Il est notoire que les premiers congrès de l’Internatonale communiste ont donné une place prépondérante aux débats sur la question coloniale. On se souvient du mot de Zinoviev au Congrès de Bakou invitant à mener une « guerre sainte anti-impérialiste ». Bien moins connu, mais peut-être plus significatif, le Congrès des travailleurs d’Extrême-Orient (1921) a représenté une étape fondamentale de l’élaboration stratégique anti-impérialiste du jeune pouvoir soviétique. Dans cet entretien magistral, John Sexton nous guide dans les coulisses de ce congrès, qui a vu se définir les options stratégiques d’acteurs majeurs comme le Parti communiste chinois, indonésien, indien, japonais. Sexton fait percevoir le sens tactique des bolchéviks, leur realpolitik impitoyable et ses limites. C’est une belle leçon à l’heure où la gauche révolutionnaire aborde l’anti-impérialisme avec une timidité parfois déconcertante.
Selim Nadi – Pourriez-vous revenir sur les origines du congrès des travailleurs d’Extrême-Orient (1922) ? Pourquoi ce congrès était-il à ce point plus petit que celui de Bakou (1920) ? Comment expliquer qu’à Bakou il y avait environ 37 nationalités mais que la majorité des délégués présents lors du congrès des travailleurs d’Extrême-Orient ne venait que de quatre pays (Chine, Japon, Corée et Mongolie) ?
John Sexton – Il y avait deux aspects, partiellement contradictoires de ce congrès. C’était une suite révolutionnaire au Congrès de Bakou et au second congrès du Kominterm ; mais également une contre-initiative à la conférence navale de Washington. (La conférence de Washington avait inscrit la question de l’Extrême-Orient à son agenda mais la Russie soviétique en était exclue, malgré l’intérêt évident qu’elle portait à cette région). Ces deux aspects correspondaient grosso modo aux préoccupations de l’Internationale Communiste et du gouvernement soviétique. Le commissariat du peuple aux affaires étrangères espérait initialement organiser un sommet international rival en persuadant le gouvernement chinois d’y assister. Il ne s’agissait pas là d’un objectif complètement irréalisable. Il y avait un ressentiment énorme contre les puissances impérialistes en Chine, comme l’a prouvé le mouvement du 4 Mai en 1919. Il y a également eu, la même année, le grand soulèvement de Mars en Corée. Avec la participation de la Chine, de la Mongolie, de la République d’Extrême-Orient et du gouvernement coréen en exil à la conférence rivale, le sommet aurait eu une certaine crédibilité. Comme nous le savons, les soviets se sont ralliés, par la suite, à Sun Yat-sen, mais ils ont aussi essayé de rallier d’autres seigneurs de guerre, y compris Wu Peifu, qui était le leader effectif de la Chine à l’époque du congrès. Mais lorsque la Chine décida de ne pas y participer, l’idée d’un sommet rival fut abandonnée et le congrès prit la forme d’un rassemblement de révolutionnaires, communistes comme nationalistes. Toutefois, les discours de Zinoviev et des autres ciblaient quand même la conférence de Washington en tant que réunion d’impérialistes qui, disait-il, avait formé une alliance temporaire et instable pour exploiter conjointement la Chine et d’autres pays de la région.
Comme vous l’avez dit, le congrès d’Extrême-Orient était beaucoup plus modeste que celui de Bakou. Il n’y avait que 150 délégués, alors qu’à Bakou il y en avait environ 2000. Le Congrès de Bakou s’est tenu alors que la guerre civile faisait encore rage – la ville n’avait été que quelques mois entre les mains des soviétiques. Au moment où le Congrès d’Extrême-Orient s’est tenu, la situation militaire était bien meilleure pour les soviétiques. De plus, le climat diplomatique s’était calmé, la Russie soviétique avait été invitée à une conférence internationale à Gêne. Le ministre des affaires étrangères s’était calmé quant à l’idée de ce congrès. Chicherin avait même exhorté Lénine à ce que celui-ci se tienne à huis clos. Ainsi, l’évolution du climat diplomatique a probablement mené les soviétiques à minimiser ce congrès. Ils auraient sans aucun doute pu mobiliser sans mal quelques milliers de délégués parmi le large nombre de Coréens et de Chinois servant dans l’armée rouge ou travaillant dans les campagnes de Russie. En ce qui concerne les délégués qui venaient de l’extérieur, se rendre à ce congrès impliquait un voyage long, risqué et désagréable à travers l’hiver sibérien. Il était initialement prévu que le congrès se tienne à Irkutsk et de nombreux délégués y passèrent plusieurs semaines en attendant que celui-ci commence. L’événement dans son ensemble semble avoir été plutôt mal organisé. Les délégués ont été extrêmement soulagés lorsque le lieu a été déplacé à Moscou. Ils allaient finalement voir la vraie Russie – et les conséquences de la guerre civile et de la famine étaient absolument effroyables.
Pourquoi était-il important que ces quatre pays participent au Congrès ? Comment expliquer qu’il n’y avait qu’un seul délégué d’Indonésie et un seul d’Inde alors que ces deux pays étaient sous la tutelle coloniale des Pays-Bas et de la Grande-Bretagne ? Pourquoi le Japon était-il si important pour le Kominterm ? Quel rôle les anarchistes japonais ont-ils joué durant le congrès ?
Concernant le peu de délégués venant d’Inde et des Indes orientales néerlandaises, je pense que, dans le cas de l’Inde, c’était parce que la focale était mise sur l’Extrême-Orient et l’Inde n’était pas considérée comme en faisant partie. En fait, il y avait deux délégués indiens, M.N. Roy et Abani Mukherji, qui allaient tous les deux jouer un rôle important dans le mouvement communiste. La raison pour laquelle il n’y avait qu’un seul délégué d’Indonésie est moins évidente puisque le parti communiste indonésien allait devenir une grande organisation et, même à cette époque, était le plus grand parti d’Asie orientale. Peut-être était-ce parce que, comme l’a reconnu Zinoviev, à l’époque le Kominterm ne savait que peu de choses sur l’Extrême-Orient – comme on l’appelait alors. Il convient toutefois de rappeler que le délégué qui participa au Congrès, Semaun, était le leader du parti. Semaun était le protégé de Henk Sneevliet (également connu sous le nom de Maring), une figure considérable de l’histoire du mouvement ouvrier. Socialiste avec d’importantes perspectives anti-impérialistes, Sneevliet a émigré aux Indes orientales où il a perçu le potentiel radical des mouvements de résistance islamique et y a envoyé des socialistes locaux afin de gagner leur soutien – une tactique couronnée de succès. Globalement, néanmoins, le focus du Congrès était plutôt mis sur la Chine et la Corée, victimes de l’impérialisme, et sur le Japon, le pouvoir impérialiste arriviste local qui comptait au nombre de leurs oppresseurs.
Le Japon était important pour les bolcheviks car c’était un pays industriel avec un prolétariat important. Il avait suivi un développement similaire à celui de l’Europe, étant l’un des rares pays en dehors de cette zone à être passé par une véritable époque féodale. La restauration Meji avait conduit au capitalisme, ainsi le Japon avait suivi les étapes classiques du développement qu’avait énoncé Marx, et selon la théorie marxiste, les conditions étaient mûres pour une révolution socialiste, tandis que, pour la plupart des bolcheviks, ce que l’on pouvait attendre de mieux dans les autres pays d’Orient était une révolution démocratique anti-impérialiste.
Il y avait, bien sûr, d’autres raisons. Le Japon était, pour le dire modérément, une menace considérable pour la sécurité de l’État soviétique. Il possédait des dizaines de milliers de troupes en Sibérie et supportait les plus infernaux et, dans certains cas, les plus fous des leaders parmi les blancs tels que Ataman Grigory Semenov and son lieutenant le Baron von Ungern-Sternberg. Le Japon était rapidement devenu un pouvoir impérialiste particulièrement rapace. Il avait colonisé la Corée, avait des vues sur des zones de la Chine, et était désormais une menace directe et immédiate pour la Russie soviétique. Il avait, de loin, le contingent le plus important parmi les interventionnistes qui luttaient contre les bolcheviks pendant la guerre civile et il prenait à peine l’initiative de dissimuler ses desseins territoriaux sur la Sibérie et la Mongolie.
Par ailleurs, Zinoviev avait prédit avec justesse que la rivalité entre le Japon et les États-Unis mènerait à une guerre mondiale, bien qu’il ait été en avance de plus d’une décennie. La Russie soviétique essayait déjà d’exploiter cette rivalité en sollicitant le soutien américain pour un retrait japonais, par l’office de la République d’Extrême-Orient, un État tampon, allié à Moscou, créé pendant le chaos de la guerre civile, qui n’exista que pour peu de temps.
Il était naturel pour les bolcheviks de se tourner vers les éléments les plus radicaux dans le jeune mouvement ouvrier japonais en rassemblant le noyau d’un parti communiste. La gauche du mouvement était dominée par les anarchistes, dont le leader était Osugi Sakae. Il était initialement attiré par le Kominterm, mais les événements de 1921 – surtout la mise en place de la NEP semble-t-il – l’ont mené à s’éloigner des communistes. L’un des délégués anarchistes, Kato (Yoshida Hajime), annonça sa conversion au communisme au congrès mais se ravisa en rentrant au Japon. La tentative de gagner les anarchistes ne semble donc pas avoir été très fructueuse.
Quel rôle a joué la victoire japonaise sur la Russie (1905) dans la construction des États modernes en Asie ?
La victoire japonaise sur la Russie inspira certainement des nationalistes à travers l’Asie. Le darwinisme social était une idéologie populaire parmi les impérialistes, mais la guerre démontra que « l’homme blanc » pouvait être défait et que la « race jaune » n’était pas condamnée à être l’homme malade de l’Asie. De nombreux nationalistes de Chine, de Corée et d’ailleurs en Asie, étaient attirés par le modèle japonais. Sun Yat-sen établit le prédécesseur du Kuomintang, le Tongmenghui, à Tokyo, en 1905, la victoire japonaise étant assurée. La conférence fondatrice du Tongmenghui s’est tenue chez Uchida Ryohei, un nationaliste d’extrême-droite, qui, ironiquement, a dressé par la suite des plans pour conquérir et exploiter la Chine. L’impérialisme japonais continuait d’user d’une rhétorique anti-impérialiste pour justifier son propre expansionnisme. (Ils n’étaient, bien évidemment, pas les seuls, les Américains aimaient également à peindre leurs aventures coloniales, par exemple Cuba et les Philippines, comme des libérations). Comme nous le savons, de nombreux nationalistes asiatiques se rangèrent du côté japonais pendant la Seconde Guerre mondiale. Les Japonais souhaitaient inclure l’égalité raciale dans le traité de Versailles à la fin de la Première Guerre mondiale, mais les Dominions britanniques blancs et Woodrow Wilson, qui était un raciste sudiste de la vieille école, s’y sont opposés.
En quel sens les deux Congrès (Baku et le congrès d’Extrême-Orient) différaient-ils en ce qui concerne le type de participants ? Dans l’introduction du livre que vous avez coordonné sur le sujet (à paraître chez Haymarket), vous écrivez que le congrès des travailleurs d’Extrême-Orient « attira d’authentiques organisations nationalistes et communistes d’outre-mer, alors que les groupes ad hoc du territoire soviétique étaient majoritaires à Bakou ». Pourriez-vous expliquer ce point ?
Le congrès de Bakou avait les caractéristiques d’un meeting de masse et d’un appel à l’opinion publique mondiale. Les soviétiques ont fait un effort déterminé pour le mettre en place et attirer autant de participants que possible. Ils ont envoyé des trains de propagande dans les régions qu’ils contrôlaient afin de susciter le soutien. En revanche, comme je viens de le dire, le ministre des affaires étrangères soviétiques, Chicherin, conseilla au gouvernement de minimiser le congrès d’Extrême-Orient et de le tenir à huis clos. Il souhaitait éviter tout soupçon de lien entre le gouvernement soviétique et le congrès. Les évolutions qui eurent lieu entre 1920 et 1922 expliquent ces différences. À l’époque du congrès de Bakou, la Russie soviétique était toujours embourbée dans une lutte désespérée pour sa survive, face aux blancs et aux grandes puissances qui les soutenaient. Moscou n’avait rien à perdre en dénonçant farouchement l’impérialisme et l’impérialisme britannique en particulier. À cette époque environ, M.N. Roy, soutenu par Lénine et Trotsky, a tenté d’organiser une invasion des Indes britanniques par des djihadistes. À l’époque où le congrès d’Extrême-Orient a été convoqué, les soviétiques avaient effectivement gagné la guerre civile, mais avaient subi de terribles revers – la famine sur la Volga, l’insurrection de Kronstadt, etc. Ils avaient introduits la NEP et tentaient de ré-établir des liens commerciaux et diplomatiques avec le monde capitaliste. La Russie avait été invitée à la conférence de Gêne et ne souhaitait pas compromettre cette opportunité. Ils voulaient également expulser les Japonais de Sibérie et espéraient recevoir au moins un soutien tacite des Américains à cette fin. Il faut rappeler qu’alors que le congrès d’Extrême-Orient dénonçait la conférence de Washington, une délégation de la République d’Extrême-Orient souhaitait être admis au sein de cette dernière. Elle n’y fut pas acceptée mais organisa une propagande assez efficace pendant son séjour à Washington.
Concernant les délégués, peut-être qu’« authentiques » n’est pas le bon mot – je ne voulais pas suggérer que les délégués du congrès de Bakou n’étaient pas authentiques ou dignes, mais sans doute la majorité d’entre eux était mobilisée pour cet événement afin de démontrer le soutien aux Soviétiques. Les délégués du congrès d’Extrême-Orient étaient tous des militants politiques à temps plein au sein de groupes qui allaient devenir le noyau des partis communistes de la région. Par conséquent, les débats lors du congrès ont affecté la direction politique de ces partis. Cela a été particulièrement le cas pour le parti communiste chinois, comme en atteste Zhang Guotao, qui était l’un de ses leaders de l’époque. Il y avait de nombreuses personnalités coréennes importantes, y compris Kim Kyu-sik, qui avaient été envoyé (de manière informelle) à la conférence de Paris pour la paix, ainsi que Yŏ Unhyŏng, qui était à la tête d’un gouvernement éphémère du peuple à la fin de la Seconde Guerre mondiale. (Cette génération de leaders coréens n’avait plus aucun sens après que les soviétiques installèrent l’effroyable dynastie Kim). On pourrait dire que le congrès d’Extrême-Orient était un rassemblement de leaders de partis plutôt qu’un meeting de masse. Ce qui ne signifie pas qu’il n’y avait pas de leaders importants à Bakou.
En quel sens le congrès des travailleurs d’Extrême-Orient était-il une réaction à la conférence de Washington ?
Je pense avoir répondu à cette question plus haut. C’était sans aucun doute une réponse à la conférence de Washington comme le prouvent les préparations pour le congrès ainsi que le contenu des discours. Le congrès s’est réuni en tant que contre-conférence, car la Russie soviétique avait été exclue du rassemblement de Washington. Mais lorsque celui-ci s’est tenu, les rapports avec les puissances occidentales s’étaient améliorés au point que Moscou a voulu minimiser sa signification et son image. Ainsi, son autre aspect, celui de rassembler des leaders révolutionnaires, passa au premier plan. Certains ont perçu le congrès comme la première manifestation de ce qui allait devenir la confrontation globale entre Washington et Moscou, les États-Unis et l’URSS. Mais on pourrait tout aussi bien dire qu’alors que Zinoviev dénonçait l’impérialisme au Congrès, la Russie soviétique poursuivait une politique qui serait plus tard connue sous le terme de « détente ».
Vous écrivez qu’à cause du jeune âge de nombreux délégués, leurs discours étaient très radicaux. Pourriez-vous revenir sur les débats stratégiques lors de ce congrès ? Quel rôle jouèrent les bolcheviks (Zinoviev, Trotsky, Lénine, Staline) ? Pourriez-vous revenir sur le rapport de Safarov, The National-Colonial Question and the Communist Attitude thereto ? En quel sens s’agissait-il d’une contribution à la stratégie du Kominterm dans ses rapports aux mouvements nationalistes ?
Aucun des dirigeants importants ne prit la parole lors du congrès, sauf si vous comptez Zinoviev. Il existe une photographie qui semble montrer Boukharine observant l’une des sessions. Lénine rencontra plusieurs des délégués, tout comme Trotsky, et sans doute Staline, mais en privé, suivant sans doute en cela les recommandations de Chicherin selon lesquelles le gouvernement devait garder ses distances avec le congrès. Lénine était fasciné à la vue du travail commun entre les communistes et les nationalistes locaux. Il avait déjà donné de l’argent au gouvernement coréen provisoire bien qu’une partie ait été détournée par des radicaux parmi les communistes. La politique coréenne souffrait terriblement du factionnalisme et des rivalités personnelles.
Je pense que Safarov réitérait, effectivement, les positions adoptées lors du Second Congrès du Kominterm – c’est-à-dire qu’il fallait un front unique des communistes et des nationalistes contre l’impérialisme. Il énonça les conditions pour un tel front unique très clairement. Les nationalistes ne pouvaient pas être simplement n’importe qui. Il ne voulait pas voir les communistes s’allier à des forums de débats bourgeois, mais uniquement avec de vrais anti-impérialistes. Il insistait également sur le fait qu’il fallait garder une distinction claire entre les communistes et leurs alliés nationalistes. Il s’agissait là simplement des positions orthodoxes du Second Congrès, mais Safarov apparaissait de temps à autre comme assez dogmatique – ou du moins il était perçu ainsi par certains historiens. Je ne pense pas que cela soit entièrement juste, mais il était assez dur avec le délégué du Kuomintang qui essayait d’arguer du fait qu’il n’y avait pas de réelles différences entre la politique soviétique et celle du Kuomintang et qu’il n’y avait donc pas besoin d’un parti communiste séparé. Ce délégué était un camarade assez superficiel qui, après avoir tenté de se présenté comme un radical à Moscou, s’opposa à l’alliance entre Sun Yat-sen et les Soviétiques. Ainsi, dans l’ensemble, Safarov avait raison, même s’il apparaissait parfois comme peu diplomate.
Certains des délégués les plus jeunes voulaient passer directement à une révolution socialiste et n’étaient pas disposés à s’allier à des nationalistes qui étaient, dans leurs pays, plus ou moins leurs ennemis. Il y eut le même débat lors du Second Congrès du Kominterm, où M.N. Roy s’opposa à Lénine par sa gauche, avant qu’un compromis ne fût trouvé.
Quelle était la position soviétique concernant la question de la Mongolie (spécialement sur les rapports entre la Mongolie et la Chine) ?
La position soviétique sur la Mongolie était complexe et le leadership était divisé sur cette question. La Mongolie devait son indépendance précaire – qui a été déclarée par son dirigeant théocratique après la révolution chinoise de 1911 – à la Russie tsariste. En Juin et Juillet 1921, l’armée rouge aida des radicaux Mongols à renverser le bref règne de terreur d’Ungern-Sternberg. L’opinion publique chinoise appuyait le fait – et l’appuie toujours dans une certaine mesure – que la Mongolie faisait partie de la Chine, malgré des différences linguistiques et culturelles et sans prendre en compte le souhait des Mongols. Certains Russes – en particulier Joffe – pensaient qu’en soutenant deux millions de Mongols contre 400 millions de Chinois, les Soviétiques faisaient, au mieux, une erreur stratégique, du point de vue de la révolution mondiale et, au pire, répétaient l’expansionnisme tsariste. Le compromis trouvé a été que Moscou allait soutenir, et garantir au final, l’existence du gouvernement mongol, mais en reconnaissant la souveraineté chinoise en théorie. Cette position a été réitérée dans l’accord Sun-Joffe de 1924. La question fut réglée en 1945, lorsque Chiang Kai-shek reconnu, à contrecœur, l’indépendance mongole en tant que faisant partie d’un traité d’amitié avec l’Union Soviétique. Bien que Chiang renia le traité par la suite, lorsqu’il était en exil à Taïwan, la République Populaire de Chine continuait à reconnaître la souveraineté Mongole. Beaucoup de Chinois, peut-importe le degré d’irrationalité, continuent à percevoir la Mongolie comme faisant partie de la Chine et voient Genghis Khan comme un héros chinois. Certains nationalistes chinois accusent Mao d’avoir « rendu la Mongolie ». Bien évidemment, la Chine continue de contrôler la Mongolie intérieure et il y a toujours des troubles sporadiques.
Alors que 7 déléguées sur 150 seulement étaient des femmes, la question des droits des femmes a été soulevée durant le congrès : dans quelle mesure s’agissait-il d’une question importante pour les orateurs ? Dans votre introduction, vous citez plusieurs exemples : « le syndicaliste chinois Deng Pei dénonça l’exploitation du travail féminin en Chine », « Solomon Lozovsky, à la tête de l’Internationale Syndicale Rouge, condamnait les syndicats réactionnaires qui excluaient les ouvrières », « Katayama Sen prépara un rapport sur « Les conditions de la femme dans l’industrie dans les pays d’Extrême-Orient », à la demande d’Alexandra Kollontaï », etc. Tous ces discours sur la question des femmes ont-ils mené à des conclusions politiques ?
Plusieurs délégués ont bien évidemment abordé la question. Il faut se rappeler la période durant laquelle le congrès s’est tenu. Les femmes commençaient à peine à obtenir le droit de vote en occident, bien que la Nouvelle-Zélande ait été bien plus avancée que n’importe quel autre pays. Le gouvernement provisoire russe accorda le droit de vote aux femmes durant l’été 1917. Mais l’Asie orientale était encore loin derrière. La représentante du mouvement des femmes russes, Klavdia Nikolaeva, était à deux doigts de fustiger les délégués pour leur arriération sur les droits des femmes. Vous ne mentionnez que des orateurs mais, au-delà de Nikolaeva, l’anarchiste féministe chinoise Huang Bihun et les coréennes Kim Won’gyŏng et Kwon Aera ont prononcé des discours très forts. Huang Bihun était la déléguée la plus importante. Elle avait été la collaboratrice politique de Chen Duxiu, le premier leader du parti communiste chinois, et était une militante connue à Canton. Son statut était reconnu par Zinoviev, qui la présenta chaleureusement au meeting final de Petrograd. Elle fut tragiquement exécutée par le Kuomintang – par un proche collaborateur de Sun Yat-sen – peu après son retour en Chine. Elle fut accusée d’un complot en vue d’assassiner Sun, mais il n’y avait sans doute aucune preuve. Elle avait fait l’erreur de soutenir le rival le plus démocratique de Sun, Chen Jiongming, lorsque ce dernier évinça temporairement Sun de Canton. D’ailleurs, la plupart des communistes locaux supportaient Chen, désobéissant ainsi aux instructions du Kominterm. Sun est très largement perçu comme le père de la Chine moderne mais il ne s’agissait que d’un seigneur de guerre de plus, quoiqu’un « super seigneur de guerre » comme le décrivait Henk Sneevliet. En ce qui concerne les syndicalistes Deng Pei, Lozovsky et Katayama Sen ; ils savaient qu’une grande partie du nouveau prolétariat japonais et d’autres pays d’Asie orientale, était composée de femmes et qu’il était essentiel pour le mouvement communiste de gagner leur soutien. Et, bien sûr, ils voulaient sincèrement aider les ouvrières. Les conditions de travail des femmes étaient déplorables. Elles vivaient dans des dortoirs, comme beaucoup d’ouvriers Chinois d’aujourd’hui. Le pire, à cette époque, était que la tuberculose était endémique et que beaucoup sont mortes jeunes.
Quant aux conséquences qu’ont eu ces discours, regardez le leadership chinois d’aujourd’hui. Il n’est quasiment composé que d’hommes et la situation a empiré depuis que le parti communiste chinois a réintroduit le capitalisme et a réchauffé les idées confucéennes afin de s’accrocher au pouvoir. Je crois qu’il n’y a jamais eu de femmes membres du comité permanent du politburo – l’instance dirigeante suprême. Il y a eu des femmes d’influence à d’autres niveaux, mais l’idée d’une femme en tant que secrétaire générale reste impensable. Il en va bien sûr de même en Corée du Nord, tandis ce que le sud a une femme comme présidente. La raison pour laquelle les systèmes communistes réservent les meilleures places aux hommes, en contradiction avec leur idéologie officielle, est une véritable question, mais je ne suis pas qualifié pour y répondre.
Le Congrès a-t-il eu une influence sur le développement ultérieur du maoïsme ?
Oui, sans aucun doute. Wittfogel disait que Mao n’avait rien apporté de particulièrement nouveau et j’ai tendance à être d’accord avec lui. Le rôle de la paysannerie dans la révolution coloniale avait déjà été mis en lumière très clairement par Lénine et d’autres. Il fut réitéré au Second Congrès du Kominterm et, bien évidemment, au congrès des travailleurs d’Extrême-Orient. Il y avait, bien sûr, d’autres aspects du maoïsme comme le fait d’attiser des mouvements de masses destructeurs, chose avec laquelle le congrès n’avait que peu à voir.
Pourquoi le Kominterm a-t-il échoué dans sa tentative de bâtir un parti communiste fort au Japon et en Corée ?
C’était en partie à cause de l’incompétence générale des leaders locaux et en partie le fait que les Japonais avaient une police secrète très efficace. Il y a eu quelques erreurs politiques évidentes comme la décision de diviser le mouvement syndical japonais. Il y eut aussi des incidents dignes d’opéra-comiques, comme un coréen qui a été arrêté pour une rixe entre ivrognes en possession d’une liste de membres du parti. Le parti coréen a été développé par des Coréens en exil en Russie et en Chine, qui étaient souvent membres de groupes de résistance armée ou de l’armée rouge. La politique d’opposition coréenne était notoirement factionnelle. Il y avait véritablement deux partis communistes – la faction de Shanghai et la faction d’Irkutsk. Ces deux factions étaient impliquées dans la lutte armée contre le Japon et avaient leur propre milice. En Juin 1921, six mois environ avant le congrès, il y a eu une confrontation célèbre entre les deux camps en Sibérie, qui fit des centaines de morts et de blessés. Il y a eu également beaucoup de filouterie concernant les finances, en particulier une grande somme que Lénine avait prévu de donner au gouvernement provisoire coréen à Shanghai. Les détails de ces disputes sont très complexes.
Comment expliquer que la tentative de front unique entre les communistes et les nationalistes chinois ait échoué ?
Déjà, les nationalistes étaient, dès le début, anti-communistes et n’acceptaient l’alliance avec la Russie soviétique que comme un mariage de convenance afin de récolter des armes et des fonds. C’était une alliance entre adversaires. Sun était plutôt explicite sur ce point, bien qu’il soit un héros officiel de la République Populaire de Chine aujourd’hui. Le point de vue soviétique – surtout celui de Staline – était que le parti communiste n’était qu’un groupuscule qui n’arriverait pas à grand-chose par lui-même. Ils voulaient un contrepoids aux Japonais en Asie orientale, c’est la raison pour laquelle ils ont soutenu Sun – suivant initialement la recommandation de Henk Sneevliet. Certains – dont mon vieil ami Sasha Pantsov – qui pensent que Staline faisait preuve d’habileté en infiltrant et en prenant en charge le Kuomintang. Ma vision personnelle est que, même si tel était le cas, ce n’était pas si habile que cela. On atteint même le niveau de l’absurdité lorsque les communistes, s’étant fait massacrer à la fois par le Kuomintang de droite et par celui « de gauche », organisaient des soulèvements aventureux – sous la bannière du Kuomintang. Les communistes chinois étaient d’entrée de jeu réticents à s’allier aux nationalistes. Sneevliet les a forcés à le faire et ils lui en voulaient pour ça. Ils avaient le sentiment qu’ils pouvaient et devaient bâtir leur propre parti plutôt que de fournir des fantassins à ce qu’ils percevaient comme étant encore moins qu’une clique autour de Sun Yat-sen. Peut-être sous-estimaient-ils la portée nationale de Sun et le large soutien dont il bénéficiait. En tous les cas, la manière dont l’alliance a été organisée était incompatible avec la stratégie développée par Safarov lors du congrès d’Extrême-Orient. Il était très clair sur le fait que l’alliance devait se faire entre groupes séparés qui reconnaissaient ouvertement leurs différences, conservaient une indépendance totale, et parlaient de leur propre voix aux masses. Il n’aurait donc sans doute pas soutenu ce qui s’est réellement passé – c’est-à-dire des communistes se déguisant en nationalistes. Et, comme je le disais auparavant, Safarov réitérait la politique établie par le Second Congrès du Kominterm. Par la suite, Staline et Boukharine adoptèrent l’idée fantasque selon laquelle le Kuomintang était un « bloc de quatre classes » ou encore une sorte d’équivalent chinois des Soviétiques. Certains des communistes étrangers qui dirigeaient les efforts du Kominterm en Chine, comme Borodin et M.N. Roy, semblaient dépassés et n’avaient aucune idée du type de personne auxquelles ils avaient affaire au sein des nationalistes. Sneevliet joua un rôle assez néfaste, notamment en encourageant les communistes à s’immerger dans le Kuomintang, mais je pense que cela découlait d’une croyance sincère dans l’entrisme comme tactique. Il voulut réitérer sa manœuvre au sein du mouvement islamique, en Indonésie. Mais cette fois-ci, l’histoire se répéta comme tragédie.
Entretien réalisé et traduit de l’anglais par Selim Nadi