Depuis l’explosion de l’affaire Weinstein aux Etats-Unis, des dizaines de milliers de femmes ont témoigné sur les réseaux sociaux avoir été victimes de violences sexistes. Sous les mots-clés #balancetonporc ou #moiaussi, elles racontent leur quotidien, fait de commentaires salaces, de mains aux fesses, de rapports sexuels forcés, de chantages… Et c’est la stupéfaction. L’ampleur du phénomène inquiète et sidère, beaucoup découvrant, à cette occasion, que la plupart des femmes de leur entourage en ont été victimes.
Les féministes, pourtant, ont souvent alerté sur la massivité des agressions sexistes. L’enquête Enveff (enquête nationale sur les violences faites aux femmes), première étude statistique en France sur ce thème, estimait en 2000 à 50 000 le nombre de femmes majeures violées tous les ans.
Toutes les sphères de la société concernées
Dix ans plus tard, l’Observatoire national de la délinquance et des répressions pénales comptabilisait 75 000 viols ou tentatives de viol. Soit 205 par jour. En 2011, plusieurs associations féministes, reprenant ces chiffres, lancèrent la campagne « La honte doit changer de camp » [1].
En novembre 2012, 313 femmes signaient un manifeste lancé par Clémentine Autain dans Le Nouvel Observateur, « Je déclare avoir été violée » [2], pour, déjà, « que la parole se libère ». Pendant des années, le blog Vie de meuf [3] a recensé des milliers de témoignages de discriminations, inégalités, agressions sexistes vécues par les femmes au quotidien. Sans que jamais la société s’empare à ce point du sujet.
Cantonnée les premiers jours à l’univers hollywoodien après les révélations sur le producteur Harvey Weinstein, la critique des comportements sexistes s’est rapidement propagée à toutes les sphères de la société : monde politique, artistique, étudiant, médical…, il n’est pas un univers où les femmes n’aient pas révélé, ces derniers jours, harcèlements, agressions sexuelles ou viols.
Ces manifestations sexistes ont longtemps été dénoncées comme des situations isolées les unes des autres : « le sexisme en politique », « le sexisme en médecine », « le sexisme à l’université », « le sexisme au travail »… Cette critique morcelée a empêché d’avoir une vue d’ensemble : celle du sexisme comme un système, théorisé par de nombreuses chercheuses en sciences sociales, de Nicole-Claude Mathieu à Christine Delphy en passant par Colette Guillaumin ou Pierre Bourdieu.
L’élément d’un seul et même rouage
L’anthropologue Françoise Héritier situe l’origine du sexisme, qu’elle remarque universel, à ce qu’elle appelle « la valence différentielle des sexes ». Pour elle, les êtres humains ont dû « construire » des catégories pour penser le monde, et notamment pour interpréter les différences biologiques entre hommes et femmes autour de la reproduction. « Pour se reproduire à l’identique, l’homme est obligé de passer par un corps de femme, écrit-elle dans son ouvrage Masculin/Féminin (Odile Jacob, 1995). Il ne peut le faire par lui-même. C’est cette incapacité qui assoit le destin de l’humanité féminine. […] Cette injustice et ce mystère sont à l’origine de tout le reste, qui est advenu de façon semblable dans les groupes humains depuis l’origine de l’humanité et que nous appelons la “domination masculine”. »
C’est toute notre conceptualisation du monde qui, selon Françoise Héritier, est ainsi construite sur cette classification hiérarchique et cette appropriation du corps des femmes. Vu comme un système, ce qu’il convient d’appeler le « patriarcat » imprègne tous les ordres de notre vie.
Chaque épiphénomène est l’élément d’un seul et même rouage, chaque pièce permettant à l’autre de fonctionner. « Qui dit lutter contre un système dit que ce ne sont pas des individus qui sont nos adversaires », souligne le sociologue Mathieu Arbogast, ex-vice-président de l’association Les Chiennes de garde, dans un texte intitulé « Féministes, nous luttons ensemble contre un système » [4].
Plusieurs angles d’attaque
Langage sexiste, brèche salariale, inégale répartition des tâches ménagères, publicités sexistes, discrimination à l’emploi, harcèlement de rue, agressions sexuelles, injonctions vestimentaires, viol : ce sont toutes des manifestations distinctes d’un même système, qu’il devient dès lors possible d’affronter depuis plusieurs angles d’attaque.
Ainsi, l’écriture inclusive, tant critiquée, a le mérite de remettre en question la règle selon laquelle « le masculin l’emporte sur le féminin » et serait un genre non marqué. Comme le souligne Eliane Viennot, professeuse émérite de littérature et historienne, « la langue française n’est pas inégalitaire par nature ». C’est parce que la prédominance du masculin, « plus noble », a été décrétée par une société sexiste qu’aujourd’hui, dans le langage, un seul homme vaut pour mille femmes ou que le mot « professeuse » heurte de nombreuses oreilles.
Mais « il n’existe pas de faux combat féministe, rappelle Mathieu Arbogast. Chaque combat, même le plus minime, est légitime dans la mesure où il vise à rompre la chaîne, afin que progressivement ce qui semblait normal cesse de l’être ». Chercher un langage moins sexiste vise, dès lors, le même but que tenter de réduire les inégalités salariales ou les violences faites aux femmes.
C’est surtout, soulignent de nombreuses chercheuses, par l’éducation des plus jeunes que le système sexiste pourra être modifié, en réfléchissant à des stratégies sur le très long terme, nécessaires pour renverser des siècles de constructions sociales. En 2014, les « ABCD de l’égalité » étaient conçus comme un outil phare à l’école contre les inégalités entre filles et garçons. Un programme pilote que le ministère de l’éducation avait décidé d’abandonner [5] sous la pression de La Manif pour tous, attachée aux stéréotypes de genre [6].
Angeline Montoya