L’annonce par le gouvernement britannique de consultations qu’il entend mener à propos d’une modification de la loi sur l’identité de genre signifie qu’un débat houleux qui avait lieu jusqu’à maintenant en coulisses fait aujourd’hui irruption sur la place publique.
Un des arguments avancés est que cette question ne doit faire l’objet d’aucune discussion et que toute personne qui émet des préoccupations ou qui conteste cette proposition est automatiquement transphobe.
Cette attitude ne peut en rien faciliter les échanges, dont l’importance est cruciale pour tout changement social, politique ou juridique d’envergure.
La banalisation de toute définition légale du masculin ou du féminin pourrait priver de sens à la loi contre la discrimination sexuelle, et toute imposition de changements dont on ne convaincrait pas les gens du bien-fondé risque de provoquer un mouvement de ressac contre-productif.
Il n’est pas non plus utile d’affirmer que les changements proposés ne concernent que la communauté transgenre, parce que ce n’est tout simplement pas vrai.
Donner à chacun la capacité de définir son propre « genre » aura pour effet de saper la catégorie juridique du « sexe » et pourrait entraîner de graves incidences pour les femmes et pour leur possibilité de lutter contre la discrimination et l’oppression sexuelles.
Cette éventualité risque également d’avoir des impacts sur la possibilité pour notre la société de planifier et de satisfaire les besoins de sa population et sur les façons dont elle tente de compenser l’inégalité.
Les inquiétudes concernant l’accès aux espaces non mixtes sont souvent qualifiées de panique morale injustifiée. Mais c’est un fait que notre société a échoué à garantir l’égalité de traitement aux femmes et aux filles : les espaces non mixtes existent pour tenter de corriger des situations d’oppression que vivent les femmes.
L’élimination des exceptions prévues dans la loi actuelle signifiera que des services déjà compromis par les politiques d’austérité de l’État seront encore plus empêchés de soutenir les personnes qu’ils sont appelés à servir.
Au besoin, là où des services n’existent pas pour un groupe donné, ils doivent être créés et nous devons lutter à cette fin.
La revendication d’identité personnelle a des incidences énormes pour chacune et chacun d’entre nous et pour la façon dont on nous définit. Et, parce que les femmes sont un groupe opprimé (dont la lutte pour l’égalité n’a pas encore été remportée ou suffisamment soutenue), les femmes sont les personnes les plus touchées par les propositions actuelles.
Ce sont aussi les femmes se disant préoccupées qui sont aujourd’hui attaquées comme intolérantes pour avoir eu l’audace d’exprimer des réserves — et elles le sont souvent par des hommes dont les droits ne sont tout simplement pas affectés de la même manière.
Ce débat sur l’identité en est un qui touche nécessairement tous les membres de notre société. Sauf si vous êtes quelqu’un qui pense qu’il n’existe rien de tel…
La croissance de la politique identitaire devient un facteur d’atomisation, qui suscite des divisions entre des catégories de personnes qui ont beaucoup en commun et pourraient être une force collective appliquée au changement.
Ma conviction personnelle est que nos identités individuelles comprennent de nombreux éléments complexes : l’expression de soi et l’identité personnelle font partie de cette réalité. Mais les individus font également partie de la société, et les termes que nous utilisons pour nous décrire appellent nécessairement un certain niveau de consensus.
Les termes utilisés pour désigner les groupes particuliers et leurs membres doivent être déterminés par toutes les personnes de ces groupes. Mais le mot « femme » est actuellement l’objet de plusieurs définitions. Pour la majorité des femmes, il est encore déterminé par la biologie ; pour beaucoup de transfemmes, il l’est par la « conscience » ou par une forte conviction. Dans ce contexte, comment ce mot peut-il signifier la même chose pour les deux groupes ?
Les femmes nées telles se voient aujourd’hui définies par un certain nombre de termes (dont la plupart n’ont bénéficié d’aucune discussion au sein du mouvement des femmes). On parle de « femmes cis », de « non-hommes », de « non-transfemmes », de « propriétaires de vagin », de « menstruatrices », et de « non-propriétaires de prostates ».
L’on assiste également à une substitution croissante du mot « queer » à ceux de « lesbienne » ou de « dyke ». Ces termes, nous dit-on, répondent à un besoin d’inclusion. Par exemple, l’expression « propriétaires de vagin » a été utilisée dans un article récent sur le sexe anal publié dans Teen Vogue, un magazine destiné principalement aux adolescentes et aux jeunes femmes.
Le clitoris et la vulve avaient été supprimés des diagrammes qui accompagnaient cet article — une excision journalistique qui symbolise l’effacement que les femmes commencent à ressentir. Cette politique ne semble pas particulièrement inclusive.
Il est irréaliste d’espérer que des mots qui excluent et effacent l’expérience et les opinions des femmes puissent un jour être universellement adoptés. Ces termes sont plus susceptibles d’avoir un effet insultant et offensant.
Dans un mouvement qui se targue d’inclusivité, il semble que l’on traite, à nouveau, les femmes en exceptions. Lorsque nous exprimons notre inquiétude, nous sommes insultées ou réduites au silence, comme la militante d’un mouvement de lutte contre les mutilations génitales féminines (MGF) qui a récemment été dénoncée comme TERF (féministe radicale exclusive des trans) pour avoir parlé des organes génitaux féminins.
Les termes et les définitions doivent être basés sur une sorte de réalité matérielle apparente à plus d’un individu. Si les mots « femme » ou « homme » signifient différentes choses pour différentes personnes, ces termes perdent tout sens et toute utilité. Les femmes, à qui l’on dit que notre biologie n’est pas féminine alors que nous pensons qu’elle est ce qui fait de nous des femmes, ne disposent alors d’aucun terme pour se décrire. Et pourtant, l’oppression sexuelle à laquelle nous sommes confrontées ne disparaît pas, elle.
Une autre tendance est la substitution informelle de la catégorie de « genre » à celle du « sexe », alors que ces deux mots désignent des choses très différentes. À tout le moins, il s’agit d’une fausse représentation de la loi selon laquelle le « sexe » est une caractéristique protégée en raison de la discrimination et de l’oppression que vivent les femmes. Pourtant, le débat sur l’identité rejette souvent le concept de « sexes » pour insister sur celui de « genres ». C’est certainement le cas dans beaucoup d’ONG qui ont été créées pour offrir dans les écoles des formations sur la sexualité et les relations (FSR), mais c’est également vrai dans d’autres organisations, y compris des grandes entreprises et des ministères publics.
Les rôles de genre sont socialement construits et sont généralement formés de façons stéréotypées qui renforcent la discrimination.
En contrepartie, le sexe est une réalité biologique et la lutte menée par les féministes depuis des décennies a consisté à remettre en question la présomption selon laquelle le sexe d’une personne devrait déterminer ses options ou son comportement.
Il y a des gens dans ce débat qui prétendent que le sexe est lui aussi une construction sociale et qui citent des variations biologiques pour montrer qu’il n’existe pas de structure binaire dans ce domaine. Accepter cette hypothèse équivaut à rejeter la réalité biologique de milliards de personnes. Cela ne conteste pas nos préjugés sociaux ; cela n’aide pas non plus les femmes à contrer l’oppression exercée contre elles. Au lieu de cela, les termes dont elles disposent pour nommer cette oppression leur sont retirés et les outils pour la combattre sont rendus inefficaces.
Les femmes qui souffrent de MGF, de harcèlement sexuel ou de viol ne peuvent pas miser sur quelque identité personnelle pour résister à ces attaques. Les femmes qui vivent dans la pauvreté, ou qui ne peuvent pas accéder à l’éducation ou à un salaire égal au travail, ne peuvent pas compter sur l’identité personnelle pour accéder au bien-être ou à l’égalité. Les données organisées selon le sexe à propos de problèmes aussi divers que les pensions de retraite, les salaires ou la violence conjugale deviennent plus difficiles à recueillir et à utiliser dans le cadre de notre lutte pour l’égalité.
C’est une question de droits de la femme parce que les droits des femmes ne sont toujours pas gagnés. Nous luttons encore pour un accès universel aux services en matière de droits reproductifs ou aux avortements — regardez simplement l’Irlande du Nord ou la ridicule politique moralisante de l’entreprise pharmaceutique Boots en ce qui concerne le coût de sa pilule du lendemain.
Et pourtant, on dit aux femmes qu’elles n’ont pas le droit de parler « droit de la femme au libre choix » ou de mentionner les vagins ou les ovaires parce que le faire serait transphobe. J’ai récemment vu une circulaire sur les droits à l’avortement être retirée pour ces raisons d’un groupe Facebook « féministe » où je l’avais affichée.
Nous savons également que les groupes de défense des droits à l’avortement sont actuellement soumis à des pressions pour les forcer à utiliser l’expression « personnes enceintes ». Mais ce terme passe sous silence une lutte historique et encore actuelle des femmes à l’échelle mondiale pour obtenir le contrôle de leur corps.
Présenter ces considérations comme alarmistes équivaut aux conseils traditionnellement adressés aux femmes de ne pas se faire de rides en se préoccupant de ces questions, parce que quelqu’un d’autre s’en occupe. Eh bien, en tant que féministe, je pense que nous les femmes devons être responsables de notre propre destin. Les femmes doivent pouvoir définir les termes qui les nomment et qui nomment leur vécu.
Toute modification de ces termes doit être convenue dans le cadre d’une compréhension collective, faute de quoi ces mots perdent toute signification et tout impact.
Le fait de refuser à tout groupe ou tout individu de ce groupe le droit de faire partie d’une discussion sur leur identité est en soi insultant et entraînera un échec du grand mouvement de libération que nous recherchons tous et toutes.
Pour y arriver, nous aurons besoin d’un dialogue et d’une compréhension fondés sur la camaraderie – une valeur qu’un mouvement syndical attaché à l’égalité et composé majoritairement de femmes est sûrement bien placé pour faciliter.
Kiri Tunks