Partie 5 : La presse française à la solde du tsar
Avec le renversement du tsarisme en février 1917 et l’arrivée au pouvoir des bolcheviks alliés aux socialistes-révolutionnaires de gauche en octobre, de nombreux documents qui étaient jusque-là confidentiels sont mis à disposition du public (voir plus loin). Cela permet à Boris Souvarine, militant communiste franco-russe, de consulter les archives impériales de Russie. Il découvre une vaste opération de corruption de la presse française datant d’avant la Première Guerre mondiale et visant à promouvoir auprès des citoyens français l’investissement dans les titres de la dette tsariste. Cette affaire, dans laquelle des personnages influents sont corrompus mais aussi maître-chanteurs, est dénoncée par le quotidien L’Humanité durant plusieurs mois entre 1923 et 1924, à travers un feuilleton quotidien intitulé « L’abominable vénalité de la presse française ».
Comment le régime tsariste achetait la presse française pour continuer à émettre des titres de la dette
Depuis la fin du 19e siècle, la place financière de Paris était privilégiée par l’Empire tsariste comme lieu d’émission de ses emprunts. Les titres étaient achetés par de nombreux petits rentiers français. Au début du 20e siècle, ces emprunts sont d’autant plus importants pour le maintien du régime tsariste – grande puissance peu développée économiquement – que celui-ci s’enlise dans une guerre avec le Japon de 1904 à 1905 et qu’il cherche à contenir le mécontentement, réprimant ainsi le mouvement révolutionnaire de 1905. En 1906, sorti défait de la guerre contre le Japon, le régime émet un important emprunt à Paris. Arthur Raffalovitch, diplomate et conseiller secret du Ministère des Finances russes à Paris, est chargé jusqu’à la Première Guerre mondiale de promouvoir les emprunts russes à Paris. Ce sont ses correspondances avec sa hiérarchie dans le gouvernement du tsar qui ont été consultées par Boris Souvarine et qui ont permis de révéler l’affaire de corruption et de chantage impliquant de nombreux grands journaux, notamment parisiens (comme Le Figaro, Le Petit Journal, Le Temps ou encore Le Matin), de grandes banques françaises (notamment le Crédit lyonnais et la Banque de Paris et des Pays-Bas, future BNP Paribas), des sénateurs et ministres français. Parmi ceux-ci, on trouve Raymond Poincaré, mis en cause pour le rôle qu’il a joué alors qu’il était chef du gouvernement et Ministre des Affaires étrangères en 1912 (son Ministre des Finances, Louis-Lucien Klotz, est lui aussi mis en cause). Poincaré a occupé par la suite le poste de Président de la République de 1913 à 1920, et est de nouveau chef du gouvernement et Ministre des Affaires étrangères lorsque le scandale éclate. Notons que l’affaire ne l’a pas gêné : il reste chef du gouvernement jusqu’en juin 1924, et le redevient en 1926 en occupant en prime... le poste de Ministre des Finances ! Le rôle du syndic des agents de change de Paris – qui vendaient les titres de la dette aux investisseurs – a, quant à lui, été central dans le chantage auquel le gouvernement du tsar a été soumis. Entre 1900 et 1914, 6,5 millions de francs auraient été versés à la presse française par le gouvernement russe.
Lorsque l’affaire éclate, la corruption de la presse n’est pas un événement nouveau en ce qui concerne le monde de la finance, puisqu’un scandale datant de la fin du 19e siècle avait révélé que l’emprunt devant financer la construction du canal de Panama et émis en France avait été promu par les mêmes méthodes. Dans l’affaire des emprunts russes, le gouvernement tsariste et les banques françaises qui émettaient les titres achetaient de la « publicité » aux grands journaux, qui vantaient alors la situation financière russe et la soutenabilité de la dette du tsar. D’après les correspondances de l’agent tsariste Raffalovitch, cette publicité comportait également des actes de censure – des évènements tels que la mauvaise posture de la Russie dans sa guerre contre le Japon ou le mouvement révolutionnaire de 1905 n’auraient pas fait bonne figure auprès de potentiels investisseurs. Ces échanges indiquent même des abonnements factices à certains journaux ! Le syndic des agents de change, les directeurs de journaux et les responsables politiques corrompus ont profité de cette situation pour faire chanter le gouvernement russe, exiger des paiements plus importants et maximiser leurs gains.
Les révélations de L’Humanité sont basées sur des documents authentiques. Parmi les journaux incriminés par L’Humanité, seul Le Matin porte plainte contre le journal communiste. Dès le premier jour du procès, Vladimir Kokovtsov, Ministre des Finances du tsar quasiment sans interruption de 1904 à 1914 et chef du gouvernement tsariste de 1911 à 1914, est appelé à comparaître. Réactionnaire et exilé en France, il n’a pas d’intérêt à accuser directement la presse, mais il certifie l’honnêteté de son ancien collaborateur Raffalovitch. Il faut noter que si L’Humanité est finalement condamnée, c’est purement pour la forme puisque le tribunal reconnaît l’authenticité des correspondances dévoilées et n’accorde au Matin que 10 000 francs sur les 1 500 000 que celui-ci réclamait à L’Humanité. Précisons enfin qu’en 1924, Maurice Bunau-Varilla, qui possède Le Matin et est directement mis en cause dans l’affaire, ne cache plus ses sympathies pour les nationalismes autoritaires qui se mettent en place en Europe afin de lutter contre le communisme. Il soutient l’Italie fasciste puis, quelques années plus tard, l’Allemagne nazie. Sous l’occupation et le régime de Vichy, Le Matin devient collaborationniste, et est interdit à la Libération.
Partie 6 : Les titres russes ont eu une vie après la répudiation
Alors qu’en février 1918, les titres russes ont été répudiés par le gouvernement soviétique, ils ont continué à faire l’objet de transactions jusque dans les années 1990.
La politique du gouvernement français et d’autres gouvernements est directement liée à cette vie après la mort.
Les emprunts russes ne meurent jamais
En 1919, le gouvernement français a dressé une liste des détenteurs de titres russes en France : 1 600 000 personnes déclarèrent en détenir. Il semble que les titres russes représentaient 33 % des obligations étrangères détenues par des résidents en France. Cela représentait 4,5 % du patrimoine des Français. 40 à 45 % de la dette russe étaient détenus en France. L’un des principaux titres russes qui s’échangeaient à la bourse de Paris était le fameux emprunt de 1906 qui avait été dénoncé à l’avance par le Soviet de Petrograd en décembre 1905. Cet emprunt massif avait été émis à Paris en juin 1906 pour un montant de 2,25 milliards de francs. Il était destiné à permettre au régime tsariste de continuer à payer les anciennes dettes et à rétablir les finances après la débâcle de la guerre russo-japonaise. Le Crédit lyonnais [1], la banque française qui s’était spécialisée dans l’émission de la dette russe, tirait de ces emprunts 30 % ses revenus avant 1914.
Pendant la période qui a précédé et qui a suivi la répudiation des dettes par le gouvernement soviétique, 72 % des titres de l’emprunt de 1906 se trouvaient en France et faisaient l’objet de transactions à la bourse de Paris.
Un très haut niveau de complicité unissait le régime tsariste, le gouvernement français, les banquiers français qui émettaient les titres russes (Crédit lyonnais en première ligne, mais également la Société générale et la Banque de l’union parisienne [2]), les grands agents de change et la presse française qui était achetée par l’émissaire du tsar.
Les banquiers faisaient de gros bénéfices grâce aux commissions perçues au moment de l’émission et grâce aux opérations spéculatives de vente et d’achats sur les titres russes. Ils faisaient cela sans prendre de risques importants puisque ce sont les petits porteurs qui les prenaient. Les propriétaires des journaux empochaient les pots-de-vin remis par l’émissaire du tsar. Des membres clés du gouvernement se faisaient également graisser la patte. Sur le plan politique et diplomatique, le tsar était un allié de premier choix pour le gouvernement de la France et les grands groupes capitalistes français qui investissaient en Russie (comme les capitalistes belges).
Pendant la guerre, c’est le gouvernement français qui payait les intérêts auxquels avait droit chaque porteur de titre. L’intérêt était de 5 %. Le montant des intérêts versés par le gouvernement français à la place de l’empire russe était ensuite ajouté à la dette que la Russie devait à la France. Le renversement du tsar par le peuple russe en février 1917 constitua une mauvaise affaire pour le gouvernement français qui mit ses espoirs sur le gouvernement provisoire puisque celui-ci affirma qu’il honorerait les dettes contractées par le tsar. Les choses se gâtèrent vraiment quand les bolcheviks et leurs alliés les socialistes de gauche furent portés au gouvernement par les soviets en novembre 1917. Lorsque le gouvernement soviétique suspendit le paiement de la dette en janvier 1918, le gouvernement français versa de nouveau les intérêts des titres russes aux porteurs de titres. Lorsque le gouvernement soviétique répudia toutes les dettes du tsar et celles du gouvernement provisoire, la France décida d’utiliser les grands moyens et se prépara à envoyer des troupes en Russie. Dès juillet 1918, quatre mois avant que l’armistice ne soit signé avec l’empire allemand, le gouvernement envoya des troupes françaises se joindre aux troupes britanniques qui avaient pris Mourmansk au Nord de la Russie. Ensuite, d’autres militaires furent envoyés pour occuper Arkhangelsk. Après la signature de l’armistice avec Berlin, la France envoya des troupes en Mer Noire pour bombarder avec les bateaux de guerres des positions de l’armée rouge. Cela provoqua une mutinerie parmi les matelots français. L’agression contre la Russie soviétique n’était bien sûr pas seulement motivée par la répudiation de la dette, les différentes puissances qui y participèrent voulaient mettre fin à un foyer de contagion révolutionnaire. Mais les intérêts financiers de la France et de ses capitalistes ont constitué un puissant moteur. Les autorités françaises soutenaient financièrement les généraux russes blancs dans leur lutte pour renverser les bolcheviks car ils avaient proclamé qu’ils reconnaissaient les dettes du tsar. Paris soutenait également les politiciens et les militaires polonais, ukrainiens et ceux des républiques baltes qui obtenaient leur indépendance ou luttaient dans cette perspective avec l’espoir que les autorités des nouveaux États indépendants prendraient en charge une part des dettes tsaristes. Quand les soviétiques signèrent à partir de 1920 des traités avec les républiques baltes et la Pologne par lesquels ils considéraient que ces pays ne devaient prendre aucune charge des dettes tsaristes, Paris le prit très mal.
Que se passa-t-il pour les porteurs de titres russes après la répudiation des dettes rendue publique en février 1918 ?
En France, en septembre 1918, le gouvernement proposa un échange de titres russes contre des titres de la dette française. Les porteurs de titres russes pouvaient acquérir des titres du nouvel emprunt que réalisait le gouvernement français. Ils pouvaient remettre les titres russes qu’ils détenaient pour recevoir en échange des titres français. En juillet 1919, le gouvernement français renouvela l’opération. Les autorités de Rome, de Londres et de Washington firent de même : elles échangèrent des titres russes respectivement contre des titres italiens ou britanniques ou étatsuniens. Le gouvernement japonais quant à lui indemnisa à 100 % les porteurs japonais de titres russes [3].
Il est clair qu’en procédant de la sorte, les gouvernements de ces pays sont venus en aide aux banquiers qui auraient dus être rendus responsables du financement du régime tsariste et payer pour les conséquences de la répudiation des dettes odieuses. Dans le cas français, le gouvernement français était activement co-responsable avec les banquiers du soutien au régime du tsar. Le gouvernement français avait systématiquement poussé une partie de sa base sociale, les rentiers de la classe moyenne, à acquérir des titres russes.
Une précision importante : en France, une grande partie des titres russes ne furent pas échangés contre des titres français. Les titres russes donnaient un rendement supérieur aux titres français. Le taux d’intérêt sur les titres russes de 1906 s’élevait à 5 % tandis que le taux moyen sur les titres de l’État français était de 3 %.
Entre 1918 et 1922, des rumeurs diffusées par la presse financière et par le gouvernement laissaient entendre que le gouvernement soviétique allait tomber et que son successeur allait assumer la dette tsariste. De plus, lors de la conférence de Gênes et à d’autres moments, la même presse laissait entendre que Moscou allait finalement accepter de reconnaître la dette. On assista à une situation surréaliste : des titres émis par un gouvernement qui n’existait plus, des titres répudiés, continuaient à s’acheter et se vendre à la bourse de Paris. C’est un exemple parfait de capital fictif.
Entre 1918-1919, le prix de revente des titres russes oscilla entre 56,5 % et 66,25 % de la valeur faciale (ils avaient été vendus au départ à 88 % de la valeur faciale). Le prix des titres souverains français à la même époque oscillait entre 61 et 65 %. La différence entre le prix des titres russes répudiés et des titres français était donc faible. Il est certain que le spéculateur (et les banquiers sont les premiers sur la liste) fait une très bonne affaire s’il achète à 56 quand les petits porteurs s’en débarrassent parce qu’ils sont effrayés par telle ou telle rumeur lancée par la presse (et en sous-main les banquiers) et s’il le revend à 66.
Partie 7 : Le grand jeu diplomatique autour de la répudiation des dettes russes
En avril-mai 1922, durant cinq semaines, se réunit une importante conférence de très haut niveau. Le premier ministre britannique, Lloyd George, y joua un rôle central ; Louis Barthou, ministre du président français, Raymond Poincaré également.
L’objectif central était de convaincre la Russie soviétique [4] à la fois de reconnaître les dettes qu’elle avait répudiées en 1918 et d’abandonner ses appels à la révolution mondiale.
La négociation de Gênes (1922)
D’autres points figuraient à l’agenda de cette conférence qui réunit des délégués de 34 pays à l’exception des États-Unis mais ils ne firent pas vraiment l’objet de grands débats. Parmi ces points : adopter des règles en matière monétaire, notamment à propos du système du Gold exchange standard qui a été adopté cette année-là. Vu l’absence des États-Unis, les décisions à ce propos ont été prises ailleurs.
Les puissances invitantes étaient au nombre de 5 : la Grande-Bretagne (l’ex-principale puissance mondiale qui venait d’être dépassée par les États-Unis), la France (la troisième puissance mondiale suite à la défaite de l’Allemagne), la Belgique (qui avant-guerre était la cinquième puissance mondiale en termes d’exportation), le Japon (dont l’empire était en pleine expansion en Asie de l’Est) et l’Italie.
Sur les 5 puissances invitantes, l’une, le Japon, avait encore des troupes d’occupation en Sibérie soviétique. Il ne les retira définitivement que six mois après la fin de la conférence, en octobre 1922. Les 12 autres pays qui avaient, en 1918, envoyé des troupes armées afin de renverser le gouvernement soviétique et d’en finir avec l’expérience révolutionnaire, avaient mis fin à l’occupation du territoire soviétique depuis la fin de l’année 1920. Les troupes étrangères, dont le moral guerrier était au plus bas, avaient en effet été retirées après que leur gouvernement ait constaté à regret que les généraux russes blancs étaient définitivement battus par l’armée rouge et que l’intervention étrangère était incapable d’y remédier. Dès lors il s’agissait d’obtenir, par des voies diplomatiques et par le chantage, ce que les armes n’avaient pas pu réaliser.
Les grandes puissances pensaient qu’à la conférence, le gouvernement soviétique allait finir par reconnaître les dettes qui avaient été répudiées car la situation économique et humanitaire russe était dramatique. La guerre civile avait laissé un pays exsangue et à partir de l’été 1921, des récoltes catastrophiques avaient causé une terrible famine. Les capitales occidentales pensaient que le gouvernement soviétique était à genou et qu’elles arriveraient à leur fin en conditionnant l’octroi des prêts et des investissements dont la Russie avait besoin à la reconnaissance préalable des dettes et à l’octroi de réparation aux entreprises occidentales qui avaient été expropriées.
La France qui restait la grande puissance la plus agressive à l’égard de la Russie soviétique (il en allait de même à l’égard de l’Allemagne [5]), était appuyée par les autorités belges. De son côté, la Grande-Bretagne qui avait été moins affectée par la répudiation des dettes était plus ouverte au dialogue avec Moscou et avait signé en mars 1921 un accord commercial anglo-russe qui mettait fin au blocus et signifiait une reconnaissance de facto [6] de la Russie soviétique.
Pour sa part, le gouvernement soviétique était éventuellement disposé à accepter de rembourser une partie des dettes contractées par le tsar si, en échange, les autres puissances reconnaissaient officiellement (= reconnaissance de jure) la Russie soviétique, lui octroyaient des prêts d’État à État, encourageaient les entreprises privées, affectées par l’expropriation de leurs filiales et de leur bien en Russie, à accepter comme indemnisation des concessions pour exploiter les ressources naturelles en particulier dans les zones désertiques de Sibérie. Le gouvernement soviétique voulait de la sorte que les capitalistes étrangers investissent avec leur propre bourse des capitaux frais dans des activités permettant à l’économie soviétique de se consolider. Le gouvernement refusait en outre la mise en place d’organismes multilatéraux pour gérer les prêts, les investissements ou les litiges qui pourraient s’y rapporter. Il voulait que le pouvoir soviétique garde son entière autonomie face aux puissances étrangères. Il n’était pas question de renoncer à l’exercice de la souveraineté.
Si ces conditions étaient réunies, Moscou était disposé à promettre de reprendre le paiement d’une partie de la dette tsariste dans un délai de trente ans. La délégation soviétique affirma clairement à plusieurs reprises au cours de la conférence qu’il s’agissait d’une concession qu’elle était prête à réaliser afin d’arriver à un accord mais, qu’au fond, elle considérait que la Russie soviétique était parfaitement en droit d’avoir répudié toute la dette tsariste (de même que celle contractée par le gouvernement provisoire entre février et octobre 1917). Finalement la conférence s’est terminée sur un désaccord et la délégation soviétique a maintenu la répudiation.
Pour comprendre le déroulement de la conférence, il convient également de prendre en compte la relation particulière qui s’est établie entre Berlin et Moscou après le Traité de Versailles de juin 1919.
Le gouvernement de Berlin était composé d’une coalition entre les socialistes (SPD), les centristes (ancêtre de la CDU d’Angela Merkel) et les libéraux (l’ancêtre du FDP actuel), il était fondamentalement pro-occidental et anti-soviétique. Mais comme il était affecté par le paiement des énormes réparations imposées par le Traité de Versailles et croulait sous la dette qui en découlait, il était enclin à dialoguer et à passer des accords avec Moscou. Cette tendance était renforcée par la volonté des grandes firmes industrielles allemandes (dont AEG et Krupp) d’écouler une partie de leur production vers le marché russe dont il avait été le principal partenaire commercial à partir des années 1870, comme nous l’avons vu. En se rendant de Moscou à Gênes, la délégation soviétique a fait une halte prolongée à Berlin pour y mener des négociations et se concerter avec les autorités allemandes avant de se retrouver face aux puissances invitantes dans la ville italienne. En pleine conférence de Gênes, alors que les puissances invitantes adoptaient une attitude intransigeante à l’égard de Moscou, éclata un coup de théâtre : les délégations allemande et soviétique qui s’étaient réunies dans la ville voisine de Rapallo, ont signé un important accord bilatéral qui est resté dans l’histoire comme le Traité de Rapallo.
Il est tout à fait intéressant de revenir sur le déroulement de la conférence de Gênes, sur les négociations qui s’y déroulèrent et sur les arguments qui furent utilisés de part et d’autre.
Les grandes puissances convocantes voulaient mettre un maximum de pression sur la Russie soviétique en indiquant qu’un objectif fondamental de la conférence consistait dans « la reconnaissance par tous les pays de leurs dettes publiques et l’octroi de compensations. » [7]
Les grandes puissances affirmaient dans leur convocation que le « sentiment de sécurité ne peut être rétabli que si les nations (ou les Gouvernements des Nations) désirant obtenir des crédits étrangers s’engagent librement à reconnaître toutes les dettes et obligations publiques qui ont été ou qui seront contractées ou garanties par l’État, les municipalités et les autres organismes publics, et à reconnaître également l’obligation de restituer, de restaurer ou, à défaut, d’indemniser tous les intérêts étrangers pour les pertes ou les dommages qui leur ont été causés du fait de la confiscation ou de la séquestration de la propriété » [8].
D’emblée Georges Tchitcherine, le chef de la délégation soviétique rétorqua : « l’œuvre de la reconstruction économique de la Russie, et, avec elle, le travail tendant à mettre fin au chaos économique européen, seront dirigés sur une voie fausse et fatale, si les nations économiquement plus puissantes, au lieu de créer les conditions nécessaires à la renaissance économique de la Russie et de lui faciliter sa marche vers l’avenir, l’écrasent sous le poids d’exigences au-dessus de ses forces, survivances d’un passé qui lui est odieux. » [9]
Dans la discussion, face aux soviétiques qui affirmaient que le peuple et son nouveau gouvernement n’avait pas à assumer les dettes contractées par le régime tyrannique antérieur, Lloyd George répondit : « lorsqu’un pays assume des obligations contractuelles envers un autre pays ou envers les nationaux de celui-ci pour des valeurs reçues, ce contrat ne saurait être dénoncé, chaque fois qu’un pays change de Gouvernement, ou, au moins, faudrait-il que ce pays restituât les valeurs qu’il a reçues » [10]
Partie 8 du feuilleton : En 1922, nouvelle tentative de soumission des Soviets aux puissances créancières
Les gouvernements occidentaux ont présenté un programme complet d’exigences visant à résoudre en leur faveur le contentieux qui concernait la répudiation des dettes et les expropriations décrétées par le gouvernement soviétique. Elles ont été présentées à Gênes le 15 avril 1922, 5 jours après le début de la conférence, dans un document intitulé « Rapport du comité des experts de Londres sur la question russe ».
Les exigences occidentales à l’égard de Moscou
L’article 1 disait : « Article 1.
Le Gouvernement Soviétique russe devra accepter les obligations financières de ses prédécesseurs, c’est-à-dire du Gouvernement Impérial russe et du Gouvernement provisoire russe, vis-à-vis des Puissances étrangères et de leurs ressortissants. »
La forme et le contenu de tout le document indiquent très clairement qu’il s’agissait d’une série d’impositions que les puissances occidentales voulaient dicter au pouvoir soviétique.
Toujours dans le premier article, on trouvait une disposition qui allait directement à l’encontre des traités que la Russie soviétique avait signés en 1920-1921 avec les républiques baltes et avec la Pologne (qui avaient obtenu leur indépendance après la chute du régime tsariste) qui prévoyaient, comme nous l’avons vu, que ces États ne devraient pas assumer des dettes tsaristes.
« Il en est de même de la question de savoir si et dans quelle mesure les États nouveaux issus de la Russie et actuellement reconnus, ainsi que les États ayant acquis une partie du territoire russe, devront supporter une part des obligations envisagées dans les présentes dispositions. »
L’article 3 rendait redevable le gouvernement soviétique des actes posés par le régime tsariste :
« Article 3.
Le Gouvernement Soviétique russe devra s’engager à assumer la responsabilité de tous les dommages matériels et directs, nés ou non à l’occasion de contrats et subis par les ressortissants des autres Puissances, s’ils sont dus aux actes ou à la négligence du Gouvernement Soviétique ou de ses prédécesseurs… »
C’était évidemment en contradiction totale avec la position de Moscou.
L’article 4 donnait presque tous les pouvoir à des organes étrangers aux autorités soviétiques :
« Les responsabilités prévues par les articles précédents seront fixées par une Commission de la dette russe et par des Tribunaux Arbitraux Mixtes à créer. »
L’annexe 1 précisait la composition de la Commission de la dette russe et ses compétences. Le gouvernement soviétique serait clairement en minorité dans la Commission :
« Annexe I.
Commission de la dette russe.
1. Il sera constitué une Commission de la dette russe, composée de membres nommés par le Gouvernement russe, de membres nommés par les autres Puissances, et d’un Président indépendant, qui sera choisi d’accord entre les autres membres et en dehors d’eux, ou qui, à défaut d’accord, sera désigné par la Société des Nations, s’exprimant, par exemple, par son Conseil ou par la Cour de Justice Internationale. »
La commission aura le pouvoir d’émettre de la nouvelle dette russe pour payer les anciennes dettes tsaristes et pour indemniser les capitalistes étrangers dans les entreprises ayant été nationalisées :
« La Commission aura les attributions ci-après : a) régler la constitution et la procédure des Tribunaux Arbitraux Mixtes, qui doivent être institués conformément aux dispositions de l’Annexe II, et donner toutes instructions nécessaires en vue d’assurer l’unité de leur jurisprudence ; (…)
– délivrer les nouvelles obligations russes, en conformité avec les dispositions de l’Annexe II, aux personnes qui y ont droit en vertu des décisions des Tribunaux Arbitraux Mixtes : aux porteurs de titres d’État anciens ou autres titres ou valeurs, en échange desquels les nouvelles obligations russes doivent être remises ; aux personnes y ayant droit à titre de consolidation d’intérêts et de remboursement de capital. »
La commission dominée par les créanciers devait avoir des pouvoirs exorbitants allant jusqu’à déterminer quelles ressources de la Russie devraient être utilisées pour rembourser la dette :
« Déterminer, s’il y a lieu, dans l’ensemble des ressources de la Russie celles qui devront être spécialement affectées au service de la dette ; par exemple, un prélèvement sur certains impôts ou sur les redevances ou taxes frappant les entreprises en Russie. Contrôler, le cas échéant, si la Commission le juge nécessaire, la perception de tout ou partie de ces ressources affectées, et en gérer le produit. »
Pour les puissances invitantes, il s’agissait de faire accepter à la Russie soviétique une institution de tutelle bâtie sur le modèle de ce qui avait été imposé à la Tunisie, à l’Égypte, à l’Empire ottoman et à la Grèce au cours de la seconde moitié du 19e siècle [11]. Cela ressemble également fortement à ce qui a été imposé à la Grèce à partir de 2010.
L’annexe III donnait les pleins pouvoirs en ce qui concerne l’émission de la dette russe à la Commission de la dette dans laquelle les autorités soviétiques étaient marginalisées :
« Toutes les indemnités pécuniaires accordées à la suite de réclamations formulées contre le Gouvernement soviétique seront réglées par la remise de nouvelles obligations russes pour le montant fixé par les Tribunaux Arbitraux Mixtes. Les conditions dans lesquelles ces obligations seront remises, ainsi que toutes autres questions naissant de la conversion des anciens titres, et des opérations concernant les nouvelles émissions, seront déterminées par la Commission de la dette russe.
2. Les obligations produiront un intérêt, dont le taux sera fixé par la Commission de la dette russe. »
Alors que le gouvernement soviétique avait dit très clairement qu’il refusait de payer les dettes contractées après le 1er août 1914 pour mener la guerre, le texte de l’annexe III affirmait « en raison de la situation économique très grave dans laquelle se trouve la Russie, lesdits Gouvernements créanciers sont prêts à abaisser le montant des dettes de guerre que la Russie a contractées envers eux ».
Eric Toussaint
Précédemment : La répudiation des dettes et la révolution russe – Parties I à IV