
• Janvier 2014 incidents violents sur le chantier de construction d’une future usine Samsung dans la province de Thai Nguyen au Nord de Hanoi. Des centaines d’ouvriers s’en prennent au local et aux véhicules des gardiens qu’ils incendient. Les multiples contrôles tatillons et semble-t-il l’interdiction de rentrer avec son repas ont exaspéré les ouvriers.
• Au lendemain des émeutes et des grèves les ouvriers d’une usine coréenne Shilla Bags Vietnam d’Hô Chi Minh-ville étaient encore en grève pour le paiement des jours de grève, pour obtenir des repas mangeables et des toilettes ouvertes toute la journée et non seulement 1h30 le matin. Ces toilettes n’étant par ailleurs disponibles qu’avec une carte et il y a trois cartes pour 80 ouvriers.
Les expulsions à la campagne
Phénomène ancien et lui aussi récurent ; voici 15 ou 20 ans que des paysans viennent aux abords des ministères réclamer justice en groupe avec des banderoles et des portraits d’Hô Chi Minh.
Il est difficile de dénombrer toutes ces manifestations.
Ce problème a pris une autre dimension quand en janvier 2012 à Tiên Lang, dans la région d’Haiphong, quand Doan Van Vuon et sa famille se sont opposés à leur expulsion à l’aide de mine artisanale et fusils de chasse, en ouvrant le feu sur la police et les représentants des autorités locales. Cette riposte a sidéré beaucoup de monde et conduit de nombreux dirigeants à s’interroger publiquement sur les raisons de ces évènements et mettre en cause les pratiques douteuses des responsables locaux.
En mars de la même année, de nouveaux des rassemblements massifs de paysans : devant l’Assemblée Nationale à Hanoi le 24 avril ; dans la banlieue de la capitale à Van Giang 2000 personnes se heurtent à des centaines de policiers anti-émeutes et à de nombreux policiers en civils ou à des « civils » indéterminés mafieux, hommes de main, sbires… Parmi les multiples vidéos, souvent impressionnantes, de ces incidents on retiendra celle où l’on voit deux journalistes battus violemment par des civils et des policiers (ci-dessous) [Vidéo non reproduite ici].
Récemment encore des nervis ont tiré sur des paysans qui, à Van Giang, continuent de s’opposer à la confiscation de leur terre et ce malgré le fait qu’ils aient alerté les autorités locales des menaces qui planaient sur eux.
Avril 2013 toujours dans la région d’Haiphong des paysans qui occupaient leur terrain ont été attaqués par des vigiles et des « civils » armés de briques et de matraques, il y a eu des blessés.
Les expropriations sont nombreuses. Les baux signés il y a 20 ans par les paysans arrivent à échéance et beaucoup ne sont pas reconduits. De nombreux terrains à proximité des villes ont vu leur valeur multipliée de manière fantastique. Non seulement les paysans ne peuvent garder leur terre mais souvent les indemnités qu’ils touchent ne correspondent même pas à l’investissement effectué durant deux décennies pour améliorer les terrains. Ils ne peuvent alors même pas récupérer d’autres terres cultivables Sans parler des énormes plus values qui passent dans les poches de corrompus.
Violences policières
Là aussi les cas sont trop nombreux pour être tous énumérés. Décès suite à des matraquages, morts au poste de police… Ce qui est nouveau depuis 2010 s’illustrent par les réactions de la population comme en juillet 2010 dans la province de Bac Giang quand des milliers de personnes participant aux funérailles d’un jeune motocycliste mort lors d’une course poursuite avec la police. La foule a porté le cercueil devant le bâtiment du Comité Populaire et en a arraché les grilles. Heurts violents avec la police anti-émeutes.
Depuis, lors de plusieurs funérailles, les familles ont fait un crochet qui devant un comité populaire ou un poste de police pour présenter le cercueil du défunt mort des suites de son passage dans les locaux de la police.
Lors d’une enquête à propos de la mort d’un voleur de chien (chose hélas très courante plusieurs voleurs ou suspects ont été lynchés et tués en différents endroits du Viêt Nam) la police s’est rendue coupable de torture pour faire avouer des gens interpellés.
Lors du procès d’un inculpé, une centaine de villageois sont venus au tribunal avec leurs aveux. Ces cent personnes ont chacune déclaré avoir tué le voleur. Une action collective et contestataire rare.
La police en plus du mépris qu’elle inspire ne suscite plus ou beaucoup moins de crainte qu’auparavant.
10 Avril 2014, plus de 100 policiers mobilisés pour récupérer quatre policiers enlevés par la foule en colère, dans la province de Ha Tinh. Neuf policiers ont été blessés et plusieurs locaux officiels ainsi que les maisons de quatre responsables locaux ont été endommagées par une foule de plusieurs centaines de personnes en colère protestant contre un projet de cimetière.
Le sort des travailleurs à l’étranger
Actuellement environ trois millions de Vietnamien/nes travaillent à l’étranger avec des contrats légaux mais parfois dans des conditions pénibles ou désastreuses (Moyen-Orient, États du Golfe, Malaisie). De nombreux Vietnamiens travaillent clandestinement en Chine.
On peut aussi parler du problème lancinant du trafic d’êtres humains, essentiellement des femmes, envoyées en Chine au Cambodge, à Taïwan ou dans d’autres pays pour des « mariages » arrangés ou pour être livrées à la prostitution. Un phénomène qui participe à un certain climat quand on sait que beaucoup de ces « mariages » ne sont qu’un alibi pour une nouvelle forme d’asservissement.
Les foules imposantes qui ont accompagné les funérailles du général Vo Nguyen Giap alors que le gouvernement ramenait le deuil général à deux jours, pour cause de réception du premier ministre chinois, est aussi un indice d’une assurance en soi qui ne manque pas de s’exprimer dans d’autres domaines.
L’ensemble de ces faits, dont la liste est loin d’être exhaustive, participe à un sentiment général de défiance et aussi de confiance en soi qui va, semble-t-il, perdurer. Pour autant ces mouvements, parfois très radicaux dans leur expression, ne posent pas directement la question du pouvoir politique. Mais pour combien de temps ?
Dominique Foulon, Carnets du Viêt Nam, 24 mai 2014