François Hollande s’avance vers la tribune d’honneur, seul. En ce lundi ensoleillé, au pied de l’Arc de triomphe, le chef de l’Etat retrouve son successeur, élu la veille, pour les cérémonies du 8-Mai. Il serre la main d’Emmanuel Macron, touche son épaule, plonge ses yeux dans les siens. Les deux hommes ne se sont pas vraiment revus depuis l’émancipation du cadet qui briguait le poste de l’aîné.
Le moment est à la fois tendre (en apparence), gêné, et plein d’arrière-pensées. Mais il est fort, symbolique. Une passation des pouvoirs avant l’heure. Relégué deux rangs derrière, raide comme un piquet, le cou tendu, hissé pour mieux voir, Manuel Valls ne perd pas une miette de cette scène historique. Sa mine renfrognée et son rictus amer en disent plus long que bien des discours.
Cruelle politique. Il y a encore quelques mois, l’ancien premier ministre s’imaginait à la place du nouvel hôte de l’Elysée. Celui qui s’y préparait depuis des années, qui voulait réinventer la politique française, dépasser le clivage droite-gauche, c’était lui. Lui aussi qui devait bâtir un grand camp « progressiste », libéral et pro-européen, rassemblant les hommes et les femmes de bonne volonté, venus de tous les rivages. Mais Manuel Valls s’est fait doubler par Emmanuel Macron, de quatorze ans son cadet, sans passé politique ni expérience d’élu. Un comble.
Double humiliation
Au point qu’il est aujourd’hui obligé d’aller à Canossa et de réclamer – d’implorer, même – pour les législatives le soutien du nouveau président, qu’il avait pourtant tant décrié lorsqu’il était candidat. En annonçant, mardi matin, qu’il comptait se présenter en juin dans l’Essonne sous l’étiquette du mouvement macroniste La République en marche, l’ancien premier ministre a provoqué l’ire du Parti socialiste, qui a crié à la trahison ultime, et l’ironie du camp Macron, qui l’a invité à déposer sa candidature devant la commission nationale des investitures, « comme tout le monde ». Une double humiliation.
« C’est curieux de voir comment l’histoire se venge », commente un proche de Manuel Valls, en rappelant que ce dernier fut pour beaucoup dans l’ascension éclair de l’ancien conseiller élyséen, nommé ministre de l’économie en août 2014. Un proche se souvient de la bonne humeur du chef du gouvernement, le jour du remaniement. A peine rentré de l’Elysée, où il venait de convaincre le président de nommer le jeune prodige réformateur en remplacement d’Arnaud Montebourg le frondeur, Manuel Valls avait retrouvé une poignée de collaborateurs dans son bureau de Matignon.
« Il était très content de lui, il nous a dit : “J’ai fait un bon coup”, raconte ce proche. Il pensait qu’il avait renforcé le pôle de modernité et de réformisme au sein du gouvernement. C’est vraiment lui qui a emporté la conviction de Hollande. Il ne savait pas qu’il avait mis le loup dans la bergerie. »
« Je suis passé à autre chose »
Dans les mois qui suivent sa nomination, le premier ministre ne tarit pas d’éloges sur les qualités du promu. Devant François Hollande, Manuel Valls se dit épaté par sa force de travail. « Il est dingue ce Macron, il bosse tout le temps, je reçois des SMS de lui à 3 heures du matin ! Tu te rends compte ? », s’enflamme-t-il. Mais l’idylle tourne vite court. L’enthousiasme laisse peu à peu la place à la méfiance, puis carrément à la guerre.
En cause, l’ambition vorace d’Emmanuel Macron, qui prend toute la lumière. D’allié, le jeune homme pressé devient un rival, une obsession. Fini les « Emmanuel » distribués avec affection par le Catalan, place à des « Macron ! » lancés en public comme des gifles. Devant les siens, Valls appelle même le trentenaire « le microbe ».
Le chef du gouvernement comprend aussi que des proches de François Hollande se servent d’Emmanuel Macron pour tenter de l’affaiblir lui, au profit du chef de l’Etat, en vue de sa réélection en 2017. A l’époque, il invite le président à prendre garde. « Je vois bien que les tiens encouragent Macron pour me ringardiser, mais fais attention, car le missile sera pour toi », prévient-il. Avant François Hollande, Manuel Valls a compris que l’ancien banquier a l’intention d’aller jusqu’au bout.
L’histoire lui aura donné raison. Grand perdant de la primaire, en rupture de ban avec le PS, l’ancien premier ministre se retrouve dans la position du chef isolé. Il assure ne pas en vouloir à son ancien ministre avec lequel, jure-t-il, il ne s’est pas entretenu depuis son départ du gouvernement, le 30 août 2016. « Je ne vais pas me lamenter en me disant que ça aurait pu être moi. C’est fait, c’est joué, je suis passé à autre chose », confiait-il en privé, il y a quelques jours.
« Il joue sa peau »
Si Manuel Valls devait être battu aux législatives, sa traversée du désert, à 54 ans, pourrait durer longtemps. « Il joue sa peau, affirme un grand élu socialiste. Il est fragile. Jean-Luc Mélenchon est arrivé en tête dans sa circonscription. En s’affichant En marche !, il essaie de se sauver. »
Autour de lui, l’ancien homme fort de la gauche ne peut plus compter que sur le soutien de quelques dizaines d’élus, qu’il a réunis mardi à l’Assemblée nationale et qu’il pousse à s’afficher La République en marche, comme lui.
Plusieurs fidèles l’ont quitté au cours des derniers mois, comme le sénateur PS du Val-de-Marne et maire d’Alfortville, Luc Carvounas, ou la secrétaire d’Etat aux personnes handicapées, Pascale Boistard. « Valls aurait dû faire une pause de plusieurs mois après sa défaite à la primaire [fin janvier]. Mais on n’a pas réussi à le convaincre. Soutenir Macron, c’est son choix, c’est sa route, mais ce n’est plus la mienne », estime la députée de la Somme.
Au PS, ses manœuvres ont réveillé les rancunes qui couvaient. Notamment chez les amis de François Hollande, qui n’ont pas digéré sa « trahison » qui a contribué à faire renoncer le chef de l’Etat à se représenter, début décembre 2016. « Valls a fait une année 2016 à l’envers : il a fracassé la gauche avec la déchéance de nationalité et le 49.3 sur la loi travail, il a donné le dernier coup d’épaule à Hollande, rendant service au passage à Macron. Beau bilan ! », peste un parlementaire hollandais.
« Aucun passe-droit »
Pour beaucoup de socialistes, qui ont lancé mardi leur campagne pour les législatives, Manuel Valls s’est exclu lui-même du PS. Jean-Christophe Cambadélis, le patron du parti, a fait savoir qu’aucun candidat ne pourra « avoir sa carte au PS et le label En marche ! », sans pour autant décider d’écarter le député de l’Essonne, même si sa circonscription reste gelée.
Emmanuel Macron décidera-t-il de sauver le soldat Valls ? En théorie, rien ne l’y invite : accueillir l’ancien premier ministre serait en contradiction avec sa volonté de « renouveler » le paysage politique, et il prendrait le risque de se fabriquer un opposant interne dans quelques mois.
L’entourage du nouveau président affirme que Manuel Valls ne bénéficie d’« aucun passe-droit », précisant même qu’à ce stade, sa circonscription a été réservée à « une candidate », sans préciser son nom. « Valls a organisé l’assassinat de Hollande, il a trahi Hamon, demain il trahira Macron. Il ne sait pas s’arrêter, c’est dans sa nature. Il est comme le scorpion de la fable, mais nous, on ne sera pas la grenouille », prévient un élu proche d’Emmanuel Macron.
Solenn de Royer
Grand reporter au service politique du Monde
Bastien Bonnefous
Journaliste au Monde