« L’un des principes centraux d’Hégémonie et stratégie socialiste est la nécessité de créer une chaîne d’équivalence entre les diverses luttes démocratiques contre différentes formes de subordination… les luttes contre le sexisme, le racisme, la discrimination sexuelle et pour la protection de l’environnement devraient être articulées à celles des travailleurs dans un nouveau projet hégémonique à gauche. »
Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, Hégémonie et stratégie socialiste p.34.
« Le principe démocratique de liberté et d’égalité doit d’abord s’imposer comme la nouvelle matrice de l’imaginaire social ; ou, dans notre terminologie, constituer un point nodal fondamental pour la construction du politique. »
OC. p. 269
Il ne s’agit pas d’exposer ici l’ensemble – complexe et évolutif – des théories de Laclau et de Mouffe, ni de se polariser sur la seule controverse qui fleurit autour du « populisme de gauche ». Il s’agit plutôt de s’interroger sur l’apport éventuel de leur réponse à des questions qui nous sont communes. Comment le peuple peut-il se constituer en tant que sujet révolutionnaire ? Comment peut-il conquérir une hégémonie au sens on l’entend Gramsci, il est vrai réinterprété à la lumière de concepts empruntés au développement de sciences humaines telle que la linguistique et la psychanalyse ? Comment peut découler de cette dynamique l’exercice d’une démocratie radicale ? Enfin, la pratique de cette dernière est-elle compatible avec le « populisme de gauche » ?
Comment le peuple peut-il se constituer en tant que sujet révolutionnaire ?
Commençons par lever un malentendu. Pour Laclau et Mouffe, la notion même de sujet est problématique et une constante dans leur œuvre est d’affirmer que celui-ci ne peut aucun cas se réduire et se confonde avec sa détermination économique ou sociologique. D’une part parce que le « sujet » ne préexiste pas aux combats qu’il mène et au discours qu’il tient et d’autre part parce que le caractère pluriel des combats pour l’émancipation interdit toute unification sous l’égide d’un quelque groupe social quel qu’il soit, fut-ce celui représenté par la « classes ouvrière ». [1] Les sujets ne sont donc pas les classes sociales et leur unité ne peut se constituer autour d’intérêts déterminés par leur position dans les rapports de productions. Pour autant, poser le problème en ces termes, est-ce comme on l’entend parfois, une négation des classes sociales ? Et suffirait-il de remplacer le terme « peuple » par « prolétariat » pour échapper aux difficultés ? Les nostalgiques d’une « orthodoxie » marxiste – qui n’a d’ailleurs jamais existé - pourront certes faire appel à la célèbre distinction héritée de Lukacs entre classe ouvrière en soi et classe pour soi … sans être plus avancé pour autant. Car comment passer de la « classe en soi » et aux conditions objectives qui la caractérisent, à la classe « pour soi » et à la construction de « conditions subjectives » qui permettront son combat victorieux ?
Perpétuel sujet de dissertation pour écoles de formation, avec une variété de réponses qui vont osciller entre confiance dans le mouvement spontané qui abolit l’ordre de choses ( Rosa Luxembourg ) et médiations plus ou moins directives de l’organisation et du parti ( Lénine ). La vérité oblige à dire que Marx lui même n’échappe pas au dilemme entre géniale mise à jour d’une logique du capital qui asservit totalement et enchaîne le prolétariat et logique stratégique de l’affrontement et de la lutte des classes qui devrait l’en libérer. Avec à l’arrivée la même question qui fâche : comment de rien devenir tout ? Comment les esclaves salariés dépossédés de tout peuvent-il se transformer en fossoyeur du capitalisme et accoucheurs d’un monde nouveau ? Et comment occulter que nous avons en héritage l’immensité de la question stratégique qui en découle ?
Une question à laquelle Laclau et Mouffe tentent d’apporter une réponse qui se démarque tout à la fois d’un objectivisme essentialiste et réducteur et d’un subjectivisme relativiste qui accepterait comme horizon indépassable la dispersion des positions des différents sujets. L’un a la réponse prête d’avance et tout faite à l’unification nécessaire pour vaincre et construire l’alternative au capitalisme là où l’autre dénie toute importance à cette question. Il s’agit au contraire pour Laclau et Mouffe d’engager la réflexion sur le jeu politique qui rend possible « l’ articulation hégémonique », revisitant entre autre au travers de ce prisme Rosa Luxembourg et surtout les apports fondamentaux du « moment gramscien ».
Pour revenir au concept de peuple qui aujourd’hui interroge nul doute qu’il est sociologiquement constitué de classes populaires qui ont à la fois des caractéristiques communes – modestie des revenus, précarités des conditions de vie, distance par rapport au capital culturel dominant, etc.. - et des différences (d’origine et d’histoire, de lieu de vie et d’habitat, de sociabilité, de genre, d’âge et de génération, de rapport au travail et au salariat, de couleur de peau, de culture, de rapport aux religions, etc.. ). Mais nul doute non plus que ni les caractéristiques objectives communes ni les différences ne suffisent à expliquer pourquoi et comment des combats populaires peuvent se mener en commun ou pas. Chacun sait et ressent bien l’insuffisance d’une réponse purement objectiviste. On peut certes invoquer en ce sens l’appartenance de beaucoup (mais pas tous..) au salariat, sauf que l’éclatement et la précarisation générale de ce dernier fait que les choses ne sont pas vécues de la sorte. Et que pour celles et ceux qui galèrent durablement entre petits boulots précaires, chômage et stratégies de débrouille, la référence au salariat ne signifie pas grande chose. En sorte aussi que dans un monde néolibéral qui a inculqué à tous les normes de compétition et de concurrence, le risque est fort de voir des fractions des classes populaires se déchirer entre elles plutôt que de faire cause commune.
Dans le contexte particulier de l’Amérique latine des années 70 et 80 et de l’échec symétrique des stratégies de conquête électorale du pouvoir et de lutte armée, c’est à ce type de question que Laclau et Mouffe veulent répondre avec une ambition qui vise à l’universel. Bien avant la publication et la mise en avant de la « raison populiste » Laclau s’est en effet engagé au travers d’un ouvrage fondamental – La guerre des identités - grammaire de l’émancipation – dans l’analyse des contradictions internes d’un discours objectiviste sur l’émancipation qui considère comme prédéterminé le sujet révolutionnaire. Pourquoi, demande Laclau, la « guerre des identités » a-t-elle pris le pas sur la lutte commune pour l’égalité ? Démarche qui pour lui est le prélude à un examen critique de l’ensemble des catégories centrales du discours politique dont nous avons hérité.
Mais loin d’être de simple déconstruction débouchant sur un multiculturalisme post-moderne et différencialiste, la démarche est un constructivisme philosophique mis au service de la reconstruction politique du sujet.
Nous nous accorderons à dire que le peuple se construit en référence à ses pratiques culturelles et sociales et à ses luttes. Mais il y a pour Laclau une dimension plus fondamentale qui est celle de « l’espace discursif ». C’est dans et par le discours qu’il tient à la fois sur son ennemi et sur lui-même que le peuple se construit en tant que tel. Dans une approche quasi hégélienne, les deux moments du discours sont dialectiquement liés. La négation et la nomination de ce qui n’est pas le peuple précède et conditionne la possibilité pour le peuple de tenir le discours adéquat sur lui même et de s’engager dans le récit de sa marche en avant. Ce qui est ici en jeu touche à la capacité à nommer la réalité avec ses mots (parfois ceux qu’on lui a volé…) et non avec ceux qu’on lui a imposé. Des mots que l’on ne peut dissocier d’affects et d’un imaginaire qui serait en somme celui d’un inconscient populaire créatif en ce qu’il condense en peu de mots une puissance évocatrice considérable (la pain, la paix, la liberté..) où le signifié (l’horizon émancipateur ) excède le signifiant (vide à la limite ). « Ça parle » pourrait-on dire pour filer et détourner la fois la métaphore de Lacan.
L’aspect le plus original, déjà affirmé dans La guerre des identités, est donc que l’espace social doit être considéré principalement comme un espace discursif. Il faut entendre le terme « discours » non seulement au sens strictement linguistique du terme, mais au sens performatif d’un lien des mots aux actions permettant de constituer des « totalités significatives », comme dans les « jeux de langage » de Wittgenstein. Laclau emprunte à la linguistique de Saussure l’idée qu’il n’y a pas de termes positifs dans le langage mais uniquement des différences : une chose n’est ce qu’elle est que dans les relations qui la distinguent d’une autre. Étendu à l’analyse des faits sociaux nous avons alors une approche politique du jeu et de l’articulation des différences. Dans toute société il y a en permanence une tension entre deux logiques – celle de la différence (les particularismes, la fragmentation du social) et celle de l’équivalence (la communauté, le bien commun). Toute identité sociale, c’est-à-dire discursive affirme-t-il, « est constituée au point de rencontre de la différence et de l’équivalence – exactement comme les identités linguistiques » [2].
Conquête de l’hégémonie et exercice d’une démocratie radicale
Cette théorie permet de reprendre sous un jour en partie nouveau la question de la conquête de l’hégémonie posée par Gramsci. Des luttes menées dans des champs et par des acteurs différents peuvent en fonction d’un discours commun qui les relie s’articuler selon une logique de « chaînes d’équivalence » et saturer et cristalliser de la sorte l’espace politique. Ce sont moins les mots employés en eux même qui importent que la fonction politique qu’ils remplissent et la façon dont les acteurs s’en emparent pour s’exprimer et agir.
Et ce sont précisément ces pratiques qui permettent l’exercice d’une démocratie radicale conçue comme égalité de participation à des pouvoirs existants dans la société et qui se reconfigurent régulièrement. Contre un économisme qui déterminerait le changement social c’est plutôt chez Laclau la pratique et l’affirmation d’une véritable démocratie sociale qui stimule en permanence la lutte contre les oppressions, les discriminations et les inégalités. La démocratie radicale s’identifie en fait à la praxis démocratique du sujet qui se constitue par le débat et le combat pour la détermination autonome du sens qu’il donne à son action et la direction qu’il entend donner à l’exercice du pouvoir politique. Il ne s’agit pas d’élaborer de façon abstraite un modèle idéal de démocratie mais de la faire exister à partir de la conflictualité discursive et sociale. Ce qui renvoie moins à un ensemble de procédures qu’à un processus permanent de déconstruction / reconstruction des formes et du contenu de l’existence collective [3].
Rien n’est ici contradictoire avec l’affirmation de la lutte des classes comme moteur de l’histoire puisque le conflit et son énonciation sont constitutifs de l’histoire collective. Mais les protagonistes ne préexistent pas sous forme de groupes constitués en fonction de leur position dans le système social et économique. Ils se constituent par la lutte et son discours. En sorte que l’explication de leur action par leur « intérêt de classe » est de peu d’intérêt. « Il n’est plus possible, notent Laclau et Mouffe, de maintenir la conception de la subjectivité et des classes élaborées par le marxisme, ni sa vision du cours historique du développement capitaliste, non plus, bien sûr, que la conception du communisme comme société transparente de laquelle les antagonismes ont disparu » (Hégémonie et stratégie socialiste, 1985 )
Dans la lutte pour l’hégémonie ainsi comprise le prolétariat doit certes s’allier à d’autres classes, mais la configuration vivante de ces alliances ne répond à aucune prédétermination. « La condition pour atteindre l’hégémonie est que des éléments que leur nature propre ne prédétermine pas à intégrer un type d’agencement ou un autre, s’unissent néanmoins grâce à une pratique externe ou articulée. La visibilité des actes originaires d’institution – dans leur contingence spécifique – est, par conséquent, la condition de toute formation hégémonique. Mais parler d’articulation contingente, c’est pointer une dimension centrale de la politique » [4]. Ce qui installe la démarche pour l’hégémonie « entre démocratie et autoritarisme » . Si « le concept, note Laclau, est indubitablement associé aux tendances les plus autoritaires et les plus négatives de la tradition léniniste […] d’autre part, la relation hégémonique implique une conception de la politique qui est potentiellement plus démocratique [car] cela aboutit à l’acceptation de la validité politique actuelle d’une pluralité d’antagonismes et de points de rupture, de telle façon que la légitimité révolutionnaire n’est plus exclusivement concentrée dans la classe ouvrière » (Hégémonie et stratégie socialiste, 1985 )
L’hégémonie peut devenir démocratique à condition d’assumer selon Laclau et Mouffe l’équivalence des différents acteurs et le primat de l’action politique. La politique n’est pas le prolongement et la traduction d’une réalité sociale préexistante mais la constitution de cette réalité par l’articulation de différents acteurs au sein de mouvements à prétentions hégémoniques. Laclau et Mouffe se veulent à l’opposé d’un certain marxisme enfermé dans « le paradigme économiste » selon lequel le social est déterminé par l’économique. En n’assumant ni la contingence ni le primat du politique, ce marxisme facilite une version autoritaire de l’hégémonie. Au contraire la rupture radicale avec les paradigmes essentialistes ouvre la voie à une hégémonie démocratique, où les différentes conceptions du devenir collectif sont a priori équivalentes, et où la décision est un choix entre différents possibles.
Avec des accents qui ne sont pas sans rappeler Castoriadis, la démocratie est à sa façon un « ordre symbolique » qui définit, informe et structure la réalité sociale autour de l’indétermination. Elle « nie toute approche essentialiste des relations sociales » et « affirme le caractère précaire de toute identité... »(Hégémonie et stratégie socialiste, 1985 ).
L’un des intérêts que l’on peut trouver aux analyses de Laclau est qu’elles recoupent, en dépit d’une langue philosophique parfois difficile à suivre, bien des observations empiriques. Qu’il s’agisse du discours qui désigne et qualifie l’adversaire (selon les situations le patron, l’oligarchie, la caste, les 99 [1% ?] %, etc. ) ou de celui qui, à partir d’aspirations partagées, unit et unifie le peuple autour d’un objectif commun. Ce qui est en jeu est dans les deux cas la formation de l’identité populaire comme identité politique. C’est en ce sens que pourait être compris le « moment populiste » qui, précisement parce qu’il n’est qu’un moment, ne doit ni être essentialisé, ni considéré comme une fin en soi. Mais si dans ce que l’on peut considérer comme des références fondamentales dans l’œuvre de Mouffe et Laclau – La guerre des Identités et Hégémonie et stratégie socialiste — ce concept n’est nullement central et peut être pris comme synonyme de contexte socio historique dans lequel se construit le peuple comme sujet, une évolution s’opère dans l’ouvrage plus tardif qu’est la Raison populiste qui en modifie en profondeur le sens et la portée jusqu’à induire une stratégie politique.
Le populisme contre la démocratie
Disons le sans ambiguité, rapporté au contexte et aux réalités politiques auxquelles nous sommes confrontés l’usage d’un mot et d’un concept qui par glissement conduit à légitimer une « stratégie populiste » est éminement contestable. Encore faut-il cerner où se situent le problème et le désaccord. Soucieux de précicer ce que le populisme n’est pas à leur yeux Ernesto Laclau et Chantal Mouffe nous disent qu’il n’est pas un certain type de mouvement – identifiable soit à une base sociale particulière soit à une orientation idéologique déterminée – mais une "logique politique », qui plus est « inhérente à tout processus de changement social » dans la mesure où celui-ci « présuppose la constitution d’un sujet politique global [qui] implique la construction de frontières internes et l’identification d’un autre institutionnalisé » (Raison populiste, 2008 ). C’est précisément cette double opération d’unification et d’exclusion qui doit assurer la réussite de la « tentative de constituer le peuple comme acteur historique à partir d’une pluralité de situations antagoniques »
A ce niveau de généralité on reconnaitra bien une réalité observable dans tout mouvement social radical d’envergure. Comme il est également difficilement contestable que cette constitution du peuple requiert que s’instaure une équivalence entre des demandes sociales très hétérogènes.
Le problème politique n’est pas de reconnaitre et de valoriser le moment et le processus contituant du peuple en tant que sujet qui utilise les armes qui sont les siennes : la désignation nominale et politique de son adversaire et le récit de ce qui fonde avec ses mots son émancipation. Il n’est pas non plus dans l’usage de slogans « dégagistes » (« Que se vayan todos ! » ) qui condensent en peu de mots l’exaspération et les exigences de « ceux d’en bas » à l’égard de « ceux den haut ». Il est de considérer ces processus comme constitutifs d’une stratégie populiste ayant ses passages obligés et ses figures imposées dont l’identification grosse d’affects à la figure emblématique du chef ou à une incarnation christique polarisant les affects populaires. Non que cette possiblite et tentation soient inexistantes. Mais parce que les remédiations qui se mettent en place et s’inventent en vue de la conquète d’une contre hégémonie populaire ne sont jamais écrites d’avance et connaissent, comme Laclau et Mouffe l’expliquaient d’ailleurs dans leurs ouvrages précédents, une infinie variété de formes et de traductions. En sorte qu’il n’y a pas lieu de confondre l’importance et le rôle particulier d’un individu dans un contexte historique et social donné et la théorisation voire l’éternisation de ce rôle comme un élément constitutif et structurel de la stratégie révolutionnaire. La place de l’individu dans l’histoire – thème qui a donné lieu à des nombreuses controverses – est subordonnée à la dynamique générale du mouvement et non l’inverse. Il suffit pour s’en convaincre de considérer la valse ininterompue des chefs dans tout processus révolutionnaire profond. La révolution française en fournit une illustration éloquente [5].
La thèse défendue ici est que l’introduction tardive du thème du « populisme de gauche » chez Laclau et Mouffe dans la Raison populiste constitue à la fois une évolution discutable et une régression. En témoigne par exemple, tout le développement sur la démocratie radicale dans la partie terminale d’Hégémonie et stratégie socialiste qui voit les auteurs affirmer ainsi que « la boussole discursive de la révolution démocratique ouvre la voie à des logiques politiques aussi différentes que populisme et le terrorisme de droite d’une part, et la démocratie radicale de l’autre ». Nulle allusion ici à un quelconque « populisme de gauche » alternatif à celui de droite. Avant de préciser que « ... si nous souhaitons construire les articulations hégémoniques qui nous permettent de nous tourner dans la direction de cette dernière, nous devons comprendre dans son hétérogénéité radicale la gamme des possibilités qui s’ouvrent dans le champ de la démocratie elle même. » [6].
La logique profonde qui prévalait dans la Guerre des identités et Hégémonie et stratégie socialiste consistait à relier la construction discursive d’un sujet pluriel de transformation sociale à l’exercice d’une démocratie radicale. Laquelle est précisément compromise voire inversée dans l’enchaînement populiste. L’exercice même d’une démocratie délibérative et directe se transforme au mieux en démocratie plébiscitaire. Là où l’accent devrait se trouver mis sur la démocratie comprise comme coparticipation au processus de délibération et de décision se trouve valorisée la fusion pulsionnelle et l’admiration suiviste du chef.
Contrairement à ce que disent Laclau et Mouffe en s’appuyant d’une façon un peu hasardeuse sur la Psychologie des masses et analyse du moi de Freud (1921), la constitution d’un peuple ne procède pas principalement d’une identification de tous les individus à un même leader. Et la relation des membres du peuple à leur leader dans un processus de transformation sociale radicale n’est pas celle prêtée aux membres de l’Église au Christ . Outre le fait que cette relation des membres du peuple à leur leader n’aurait rien de démocratique mais serait au contraire paternaliste voire tyrannique, il y a une méconnaissance manifeste de la construction populaire de cette relation qui est infiniment plus complexe, controversée, réfléchie, évolutive et inventive que Laclau et Mouffe ne semblent le croire. Le peuple actif socialement et politiquement, si c’est bien de cela que l’on parle, construit, raconte et utilise à ses fins l’image du chef qu’il estime devoir faire sienne. On pourrait dire qu’il y a là, d’une certaine façon, la même interprétation faussée qui fait dire parfois que le peuple serait dupe des mensonges et des mises en scène médiatiques des « importants » alors qu’il les décrypte bien souvent avec lucidité et ironie irrévérencieuse.
Tout se passe comme si la question démocratique à bien des égards fondamentales se trouvait relativisée au profit de la figure d’une individualité réduite à un nom faisant l’objet d’un fort investissement affectif. L’interprétation du phénomène boulangiste s’inscrit dans cette lecture ce qui ne peut qu’alerter sur le risque de brouillage et de dérive politique. Les éléments constitutifs de cette aventure populiste – l’hétérogénéité des forces sociales qui y participent, leur attitude anti système, le projet d’une intervention extra parlementaire, et le charisme du leader l’emportent alors sur toute autre considération sociale et politique.
Cette polarisation et cette sur valorisation de la figure et de la fonction du « leader » a également pour inconvénient majeur de réduire l’alternative au choix entre « populisme de droite » et « populisme de gauche » alors que ces termes en ce qui concerne en particulier le « populisme de droite » en masquent la réalité profonde et ne permettent en rien d’en comprendre les ressorts profonds et la stratégie qui s’apparentent essentiellement au néofascisme.
Rapporté à la conjoncture politique présente cela conduit Laclau et Mouffe à analyser la percée électorale du Front National comme l’expression – regrettable et condamnable – d’un populisme de droite. Quitte à faire l’impasse sur ce que ce « populisme » a de spécifique et de liens avec les néofascismes et à cultiver l’illusion d’une possible basculement prenant appui sur un supposé socle commun du populisme dirigé alors vers la gauche au travers d’un autre leader. Il y a là une « ontologie » de la politique qui brouille la compréhension des contradictions sociales et des conditions démocratiques qui permettent de s’engager dans des processus émancipateurs Cette tentation d’ériger le populisme en contre stratégie est d’autant plus dommageable qu’elle ne permet plus de faire le lien la préoccupation antérieurement centrale chez Laclau et Mouffe de la démocratie radicale.
Le populisme de gauche dans la version développée dans la Raison populiste et les écrits ultérieurs de Chantal Mouffe est donc une impasse et une régression qui se retournent contre leur propre théorie pourtant riches d’apports. C’est en intégrant pleinement et à tous les niveaux l’exigence et la pratique démocratique qu’un nouvel imaginaire social pourra voir le jour.
Francis Vergne