La condamnation à deux ans de prison pour blasphème du gouverneur de Djakarta, Basuki Purnama, mardi 9 mai, a provoqué un immense tollé parmi les défenseurs de la liberté d’expression et du droit des minorités. Dans son éditorial de mercredi, le très libéral quotidien anglophone Jakarta Post a dénoncé avec force le verdict : « Le fait que les juges aient préféré prendre en considération les affirmations de ceux ayant ouvertement exprimé leur haine à l’égard [du gouverneur] plutôt que ceux des témoins estimant que ce dernier n’avait pas insulté l’islam, est l’équivalent d’une erreur judiciaire. »
Le directeur d’Amnesty international pour l’Indonésie, Usma Hamid, a observé, pour sa part, que « même un homme en position de pouvoir, quand il appartient à un groupe minoritaire, ne peut échapper au caractère profondément injuste de la loi sur le blasphème. Le verdict pourrait avoir de sérieuses implications pour la liberté de penser ».
La sévérité de la peine est d’autant plus surprenante qu’en avril, au lendemain de la défaite aux élections de Basuki Purnama, qui était candidat à un deuxième mandat de gouverneur, les procureurs avaient abandonné les charges de blasphème contre cet homme politique d’origine chinoise et de religion protestante. Mardi, les juges ont estimé que le gouverneur est d’autant plus coupable qu’il n’a montré aucun signe de « culpabilité », ses « déclarations [ayant] blessé les musulmans ».
Appel au lynchage
A l’automne, Basuki Purnama – appelé par tous de son surnom chinois « Ahok » – avait cité une sourate du Coran pour critiquer certains de ses adversaires s’efforçant de convaincre l’électorat musulman de ne pas voter pour lui parce qu’il est chrétien. Les partisans d’Ahok, dont certaines autorités musulmanes, avaient estimé qu’il n’avait pas blasphémé, se contentant de reprocher à ses détracteurs d’utiliser contre lui les recommandations de la dite sourate, sans lui-même outrager le livre saint. La sourate en question recommande aux musulmans d’éviter à ces derniers de prendre pour amis les juifs et les chrétiens, au risque de « devenir un des leurs ».
Les critiques de l’article 156 (a) du code pénal, qui a permis de condamner une centaine de personnes ces dix dernières années, n’ont cessé de répéter que la loi sur le blasphème devrait être révisée. Trop souvent, accuse encore le Jakarta Post, elle est utilisée par « la majorité pour intimider la minorité ». Wahyudi Djafar, de l’Institut pour les recherches politiques et judiciaires (ELSAM), à Djakarta, redoute que la justice, censée être « le pilier de la démocratie, [cède] à la pression de la majorité ». Cet hiver, des centaines de milliers de personnes, répondant à l’appel d’organisations extrémistes, avaient défilé dans les rues de la capitale. Certains manifestants exigeaient que le gouverneur soit lynché.
TROP SOUVENT, ACCUSE LE JAKARTA POST, LA LOI SUR LE BLASPHÈME EST UTILISÉE PAR « LA MAJORITÉ POUR INTIMIDER LA MINORITÉ »
En dépit de son alliance avec le chef de l’Etat Joko Widodo – qu’il avait remplacé en 2014 au poste de gouverneur après l’accession de ce dernier à la présidence de la République –, l’exploitation politique de l’histoire a non seulement coûté à Ahok son élection, mais aussi sa liberté. Ses rivaux ont joué sur les sentiments de l’électorat musulman conservateur. Et, finalement, le gouverneur, qui était crédité de 70 % des intentions de vote avant que n’éclate l’affaire, a été battu à plate couture par son adversaire Anies Baswedan. Cet intellectuel, qui a usé de démagogie électorale d’inspiration religieuse auprès des islamistes, a remporté le second tour du scrutin du 19 avril avec 58 % des voix.
Le verdict n’est que l’un des signaux illustrant la façon dont la version indonésienne de la laïcité est bousculée par les assauts des islamo-nationalistes désireux de faire évoluer le caractère traditionnellement tolérant et ouvert du plus grand pays musulman de la planète. Mercredi, les réactions indignées continuaient d’affluer sur les réseaux sociaux, très actifs dans une Indonésie hyperconnectée. De l’ouest du pays, à Sumatra, jusqu’aux lointaines provinces de la Papouasie indonésienne, les posts sur Internet n’ont cessé de s’offusquer d’un verdict qui, selon les mots d’Andreas Harsono, de Human Rights Watch, « va endommager la réputation de l’Indonésie comme bastion d’un islam tolérant ».
Bruno Philip, Bangkok, correspondant en Asie du Sud-Est