Depuis la fin août, près de 500 000 musulmans rohingya ont fui les violences de l’armée birmane pour le Bangladesh. Pour l’anthropologue Bénédicte Brac de la Perrière, longtemps en poste à Rangoun, réduire les événements à un affrontement religieux empêche de comprendre les racines du conflit.
Adrien Le Gal – Voir des bouddhistes présumés non violents commettre des atrocités contre les musulmans rohingya au nom de leur religion, n’est-ce pas une contradiction ?
Bénédicte Brac de la Perrière – La vision que nous avons du bouddhisme en Occident est héritée de sa découverte à travers des textes, au XIXe siècle, et l’assimile à une philosophie. Certes, en Birmanie, le bouddhisme, qui appartient à la branche theravada, condamne les extrémismes : il s’appuie sur l’enseignement de Bouddha, qui, après différentes expériences, estime qu’il convient d’adopter un style de vie modéré, la « voie du milieu ».
Le discours tenu par les moines nationalistes repose sur l’idée que le bouddhisme serait exposé à des agressions extérieures, et que face à elles, cette voie du milieu ne suffirait plus. C’est ainsi que le mouvement Ma Ba Tha, dont le moine Wirathu est l’un des membres les plus en vue, a développé un discours radical et violent au motif qu’il serait nécessaire de défendre le bouddhisme.
Le préjugé positif des Occidentaux vis-à-vis du bouddhisme explique-t-il la faiblesse de la réaction internationale vis-à-vis des crimes commis en Birmanie ?
Il ne me semble pas que la réaction internationale ait été faible, mais au préjugé positif des Occidentaux s’agissant du bouddhisme s’ajoute ainsi le fait qu’ils se représentent Aung San Su Kyi, conseillère d’Etat [et chef d’Etat de fait], comme une icône de la démocratie et des droits de l’homme. Par ailleurs, considérer ces événements comme un conflit uniquement religieux empêche de voir les choses telles qu’elles sont. Lorsque l’on évoque le conflit nord-irlandais, on ne se demande pas comment des catholiques peuvent commettre tel ou tel acte, alors que le catholicisme est censé être aussi une religion de l’amour et que le meurtre est un péché capital.
En Birmanie, les Arakanais [bouddhistes vivant dans l’Etat d’Arakan, où se concentre la population musulmane de Birmanie] estiment être les seuls maîtres du territoire. Leur problème n’est pas l’islam, mais le fait que les Rohingya disent, eux aussi, y être chez eux.
Le dalaï-lama a défendu les Rohingya, estimant que « Bouddha aurait aidé ces pauvres musulmans ». Cette prise de position est-elle susceptible d’avoir un impact auprès des bouddhistes birmans ?
Le dalaï-lama n’est pas un pape. Il n’a aucune autorité morale ni spirituelle en Birmanie. C’est une voix de la communauté internationale, parmi d’autres. Il n’a aucun lien spécifique avec la Birmanie et ne s’y est même jamais rendu. Par ailleurs, il y a certes une forte vague d’islamophobie dans le pays, en général. Mais jusqu’à présent, la crise actuelle y est davantage perçue comme une menace pour la sécurité intérieure, de type terroriste, que comme un conflit religieux. L’attaque du 25 août, menée par les insurgés de l’Arakan Rohingya Salavation Army (ARSA) contre des postes militaires dans le nord de l’Arakan, a d’ailleurs renforcé cette perception.
Les discours haineux tenus par le moine Wirathu à l’encontre des musulmans relèvent-ils d’une dérive sectaire liée au bouddhisme ?
Il faut resituer ces discours dans le contexte birman d’une libération de la parole, et dans celui, planétaire, de la progression de l’islamophobie. Depuis les années 1990, une idée s’est installée en Birmanie, selon laquelle le bouddhisme des origines s’inscrivait dans une aire géographique comprenant une large partie de l’Asie, de l’Afghanistan à la Malaisie, englobant l’Inde, et qu’il ne concerne plus aujourd’hui que l’Asie du Sud-Est et le Sri Lanka pour la branche du theravada, du fait de la pression de l’islam. C’est bien sûr une vision déformée de l’histoire du bouddhisme, mais les images de la destruction des statues de Bouddha en Afghanistan [en 2001 par les talibans] ont conforté cette thèse.
Avec le processus de démocratisation, cette idée a trouvé un prolongement, en 2012, dans la campagne « 969 », nommée d’après les trois chiffres symbolisant les vertus du bouddhisme. Les moines à l’origine de cette campagne ont alors diffusé très largement des autocollants portant l’inscription « 969 » auprès des commerçants bouddhistes, incitant à « acheter bouddhiste » et à boycotter les commerces musulmans qui arboraient au fronton de leur boutique le nombre 786 [issu de la numérologie islamique].
En 2013, la campagne « 969 » a évolué avec la fondation du mouvement Ma Ba Tha, qui est aujourd’hui interdit par les autorités du Sangha [le clergé]. Depuis mai, le moine Wirathu n’a, lui, plus le droit de prêcher. Il a été sanctionné pour s’être réjoui publiquement de l’assassinat de Ko Ni, un avocat musulman proche d’Aung San Suu Kyi, en janvier à Rangoun. Mais le mouvement de fond est toujours là. Certains moines qui appartenaient au mouvement Ma Ba Tha ont d’ailleurs annoncé qu’ils allaient former un parti politique.
Pourquoi cette vague nationaliste a-t-elle coïncidé avec l’ouverture du pays et les réformes démocratiques, à partir de 2012 ?
La vague de nationalisme religieux est un phénomène mondial, qui dépasse largement le bouddhisme et la Birmanie. Par ailleurs, la déstabilisation provoquée par la libéralisation et l’ouverture, alors que le pays était jusque-là très replié sur lui-même, est très profonde. Confrontés au monde global, les Birmans se sont perçus comme pauvres, privés de repères, face à l’arrivée massive des biens de consommation. De même, l’usage des réseaux sociaux a explosé du jour au lendemain, sans étapes intermédiaires. C’est aussi pour cela que les discours nationalistes se sont aussi rapidement diffusés.
Comment explique-t-on la place prépondérante prise par les moines bouddhistes dans la vie politique birmane ?
L’imbrication de la religion bouddhique et du pouvoir politique n’est pas spécifique à la Birmanie. Qu’il s’agisse de Ceylan [l’ancien nom du Sri Lanka], du Siam [l’ancien nom de la Thaïlande], du Laos ou du Cambodge, de nombreux royaumes se sont formés autour du bouddhisme, en s’appuyant sur une relation étroite entre le roi et le clergé. En Birmanie, le régime de Ne Win, entre 1962 et 1988, a refondé le Sangha en 1980, de manière autoritaire et intrusive, pour éviter le risque de dérives sectaires. Il en a centralisé l’administration et l’a placée sous l’autorité du pouvoir politique.
Plus tard, les militaires ont beaucoup utilisé la religion pour justifier leur présence au pouvoir. Ils ont multiplié les donations au clergé pour s’acheter ses faveurs, et les religieux qui rejetaient ce système étaient réprimés. Aujourd’hui, les moines nationalistes sont issus de cette opposition. Wirathu a d’ailleurs passé de nombreuses années en prison [entre 2003 et 2012]. Mais le phénomène de politisation des moines n’est pas spécifique à la Birmanie. En Thaïlande, des bonzes se sont montrés actifs pour soutenir le coup d’Etat de 2014. Au Sri Lanka, ils ont obtenu le droit d’être représentés au Parlement. Pourtant, les moines bouddhistes sont censés, de par leur statut religieux, se tenir à l’écart de l’activité politique…
La situation en Birmanie doit-elle conduire à repenser les rapports entre le bouddhisme et la violence ?
Le précepte de la non-violence (ahimsa) est central. Mais on trouve aussi des textes bouddhiques beaucoup plus ambigus, notamment sur la violence politique : les débuts de l’empire bouddhique d’Asoka, dans l’Inde du IIIe siècle av. J.-C., ou ceux de la royauté au Sri Lanka, sont fondés sur des épisodes de violence contre l’environnement non bouddhique. La règle monastique est bien fondée sur la non-violence : les moines birmans ne peuvent pas tuer un animal, ils ne mangent de la viande que parce qu’elle est présentée en offrande. Ils n’ont pas le droit de travailler car, sans le vouloir, ils pourraient tuer des animaux en manipulant la terre… Et la majorité des bouddhistes birmans se considèrent eux-mêmes comme très pacifiques. Mais si le bouddhisme est perçu comme non violent, il s’inscrit en tant que religion dans des sociétés réelles qui ne sont pas dépourvues, elles, de violence.
Propos recueillis par Adrien Le Gal