La loi travail a introduit les référendums d’entreprise ; le nouveau gouvernement veut en étendre les applications. Ces consultations permettraient de valider des accords locaux dérogatoires aux conventions collectives. Mais elles conforteraient aussi, indéniablement, l’idée qu’une entreprise est une communauté de salariés solidaires et dotés d’un pouvoir de décision.
Or, une telle représentation de l’entreprise est-elle réaliste ? A-t-elle même un fondement en droit ? A ces questions, le récent procès Lapeyre est venu spectaculairement répondre en rappelant que « l’entreprise » reste une notion de nature culturelle et que, du point de vue du droit, seule existe la « société ».
Il y a quelques jours, plus de 1 700 salariés des diverses sociétés du groupe Lapeyre ont accusé ce dernier de les avoir spoliés de leur part légale aux bénéfices. Comment ? D’abord, en organisant le groupe en de multiples sociétés (un magasin ou un centre de production peut être une société autonome). Ensuite, en fixant les prix des échanges entre ces sociétés de façon à ce que la grande majorité des bénéfices soit imputable à la société mère, qui n’a que très peu de salariés, quand le gros du personnel se trouve concentré dans des sociétés qui ne font que très peu de bénéfices.
Des objectifs financiers et fiscaux
Sans préjuger de l’issue juridique de cette affaire, on peut noter que le groupe Lapeyre ne nie pas les faits, mais rappelle que ces pratiques sont légales.
Or, ces architectures de sociétés posent au référendum d’entreprise une question oubliée. Supposons qu’un effort de productivité soit demandé contre un maintien de l’emploi : quel collectif de salariés consulter ?
La loi et ses modalités d’application sont claires : c’est le fait d’avoir un même employeur qui définit le collectif de salariés. On confond ainsi « l’entreprise » avec le montage juridique qui définit la personne morale : à savoir la société anonyme. Or, ce montage peut répondre à de nombreux objectifs financiers et fiscaux. Et rien ne dit que sa vocation est d’organiser une communauté de salariés, solidarisés par une activité créatrice profitable et offrant des perspectives communes.
Des chercheurs de disciplines diverses ont, depuis longtemps, attiré l’attention sur les dangers de la confusion entre entreprise et société, ainsi que sur l’absence de définition juridique de « l’entreprise » (L’entreprise, point aveugle du savoir, de Blanche Segrestin, Baudoin Roger, Stéphane Vernac, Editions sciences humaines, 2014). Car le droit ne connaît que la société et son avatar : l’employeur.
Ajouter des garde-fous à la loi ?
Il faudrait donc parler d’un référendum de société et non d’entreprise. Mais le terme d’entreprise est bien plus fédérateur. Plutôt qu’une assemblée d’actionnaires, il évoque un collectif créateur tendu vers la satisfaction de ses clients, développant des compétences et des règles communes de production. Un collectif, dirigé par un chef inventif et attentif à créer des bénéfices pour toutes les parties prenantes. Or, rien de tout cela n’existe ni dans la lettre ni dans l’esprit du droit des sociétés.
Faut-il alors renvoyer aux seuls syndicats la responsabilité de refuser des référendums qui s’appuieraient sur un montage légal mais sans pertinence pour la solidarité demandée aux salariés ? Ne faut-il pas ajouter des garde-fous à la loi, pour que l’outil référendaire ne soit possible que si existe un collectif de salariés approprié ? Par exemple, en permettant la consultation de salariés provenant de plusieurs employeurs, mais qui forment en réalité une seule et même entreprise. Un tel référendum « intersociétés » s’approcherait, lui, d’une réelle logique d’entreprise.
Le référendum d’entreprise veut relancer le dialogue social et l’emploi. Mais il jette une lumière crue sur les lacunes d’un droit qui sait dire ce qu’est un référendum, mais pas ce qu’est une entreprise.
Armand Hatchuel (Professeur à Mines ParisTech)