Géopolitique Africaine – On dit souvent qu’il y a incompatibilité entre islam et démocratie. Pourquoi celle-ci n’a-t-elle pas réussi à s’installer dans certains pays musulmans, en Afrique du nord par exemple ?
Ghaleb Bencheikh – Cette incompatibilité soi-disant irréductible entre la démocratie et l’islam est l’un des poncifs les plus récurrents, les plus tenaces, de notre époque. Je m’élève contre lui pour une simple raison : ce n’est pas parce que la démocratie n’a pas pris que l’on doit attribuer ce phénomène, intrinsèquement, à la religion elle-même. Il est dû au comportement d’hommes mégalomanes, incultes, imbus de leur personne, qui ont un goût très prononcé du pouvoir. Il se trouve qu’ils sont de confession musulmane, mais Dieu seul sait s’ils le sont vraiment.
En fait, cette situation a des causes à la fois endogènes et exogènes. Parmi les premières, il faut dire qu’après une apogée civilisationelle, il y a eu dans le monde musulman, stagnation, décadence, déclin, « colonisabilité » – si je peux employer ce néologisme. L’aptitude de peuples entiers à subir la colonisation – et celle qu’ont subie les peuples musulmans a été très dure – les a plongés dans une profonde léthargie. Au moment où, ailleurs, les universités étaient pléthoriques, où Marie Curie découvrait le radium, des marabouts actionnaient une torche électrique par-dessous leur burnous pour invoquer la lumière divine, devant les prosternations d’un peuple crédule. La religion est devenue un salmigondis de superstitions, empêchant l’éveil d’une conscience politique véritable. Le monde musulman n’a pas eu l’équivalent d’un Montesquieu. Ibn Khaldoun[1], le grand historien et sociologue n’a pas eu de successeurs.
En fait, tout comme pour le christianisme ou le judaïsme, il n’y a rien dans l’ordre théologique qui fasse que l’islam soit incompatible avec la démocratie. Le fait que le mot n’est pas coranique n’a rien à y voir. Après tout, le Coran dit à propos du pèlerin qu’il se rend à la Mecque « à pied ou à dos de chameau, sur quelque monture que ce soit (…) des contrées les plus éloignées ». Aujourd’hui, on fait le pèlerinage en jumbo jet ou car climatisé, mais ce n’est pas parce que le car climatisé n’est pas cité dans le Coran, qu’il ne faut pas l’utiliser ! Autre argument plus sérieux : aux débuts du khalifat, les quatre premiers khalifes ont été désignés plus ou moins démocratiquement, ce qui, eu égard aux conceptions de l’époque, était une prouesse politique extraordinaire.
Plus important encore, l’islam, de par sa cohérence interne, de par sa logique propre et sa théologie, se veut le continuateur naturel des préceptes et des commandements moraux du judaïsme et du christianisme. Il n’est pas une religion nouvelle, il est une restauration du culte d’Abraham. Mahomet n’a prétendu à rien d’autre qu’à prolonger le message mosaïque et christique. D’ailleurs, pendant les dix premières années de la période mecquoise, l’islam ne s’appelait pas islam. Il s’appelait la « sage souvenance », la « religion du rappel », la « religion d’Abraham » etc. Qu’il y ait divergence sur des points de doctrine, c’est indéniable. Mais les débats se déroulent entre les membres d’une même famille abrahamique. Donc, il n’y a rien qui soit intrinsèque à l’islam, impliquant une incompatibilité particulière avec la démocratie.
G. A. – Samuel Huntington a pourtant parlé du choc des civilisations, d’une opposition irréductible entre l’islam et l’Occident.
G. G. – Sur tous les plans – géographique, conceptuel et historique – il n’y a pas d’opposition entre l’islam et l’Occident. Sur le plan conceptuel, qu’entend-on par cette partie du monde, aux contours plus ou moins mal définis, dénommée Occident ? Le Japon en fait-il partie ? Est-ce l’Europe et l’Amérique du Nord, ou bien toutes les démocraties ? Sur le plan historique, l’islam fut un Occident absolu de 711 à 1492 : depuis que Tariq, le conquérant maure, franchit le détroit des Colonnes d’Hercule – aujourd’hui Gibraltar – jusqu’à la découverte du Nouveau Monde. À cette époque, l’islam régnait dans la partie la plus occidentale du monde connu : le mot Maghreb signifie Occident et l’on parlait de Cordoue comme du khalifat d’Occident. Sur le plan géographique enfin, pardonnez cette boutade, mais l’Autriche n’est pas l’Occident pour le Maroc !
Maintenant, si on entend par Occident les droits de l’homme, la démocratie, j’ai la faiblesse de croire que le Siècle des lumières n’est pas étranger aux thèses d’Averroès [2]. À la faculté des Arts de Paris – qui deviendra par la suite la Sorbonne –, on débattait de ses doctrines, et aussi du rationalisme hérité du Coran, de la manière de gouverner la cité etc.
G. A. – Le problème n’est-il pas la décentralisation totale qui règne au sein de l’Islam ? Chacun l’interprète à sa manière, car il n’y a pas d’autorité suprême capable de dire comment il faut interpréter le dogme. N’est-ce pas, paradoxalement, un handicap ? Les catholiques intégristes, eux, sont tenus en main par le Pape…
G. B. – En effet, cette décentralisation est à la fois une source de bonheur, une liberté fondamentale, et une source de problèmes dont nous pâtissons tous. L’absence de structure cléricale fait que l’expression de la foi se situe dans une relation transcendante, verticale entre la créature et le créateur, une relation personnelle dans l’intimité de la conscience de l’homme. Elle ne nécessite pas le truchement d’un quelconque directeur de conscience. Le musulman est son propre évêque, un peu comme chez les protestants.
Mais c’est aussi une source de problèmes. Des individus s’autoproclament porteurs d’autorité et ils y parviennent, pour peu qu’ils galvanisent les foules en spéculant sur la misère et les frustrations, en surfant sur le marasme. C’est le phénomène du mollah Omar, qui n’est jamais sorti de l’Afghanistan, qui n’est pas convaincu de la rotondité de la terre, qui voit dans les Etats-Unis, le pays des infidèles et de la perversion. Or, malheureusement, ceux qui savent lier et délier ces contraintes, les savants, les autorités, les intellectuels, sont frileux parce qu’ils se disent, face à des kamikazes qui donnent leur vie pour ôter celle des innocents, « Nous sommes des cibles ». Je n’appelle pas au martyre, mais je dis : « Témoignez de vos valeurs si vous devez donner votre vie en rançon ». C’est une situation qu’il faut savoir éviter, mais ce n’est pas pour autant qu’il ne faut pas témoigner.
G. A. – Le Coran contient nombre de versets très agressifs, des appels à « combattre le mécréant »…
G. B. – Il faut replacer « combattez le mécréant » dans son contexte, le circonscrire dans un espace temps qui est la Mecque du VIIe siècle. Permettez moi de vous rappeler que la Bible, elle aussi, appelle à l’extermination de tel ou tel peuple « jusqu’à la septième génération ». Et pourtant, personne n’a dit qu’il n’y a pas un souffle d’amour dans la Bible. Nous sommes au XXIe siècle, et, à l’ère de la mondialisation, il est moins question que jamais de reproduire le passé en tant que tel.
Il ne faut pas oublier non plus l’aphorisme du prophète : « L’encre du savant est meilleure auprès de Dieu que le sang du martyr ». Environ un huitième du corpus coranique est une injonction à l’acquisition du savoir, non au combat. Le primat de la plume sur l’épée est une constante dans l’aire islamique, depuis toujours.
Les fondamentalistes, les extrémistes font beaucoup de dégâts, mais par rapport à l’ensemble des musulmans, ils ne sont qu’une excroissance, une tumeur maligne.
G. A. – Il y aussi les fatwas, comme celle que Khomeyni avait lancée contre Salman Rushdie…
G. B. – Le mot fatwa ne veut pas dire condamnation à mort, en aucun cas. Et de toute manière, théologiquement parlant, Khomeyni n’était pas habilité à en décréter. La seule autorité qui le puisse, c’est le mufti, sur des sujets qui vont du plus anodin au plus inédit. C’est un décret, un avis religieux qui n’engage que celui qui l’approuve, sans toucher à la responsabilité pénale ou civile, qui reste entière. J’ai toujours dit que la fatwa de Khomeyni nous a causé beaucoup plus de torts, à nous musulmans, que les Versets sataniques, si blasphématoires soient-ils. La question n’est d’ailleurs pas là, car je respecte les fictions littéraires et ne serai jamais du côté de la censure.
G. A. – Est-ce que la misère du monde compte beaucoup dans la montée de l’islamisme ?
G. B. – Oui. Le scandale de la famine, avec des milliers, voire des millions d’hommes, de femmes et d’enfants squelettiques, au ventre ballonné, quémandant de quoi subsister au su et au vu de ceux qui font bombance et ripaille, tout en vendant des armes pour que les chefs de guerre puisse continuer à les faire périr par le feu, sinon par la faim, ce scandale nourrit l’islamisme.
G. A. : – Ben Laden, excusez-nous, n’a pas du tout défendu ces causes-là. À l’origine, il voulait chasser les infidèles de la Terre Sainte d’Arabie… Vous semblez lui prêtez des qualités qu’il n’a pas.
G. B. – Je ne pourrai en aucun cas trouver la moindre justification à ce que dit ou fait Ben Laden. Je répondais simplement à votre question de la montée de l’Islamisme. Une des causes, pas l’unique, dont ce prévalent les islamistes, c’est le scandale de la famine dans le monde. Or, les mouvements islamistes sont nombreux. À ce propos, on a pu dire que le « isme » tue la racine : Le marxisme a tué Marx et l’écologisme va tuer l’écologie. Et l’Islamisme étouffe l’islam, comme nous le voyons de nos jours.
G. A. – Pour vous, Ben Laden sera-t-il une sorte de Che Guevara, une figure historique pour les Islamistes. Fera-t-il, mort, encore plus de mal que vivant ?
G. B. – Ben Laden n’est pas une autorité religieuse ou morale, il n’est pas un théologien. C’est un affairiste qui vivait dans la luxure, dans les pays scandinaves, jusqu’à sa reconversion dans le terrorisme mystico-révolutionnaire. Des millions de musulmans l’ont écouté, parce que, malheureusement, il parraine des causes justes. Et dans ce cas, ceux qui sont aigris, meurtris, malades, désespérés, suivent le parrain.
G. A. – Quelles propositions feriez-vous au monde musulman, pour que l’islam puisse épouser son siècle, affronter la mondialisation ?
G. B. – Face à une théologie nécrosée, névrosée, à une pensée ankylosée, il me semble que quelques grandes réformes s’imposent. D’abord, promouvoir ce que j’appellerai la théologie de la minorité. De tous temps, les philosophes et théologiens musulmans ont produit une pensée en situation d’hégémonie sur leurs terres, avec une prétention à l’universel. Ce n’est pas vrai ! Nous ne sommes que le cinquième de l’humanité et il ne nous incombe pas d’islamiser le monde. Nous devons vivre en harmonie dans la mosaïque humaine. Comme il est dit dans le Coran lui-même : « Si Dieu l’avait voulu, il aurait fait de vous une seule communauté. Mais il a voulu vous éprouver par le don qu’il vous a fait. Cherchez à vous surpasser les uns les autres dans les bonnes actions ; un jour vous retournerez à Dieu, alors il vous éclairera au sujet de vos différences ».
Une théologie de la minorité, à l’instar de ce qu’a été la théologie de libération, permet d’être à l’aise quand on est minoritaire, de rompre le cordon ombilical entre le temporel et le spirituel. L’Église l’a fait, et elle ne peut que se réjouir de sa liberté retrouvée. L’islam se réjouira plus tard, lorsque sa liberté sera à l’abri des germes d’intolérance semés par des extrémistes.
Une autre réforme consistera à susciter des écoles d’exégèse sachant faire le distinguo entre les versets coraniques de type atemporel, anhistorique ou métahistorique et de portée universelle – que j’appellerai paradigmatique – et les versets coraniques, qui eux, sont conjoncturels, temporels, contingents et qui sont, de loin, les moins nombreux. Si tant est que l’approche quantitative soit une bonne grille d’approche, il faut savoir que ces derniers ne constituent à peu près que le trentième du corpus coranique. Je ne vois pas pourquoi on focalise sur un seul trentième et on laisse de côté les vingt-neuf autres.
G. A. – Vous voulez parler des versets concernant la condition de la femme ?
G. B. – Absolument. Car une réforme essentielle consistera à dépoussiérer, sinon à jeter aux oubliettes, une jurisprudence ou un droit musulman qui asservit la femme. Il s’agit de trois ou quatre versets coraniques durs contre la femme, mais qui n’ont rien de nouveau puisque d’autres religions sont encore plus dures, basées sur des écrits de même facture. En fait, il y a eu des femmes à la tête des dynasties en Égypte, d’autres qui, en Andalousie, ont devancé les Madames de Staël. Il convient donc de revenir au respect de la dignité humaine dans sa composante féminine, en s’inspirant de ce que le Coran nous enseigne par ailleurs : « Adorez votre Seigneur qui vous a créé d’une même âme unique, qui a instauré entre vous amour et miséricorde ». Sur le plan ontologique, il n’y a aucune différence, et je ne vois pas pourquoi des légistes haineux, rigoristes, phallocrates et misogynes continuent à asservir, dans des visions anachroniques, un être humain qui est, tout comme l’homme, l’icône de Dieu sur terre. Et nous autres, la gent masculine, ne sommes que la moitié de l’humanité, pas forcément la meilleure.
Bien entendu, je ne suis pas pour voiler la femme. C’est à mon avis un asservissement, un enlaidissement, et il n’y a aucune raison que l’expression de la foi soit matérialisée par un fichu. C’est d’ailleurs une recommandation qui ne comporte pas la moindre coercition, et elle n’est pas tout à fait nouvelle dans le Coran : Saint-Paul disait qu’une femme non voilée était l’équivalent d’une femme tondue.
Au total, et pour paraphraser Malraux, je dirais que le XXIe siècle sera féminin ou ne sera pas. Honnêtement, et sans flagornerie aucune pour les femmes. Nous avons payé très cher une civilisation strictement masculine. La femme, une fois sortie du gynécée, n’a été que bacchanale, odalisque, geisha ou « meuf »… Il faut aller vers plus de féminité et plus de parité naturelle. Cela donnera plus de spiritualité ouverte.
G. A. – Depuis le 11 septembre, les projecteurs sont braqués sur l’Arabie saoudite. Quel est, selon vous, la responsabilité de ce pays ?
G. B. – Elle est énorme. L’Arabie Saoudite est sans doute un cas unique dans le monde d’aujourd’hui. Une seule famille donne son nom à une monarchie et à un pays membre des Nations unies. Or, la monarchie saoudienne n’a pas de légitimité, ni historique, ni légale, ni démocratique. Alors, pour asseoir leur pouvoir et leur légitimité, les gouvernants invoquent, en leur tordant le cou, des passages coraniques ou encore une certaine exégèse du type : « Mieux vaut obéir aux détenteurs de l’ordre parmi vous, que de susciter une scission. »
C’est un scandale, pour la simple raison que personne au monde ne leur a demandé de tenir ce rôle. Le roi Fahd se fait appeler « le serviteur des lieux saints ». Mais lorsque sa monarchie a été ébranlée par une rébellion en 1979, il a fait appel au commandant Barril, un Français qui n’est pas musulman, que je sache. C’est son droit le plus absolu. Mais alors, pourquoi élargir le périmètre des lieux saints à tout le royaume ? D’une manière générale, la sainteté est parcimonieuse en théologie islamique : très peu de choses sont considérées comme saintes. En islam, on ne parle pas de saints ou de saintes, on parle d’amis de Dieu, de gens vertueux. On ne parle pas de Terre sainte, mais d’un périmètre consacré pendant le pèlerinage comme un endroit abritant le temple de Dieu.
En outre l’Arabie Saoudite a exporté l’islamisme radical, elle l’a financé et a propagé ses doctrines avec une schizophrénie incroyable. Les princes saoudiens qui s’amusent au George V, à l’hôtel Crillon, à Saint-Tropez et ailleurs, n’ont cure des lieux saints ! Cette hypocrisie est insupportable, d’autant que nous, musulmans, en sommes les victimes.
G. A. – Les Américains redoutent le remplacement de la monarchie saoudienne par un régime laïque semblable à celui de Saddam Hussein, extrêmement anti-américain et anti-israélien…
G. B. – Le régime irakien n’est pas démocratique, mais il est laïque – c’est dire que la laïcité ne va pas nécessairement de pair avec la démocratie. Saddam Hussein s’est présenté comme le rempart de la laïcité contre la déferlante khomeyniste, mais lorsqu’il a commencé à recevoir des bombes, il a fait sa prière devant les caméras et écrit « Dieu est grand » sur son drapeau. Malheureusement, ce ralliement tardif a fait son effet sur la population, sur la rue. Il a trompé des jeunes gens à la recherche d’un idéal et s’insurgeant contre l’injustice, qui rêvent de combattre à côté de Saddam Hussein, le pauvre malheureux qui défend l’islam. Alors, maintenant, si on a peur que la monarchie saoudienne soit remplacée par un autre régime, il faudra choisir entre deux maux : l’islamisme radical ou une laïcité qui ne sera pas favorable aux États-Unis.
Il faut de toutes manières condamner le « flirt » des démocraties occidentales avec des régimes qui n’ont rien de démocratique. Par cynisme, hypocrisie ou laxisme, on a fermé les yeux sur la reconnaissance, par l’Arabie saoudite et les Émirats du Golfe, d’un des régimes les plus barbares et les plus moyenâgeux de la planète : l’Arabie saoudite n’a renoncé à soutenir les talibans qu’après le 11 septembre. Et cela n’est pas le fruit d’un souci éthique, d’une volonté d’aider les malheureuse femmes afghanes, mais d’un diktat de George Bush junior. En fait les Américains, ainsi que les Britanniques, n’ont commencé qu’après le 11 septembre à prendre la mesure de l’islamisme extrémiste et à faire le ménage.
G. A. – Pensez-vous que le régime actuel en Arabie Saoudite puisse, grâce au 11 septembre, si je peux dire, amorcer quelques réformes ? En est-il capable ?
G. B. – Je crois que la jeune relève, ceux qui ont été formés dans les universités occidentales et se sont rendu compte du décalage entre la réalité et ce que leurs parents et leurs théoriciens leur présentent comme modèle de régime, ceux-là se disent qu’il vaut mieux réformer que d’être véritablement balayé. En démocratie, quand on s’éloigne du peuple, on perd les élections. En Arabie Saoudite, c’est la tête qu’on perd. Il leur faudra donc, à eux aussi, négocier ce virage du 11 septembre.
G. A. – En Algérie, il y a dix ans, le Front islamique du salut a gagné les élections par la voie démocratique. Celles-ci ont été stoppées par le général Nezzar, à l’époque ministre de la défense. Fallait-il le faire ?
G. B. – Pardonnez-moi le poncif : Hitler est arrivé au pouvoir par des moyens démocratiques. Nous avons eu affaire, en 1991, à des individus qui disaient : « O.K., jouons le jeu de la démocratie », avant d’ajouter cyniquement qu’une fois au pouvoir « on va lui tordre le cou ». À l’époque, j’étais pour l’arrêt du processus électoral. Au risque de me contredire, je dois dire que le peuple algérien n’était pas encore mûr pour une vraie démocratie. Il était réceptif à des sirènes du type : « Votez pour le FIS, vous irez au paradis, votez pour le FLN ou pour le FFS, vous irez en enfer ». Et malheureusement le peuple, massivement crédule, est allé voter pour le FIS. L’enfer a commencé, et par la suite, le GIA a été encore plus barbare. A posteriori, je commence à me dire que si nous avions eu un Conseil constitutionnel assez fort, le processus électoral aurait pu aller jusqu’au bout : s’il devait y avoir des décisions anticonstitutionnelles, le Conseil aurait été là pour dire la non constitutionnalité de lois qui réduiraient les libertés fondamentales. Et l’armée aurait été fondée à intervenir contre cette violation de la loi fondamentale. Bref, j’étais il y a dix ans pour l’arrêt du processus électoral, et maintenant, je me pose des questions. Mais on ne peut pas refaire l’Histoire.
G. A. – Pour vous, quel est le pays du monde arabo-musulman qui a le plus de chances d’accéder à cette forme de tolérance et de démocratie ? Qui pourrait être une sorte de phare, de modèle pour les autres ?
G. B. – Paradoxalement et curieusement, ce pays pourrait être l’Algérie. Pourquoi ? Parce que plus rien n’y est sacralisé, pas même les versets coraniques, puisqu’on éventre des femmes en leur nom. Le seul problème, j’allais dire le seul drame de l’Algérie, c’est qu’elle manque de théologiens. On y a formé des physiciens, voire des atomistes, mais il y a un déficit de théologiens. Bien sûr, avec l’effervescence intellectuelle, la révolte des Kabyles, le désir du président Bouteflika de museler les avocats, la presse et la société civile, on est aujourd’hui devant une régression totale. Mais je pense que l’Algérie pourra donner un jour cet exemple-là.
Un autre exemple est le futur État palestinien. Bien sûr, si le Hamas ou le Djihad islamique faisaient main basse sur la population, il pourrait y avoir des dérives. Mais la conscience politique des Palestiniens, leur charte profondément laïque, le fait qu’il y a des Palestiniens musulmans, des Palestiniens chrétiens, des athées, tout cela peut en faire une sorte de phare.
En Égypte également, le jour où Moubarak ne désignera pas lui-même la cinquantaine de députés opposants, où le recteur de l’université d’El Azaar s’affranchira de l’ombre tutélaire du palais présidentiel, oui, il y a des possibilités. La longue tradition de l’Égypte peut donner lieu, suite au 11 septembre, à une véritable réflexion.
G. A. – Tout de même, dans toute l’Afrique du Nord, la démocratie n’« accroche » pas, alors que les peuples la souhaitent. Alors qu’au Sénégal, pays musulman, nous avons assisté à une alternance politique. La démocratie a fonctionné, c’est donc possible.
G. B. – En effet, nous nous réjouissons de voir le président Wade, l’opposant de vingt-cinq ans, élu au second tour, félicité par son rival, musulman comme lui, et qui confirme la transition pacifique en confiant à son prédécesseur un mandat d’ambassadeur itinérant. C’est quelque chose de formidable. Mais au même moment, à une ou deux semaines près, Ben Ali se fait élire, en Tunisie, à 99,8 %. Mais je ne vois pas en quoi l’islam est impliqué là-dedans. D’autant que l’on a la fâcheuse manie de confondre arabe et musulman, alors que les Arabes ne sont qu’une minorité dans le monde de l’islam, que tous les Arabes ne sont pas musulmans et que le centre de gravité démographique, pour les musulmans, se trouve en Insulinde : la minorité musulmane de la péninsule indienne ou de Chine est infiniment plus importante que tout le monde arabe réuni. On est donc en présence d’une pléthore de régimes antinomiques se réclamant tous de l’islam.
Alors, de deux choses l’une : ou bien l’islam est si malléable et si souple qu’il n’a pas une doctrine monolithique de pouvoir, et de ce point de vue-là – pardonnez-moi ce cynisme, c’est une qualité –, ou bien il a été instrumentalisé. Il est instrumentalisé par la monarchie de droit divin au Maroc, tout comme il l’a été, au Yemen, par le marxisme-léninisme – débarrassé de sa dialectique matérialiste et athée pour rester tout de même compatible avec la religion. Il y a encore les régimes « à la Kadhafi », à base de comités populaires remplaçant la représentation parlementaire. En Syrie, on a abaissé de quarante ans à trente-quatre l’âge de la candidature à seule fin – cela n’a trompé personne – de permettre au fils du président défunt de lui succéder. On a fait d’une république une monarchie de facto.
Un autre exemple est l’Algérie, qui se distingue par le bicamérisme, donc par un parlement de type moderne. Mais le tiers de la Chambre haute est nommé et non élu. Existe-t-il un verset coranique disant qu’il faut désigner de la sorte le tiers de la Chambre haute ? Absolument pas. J’ai condamné les crimes du GIA, et je continuerai de le faire, et je ne renvoie pas dos à dos les généraux et les barbares criminels. Mais je fustige aussi les généraux, parce qu’ils ont instrumentalisé leur légitimité en faisant appel à la religion. Par exemple, je ne vois pas quel est le rôle d’un ministre des affaires religieuses. S’agit-il d’envoyer d’autorité le sermon du vendredi, tel une circulaire qu’un ministre de l’intérieur envoie à ses préfets ? Il ne faut pas s’étonner non plus de voir les mosquées, qui devraient être un havre de paix et un lieu de recueillement, devenir des repères pour terroristes, lorsque l’opposition, n’ayant pas d’espace démocratique pour s’exprimer, trouve dans la chaire une tribune pour fustiger le pouvoir et récuser ceux qu’elle appelle des mécréants.
G. A. – Y-a-t-il une différence entre l’Islam au nord du Sahara (Maghreb, Égypte etc.) et l’islam de l’Afrique noire ? Au Sénégal, les confréries jouent un rôle important, mais elles représentent un islam très différent de celui du GIA algérien. Si différence il y a, à quoi tient-elle ?
G. B. – Permettez moi d’écarter tout de suite la comparaison entre l’islam des confréries et celui du GIA, un groupe tout à fait exceptionnel, qui se trouve au banc de l’humanité – et pas seulement de l’islam. Il est plus pertinent de le comparer à l’islam de Chine, d’Indonésie, d’Afghanistan – distinct bien sûr de celui des talibans. Alors, oui, il y a ce que j’appelle l’islam doux et paisible des Africains. Il recèle une sagesse, une bonhomie, une sérénité, une philanthropie véritable, et n’est pas limité à l’Afrique subsaharienne. On le trouve aussi chez les touaregs ou les bédouins de Jordanie.
En ce qui concerne l’Afrique, il faut aussi se souvenir que l’expansion de l’islam dans cette région du monde ne s’est pas faite par la conquête, mais par le biais des caravanes, des échanges et des études. On ne le sait pas assez, mais il existe des lettrés africains en langue arabe qui surpassent de loin des orientaux eux-mêmes.
G. A. – Faut-il s’attendre à voir l’islamisme radical progresser dans l’Afrique noire ? L’Arabie Saoudite et d’autres pays n’ont ils pas tenté d’y pénétrer, d’y construire des écoles coraniques dispensant un enseignement extrémiste ? N’est-ce pas un risque pour cet islam africain, que vous qualifiez de paisible ?
G. B. – Le risque existait jusqu’au 11 septembre : l’Arabie Saoudite continuait en effet de rivaliser impunément avec les évangélistes. Maintenant, on s’est rendu compte que le mal est en amont, pas tant dans Ben Laden que dans le wahhabisme, qui est à l’arrière-plan. Il faudra être vigilant et commencer à juguler le phénomène, notamment au Nigeria. Je pense qu’il ne prendra pas au Sénégal, ni en Côte d’Ivoire, ni même au Togo ou en Tanzanie. Certes, il a recruté quelques individus pour commettre des attentats contre les ambassades américaines en Afrique en 1998. Mais au Kenya, plus généralement en Afrique orientale, aux Comores, à l’île Maurice, à la Réunion, c’est paisible et je pense que ça le restera.
G. A. – Le Nigeria, justement, n’est-il pas un contre-exemple, avec l’instauration de la charia dans une partie du pays ?
G. B. – C’est en effet un contre-exemple. Il faut d’abord préciser que le mot charia signifie « loi ». Si le mot doit être francisé, on doit pouvoir parler de la charia de la jungle, de la charia Napoléon, ou de la charia de Moïse. Il n’y a aucune raison d’utiliser des mots arabes dans une acception aussi restreinte qu’une application barbare à base de châtiment, de mutilation, etc. Si donc l’on veut parler de la charia d’inspiration religieuse coranique, il faut le préciser.
Maintenant, l’ennui avec le Nigeria, c’est que l’Arabie Saoudite y exporte sa vision rigoriste et archaïque de la religion. La loi d’inspiration religieuse qui est appliquée dans douze États de la fédération du Nigeria est un scandale. En plus, elle est anticonstitutionnelle. On est en train d’appliquer par mimétisme ce qui se passe en Arabie Saoudite, où l’on assiste en public à des exécutions sommaires, où les jeunes gens sont fouettés, où la liberté de la femme est très réduite.
G. A. – Si demain, il y a un État palestinien – ce que tout le monde souhaite, à commencer par une majorité d’Israéliens –, pensez-vous qu’il y aura la paix dans les pays arabes, la démocratie, etc. ?
G. B. – Ce n’est peut-être pas suffisant, mais, avec la fin des bombardements sur l’Irak, c’est une condition nécessaire, pour deux raisons. D’abord pour faire tomber les masques : ces régimes non démocratiques ne pourront plus justifier leur existence sous le prétexte qu’il faut faire face à la « coalition américano-israélienne ». En second lieu, il n’y a pas à lier des questions de droit et de justice à d’autres considérations. Le droit doit être dit et la justice appliquée.
Dans l’affaire israélo-palestinienne, je suis solidaire du peuple palestinien. Si c’était le peuple israélien qui subissait les affres de l’occupation, des ripostes disproportionnées, des maisons pulvérisées, des oliviers arrachés, je serais solidaire du peuple israélien – ça ne pose aucun problème. Mais pourquoi une série de résolutions de l’ONU dorment dans les tiroirs ? Il y a ici un cynisme absolu. Ce que je dis ne justifie en rien les attentats du 11 septembre : aucune cause, aussi noble soit-elle, ne peut justifier un tel massacre. Mais il est temps peut-être de se poser des questions sur les incohérences, le cynisme et la partialité systématique des diverses administrations américaines dans leur soutien inconditionnel aux gouvernements israéliens successifs.
G. A. – En France, il semble que la police surveille plus qu’ailleurs les prêches extrémistes susceptibles d’engendrer des vocations de terroristes…
G. B. – On le dit. Et, à mon tour, je me dis que de tous temps – c’est un phénomène hérité de l’époque coloniale – il y a eu une gestion policière de l’islam en France. Mais il serait plus facile pour les Renseignements généraux, quand le besoin s’en fait sentir, d’avoir à faire à des mosquées, à des lieux de culte visibles, plutôt que d’aller fouiner dans les caves, les hangars et dans les lieux insalubres… Il y a un adage qui dit : « Les mouvements les plus subversifs sortent des catacombes. »
Malheureusement, en raison de la frilosité des pouvoirs publics face à l’islam français, on a importé, et on ne cesse d’importer, un homo economicus qui s’est révélé être un homo islamicus. Quant on suggère un régime concordataire, on répond : « L’islam est post-concordat, donc on ne va pas créer une faculté de théologie islamique financée par les pouvoirs publics, à Strasbourg ou ailleurs. » Nous avons aussi des imams formés en autarcie, à Château-Chinon, où un terrain a été acquis grâce à François Mitterrand, qui était maire de la ville. Ils sont là-bas en totale immersion et, après trois années d’études, ils prennent leurs fonctions sans s’être jamais mis en rapport avec la société française. C’est comme s’ils étaient venus directement d’Arabie Saoudite ou d’Égypte !
Notes
[1]. Ibn Khaldoun (1331-1406), historien maghrébin, a été l’un des premiers théoriciens de l’histoire des civilisations.
[2]. Ibn-Rushd, dit Averroès, né à Cordoue en 1126 et mort à Marrakech en 1198, juriste et médecin, fut un des grands penseurs musulmans, commentateur de l’œuvre d’Aristote. Il a donné son nom à un courant de la philosophie européenne, l’averroïsme.