Frédéric Joignot – Comment analysez-vous le résultat de Marine Le Pen au premier tour de la présidentielle ?
Jean-Yves Camus – Si on se place du point de vue du Front national, son score est décevant. Il est en dessous des intentions de vote annoncées par les sondages en début de campagne. Il est aussi inférieur au score du FN aux européennes de 2014 (24,9 %) comme aux régionales de 2015 (25,7 %). En arrivant en seconde position, Marine Le Pen ne peut plus se présenter comme la dirigeante du premier parti de France, même si elle arrive en tête dans 47 départements.
Bien sûr, sa présence au second tour, devant François Fillon, avec 7,5 millions d’électeurs, soit 3 points de plus qu’en 2012, constitue un événement politique majeur. Mais la véritable surprise de ce premier tour reste sa défaite face à Emmanuel Macron, avec un écart de 2,7 points. Le fait qu’elle ait perdu face à lui dès le premier tour signifie qu’elle a peu de chances de l’emporter au second… Toutefois, attention, peu ne signifie pas « aucune ».
Cela ne l’a pas empêchée de se présenter, le soir même, comme étant « la candidate du peuple ». Comment peut-elle prétendre représenter « le peuple » ?
Marine Le Pen s’inscrit dans une tradition politique plébiscitaire française qui va au-delà de l’extrême droite et n’en procède pas. On peut rattacher à ce courant tous ceux qui ont essayé d’établir un lien direct entre un chef charismatique, autoritaire, et le peuple. L’historien René Rémond l’a qualifié de « bonapartiste », en référence aux deux Bonaparte qui ont gouverné la France au XIXe siècle : ils ont mis en place un régime personnel autoritaire, très centralisé, méfiant vis-à-vis de la « cuisine » des partis politiques et du Parlement, faisant appel au peuple pour entériner leur politique par des plébiscites et des référendums. Marine Le Pen et le FN radicalisent ces idées en cherchant à instituer le référendum comme méthode de gouvernement. Cette forme de démocratie directe est présentée comme étant la seule manière de « donner la parole au peuple ».
« MARINE LE PEN PRÉTEND INSTITUER UN RÉGIME QUI SE DIT AU SERVICE DU PEUPLE, MAIS QUI FONCTIONNERAIT EN FAIT AU PLÉBISCITE »
Les propositions de référendum du FN – sur l’Europe, sur la priorité nationale – changeraient complètement les conditions de la démocratie représentative, jusque-là structurée par les lois votées au Parlement en vertu du principe de la délégation de souveraineté que les citoyens consentent à leurs représentants. Le référendum permet de contourner les Assemblées, les corps intermédiaires, d’escamoter les discussions démocratiques parlementaires, de dramatiser les grands débats politiques avec des questions simplifiées et réductrices. Il fait l’impasse sur les nécessaires travaux d’enquête et d’analyse qui doivent précéder le vote sur des sujets graves.
De nombreuses mesures du programme de Mme Le Pen, à commencer par la sortie de l’Europe ou la priorité nationale, impliquent un changement de Constitution. En l’état actuel, ce sont des mesures anticonstitutionnelles. Il s’agit donc bel et bien, pour elle, de changer, non pas forcément de République, peu lui importe qu’elle soit la Ve ou la VIe, mais de régime. Elle prétend instituer un régime qui se dit au service du peuple, mais qui fonctionnerait en fait au plébiscite.
On peut s’interroger : de quel peuple parle-t-elle ?
Le terme de peuple est très ambigu. Marine Le Pen prétend parler au nom des catégories défavorisées de la population, de « la France des oubliés », et reproche aux autres partis de ne s’intéresser qu’aux gagnants de la mondialisation. Pourtant, le peuple français devrait n’exclure personne. Il comprend tous les citoyens, du plus riche au plus pauvre, les ouvriers comme les classes moyennes, les gens des villes comme des régions péri-urbaines et des campagnes.
Mais le FN défend une conception holiste, indivisible du peuple français, y compris sur le plan ethnoculturel. Or elle en exclut tous ceux qu’elle stigmatise : les immigrés, les défenseurs de l’Europe, les partisans de la mondialisation, les citadins des grandes villes qui ne votent pas pour elle et qu’elle traite de bobos, les soutiens du candidat de « l’argent roi » et des « marchés financiers ». En assénant cette idée qu’elle défend le peuple, « son » peuple, elle tente de réduire le débat de l’entre-deux-tours à une opposition binaire, terriblement réductrice, coutumière des droites populistes : la candidate du peuple en souffrance contre celui des élites…
Elle s’appuie sur un vote populaire…
Le FN possède un socle chez les précaires, les chômeurs, ceux qui entrent dans le monde du travail sans diplôme, les jeunes ouvriers sans tradition syndicale ni de gauche, qui voient l’immigration comme un danger pour l’emploi, mais aussi pour leurs repères culturels. Le parti est présent dans les zones périurbaines et rurales délaissées par l’Etat. Mais s’il progresse auprès de ces catégories, il stagne dans les grandes villes, auprès des populations vivant la « mondialisation heureuse ». Sa politique économique effraie les cadres, les patrons, les élites, les classes moyennes, et le FN finit par se heurter à un « plafond de verre ». Son problème vient de ce que le pouvoir ne se conquiert pas en consolidant un socle électoral, mais en l’élargissant. Or, en prenant le contre-pied total du consensus, son programme n’arrive pas à susciter des alliances.
En matière de durcissement, Marine Le Pen a proposé le 18 avril « un moratoire sur l’immigration légale ». C’est une mesure sans précédent…
C’est une proposition radicale qui vise à paralyser le regroupement familial, les visas longue durée, la venue d’étudiants étrangers. Nous savons que les moratoires sont, par définition, temporaires… sauf quand leur fonction est d’habituer à une mesure qui devient définitive par référendum. D’habitude, le FN cible les immigrants clandestins, au nom du droit des Etats à dire qui peut ou ne peut pas s’établir sur leur territoire. Mais là, il s’agit de l’immigration légale ! C’est une mesure qui contredit le principe européen de libre circulation des personnes et le consensus qui existe, au-delà du clivage droite-gauche, sur le fait que l’essence de la République est d’être ouverte à ceux qui font acte de leur volonté de devenir français.
Ce n’est pas juste une surenchère de campagne. On a mal compris son projet de sortie de l’Europe. La controverse la plus voyante porte sur l’abandon de l’euro, la mise à mal irrémédiable du projet européen, le risque de catastrophe financière. Or il y a une chose fondamentale dont on parle moins, c’est qu’à partir du moment où la France quitte l’Europe la catégorie des « étrangers » devient beaucoup plus large. Tous les Européens deviennent des étrangers en France. L’Europe devient pour la France comme le reste du monde l’étranger. « La France, la France seule », dit Marine Le Pen.
Pourquoi seule ? Quel est le fondement idéologique d’une telle position ?
Au-delà du « Frexit », le FN est un parti hexagonal, refermé sur le pré carré français. Il se revendique d’une tradition nationaliste consistant à refuser toute forme de souveraineté qui ne découle pas du peuple français, qu’il s’agisse de l’Union européenne, de l’OTAN, de la Convention européenne des droits de l’homme, etc. Ses dirigeants évoquent beaucoup la « civilisation » mais sont peu diserts sur ce que recouvre le fonds civilisationnel européen, qui est le vrai enjeu.
« LE FN VEUT IGNORER QUE NOUS SOMMES AUSSI DES HOMMES D’EUROPE, DEPUIS BIEN AVANT LA FORMATION DE LA FRANCE : DEPUIS LA GRÈCE ET ROME, LES CELTES ET LES FRANCS GERMANIQUES »
Marine Le Pen parle rarement de culture européenne, elle met sans arrêt en avant la culture franco-française, tout comme sa nièce. C’est nier le fait qu’il existe en Europe une histoire politique commune, séculaire, avec de grands bâtisseurs d’unité européenne, comme Charlemagne, empereur d’Occident, ou Napoléon, dont les idées ont suivi le chemin des armées. Le FN veut ignorer que nous sommes aussi des hommes d’Europe, depuis bien avant la formation de la France : depuis la Grèce et Rome, les Celtes et les Francs germaniques. Peut-être faut-il voir là le vieux sentiment, indissociable du catholicisme français, selon lequel il existe une « mission divine de la France », qu’elle se suffit à elle-même si elle garde sa vocation.
Vous pensez aux propos qu’elle a tenus le 18 avril sur les protestants ?
Quand elle a lancé cette polémique contre les protestants, dont la religion aurait eu, sous Richelieu, « des exigences qui allaient à l’encontre de la nation », elle nous rappelle qu’elle se rattache entièrement à la tradition selon laquelle le catholicisme serait inséparable de l’ADN national. Or, dès l’émergence de la pensée contre-révolutionnaire, c’est la Réforme qui est désignée comme ouvrant la voie aux Lumières, donc non seulement à la Révolution mais aussi à la destruction des sociétés organiques traditionnelles et à la domination des richesses d’ici-bas sur celles du monde futur : du libre-échange, de la primauté de l’argent, du libre examen qui vous autorise à décider de votre avenir en dehors de la communauté à laquelle vous appartenez. En laissant penser qu’il y avait des raisons aux dragonnades contre les protestants et à la révocation de l’édit de Nantes, Marine Le Pen oublie par ailleurs qu’il y eut des protestants nationalistes : l’Association Sully, proche de l’Action française, puis pendant la guerre d’Algérie les « nationaux » de la revue Tant qu’il fait jour. Sans parler du pasteur Jean-Pierre Blanchard, de Jany Le Pen ou de Samuel Maréchal.
Elle ne cesse de lancer des appels aux « patriotes », se revendique comme la seule dirigeante « patriote ». Ne s’arroge-t-elle pas une notion républicaine ?
Le patriotisme français, tel que nous l’entendons, naît avec la Révolution. Les patriotes constituent le peuple en armes qui défend la « patrie en danger », la République menacée, le territoire national. A la suite de la défaite de 1870 contre l’Allemagne, après la Commune de Paris, la droite française va accaparer le patriotisme. La défaite et la perte de l’Alsace-Lorraine sont interprétées par les catholiques monarchistes et l’Eglise comme une punition divine pour avoir succombé aux menées révolutionnaires. On assiste, entre 1870 et 1914, à une vague d’exaltation patriotique qui se manifeste, dans le domaine politique, par l’irruption des ligues, l’édification de la basilique du Sacré-Cœur pour faire expier à Paris l’insurrection de la Commune, sans oublier l’affaire Dreyfus, considéré comme un traître à la patrie parce que juif.
C’est ce patriotisme de droite qui se perpétue après-guerre, avec Maurras et l’Action française, puis dans l’extrême droite et le FN. Pour cette idéologie, le citoyen est d’abord un patriote avec des devoirs. Les intérêts de la patrie et de l’ordre social sont fondés sur un pouvoir autoritaire et la défense de la famille, car le pays est vu comme un organisme vivant. Donc tout ce qui vient d’ailleurs est déviance, fait désordre. Le droit de la collectivité prime sur les droits des personnes. Ce patriotisme organiciste s’exprime toujours avec force au FN. L’antiparlementarisme en découle, car il serait le règne des factions, des « intérêts spéciaux ». De là vient aussi la critique du « droit-de-l’hommisme » et, comme on l’a vu au moment de la loi Taubira sur le mariage pour tous, de tout ce qui remet en cause le cycle de la vie, de la conception, de la famille, de la mort naturelle.
Ce nationalisme exacerbé, cette volonté d’en finir avec la Ve République, de se replier sur l’Hexagone doivent-ils faire craindre le retour d’une forme de fascisme à la française ?
Non, ce n’est pas le fascisme au sens historique du terme. Le FN n’est pas un parti-milice, il n’est pas corporatiste, il ne veut pas éliminer physiquement la population juive. Et il ne veut pas créer un « homme nouveau ».
Le programme de Marine Le Pen va vers la « démocratie illibérale » – l’expression est du journaliste américain Fareed Zakaria. C’est ce que développent Viktor Orban en Hongrie et Jaroslaw Kaczynski en Pologne. Les dirigeants sont bien élus, mais les contre-pouvoirs sont bridés, l’Etat fort l’emporte sur l’Etat de droit, la société civile est mise au pas, l’idéologie nationaliste et chrétienne est exaltée, les normes européennes sont dénigrées comme « antinationales ». C’est vers ce régime-là, sorti de la communauté européenne, qu’irait la France avec l’élection de Marine Le Pen.
Propos recueillis par Frédéric Joignot
Journaliste au Monde