Introduction :
Philippe Marlière est professeur de sciences politiques à l’University College London (Royaume-Uni). Ses ouvrages et articles portent essentiellement sur la social-démocratie et la gauche radicale en Europe. Il prépare un livre consacré aux rapports entre pensée néoconservatrice et idéologie républicaine en France. Il est l’auteur de plusieurs articles pour Contretemps.
Dans cette tribune, Philippe Marlière analyse la signification de la victoire de Benoît Hamon lors des primaires de la « Belle alliance populaire ». Celle-ci pourrait selon lui impulser « une dynamique positive, interne et externe, qui l’amènera à prendre le pouvoir dans le parti et à regrouper l’ensemble de la gauche ».
Partagée par certains secteurs de la gauche radicale mais aussi par de nombreux/ses salarié-e-s, craignant le retour au pouvoir de la droite et le danger fasciste, cette position est évidemment discutable ; elle mérite donc d’être discutée sérieusement. C’est pourquoi nous publierons prochainement d’autres contributions portant sur la recomposition à gauche et la (nécessaire) reconstruction d’une perspective anticapitaliste.
Contretemps, 21 février 2017
Benoît Hamon : un vote trompe-la-mort
Depuis 2012, c’est l’antienne dans certaines composantes de la gauche radicale : le Parti socialiste vacille, vit ses derniers jours et va mourir. Dès la fin 2012 – alors que l’impopularité de François Hollande est déjà patente – l’idée de la « Pasokisation » du PS est pour certains incontestable. Le PS est effectivement dans un état de faiblesse extrême, mais ce n’est pas la première fois de son histoire, ni la dernière.
L’extinction de la vieille SFIO a été suivie dans la foulée de la reconstitution d’un courant réformiste modernisé et radicalisé lors du congrès d’Épinay en 1971. Dans la décennie qui a suivi, le PS est devenu hégémonique à gauche. Les élections législatives de 1993 ont été une déroute pour le PS qui n’a conservé qu’un groupe de 57 député-e-s. Quatre ans après, Lionel Jospin formait le gouvernement de la gauche plurielle.
Les faits, davantage que les désirs de certains acteurs politiques à gauche, sont têtus : le PS n’est pas mort. Les deux millions d’électeurs de gauche qui se sont déplacés pour voter pour Benoît Hamon lors de la primaire de la Belle alliance populaire viennent d’en donner la preuve.
En résumé, le PS ne se porte pas bien ; il est toujours gravement malade, sa convalescence pourrait prendre du temps et il connaitra sûrement de graves rechutes. Mais qu’on le déplore ou qu’on s’en réjouisse, le PS est toujours vivant. Le vote en faveur de Benoît Hamon, c’est un vote trompe-la-mort des électeurs de gauche !
Le sens du vote Hamon
Arrivé en tête lors du premier tour, Benoît Hamon a accentué son avance au second tour. Avec 58,70% des voix, il a fait mieux que François Hollande en 2012 (56,57%). Avec 1.655.919 votants au premier tour et 2.042.201 au second, la participation a certes été nettement inférieure à celle de la primaire organisée fin 2011 : 2,661.231 puis 2.860.157 votants. On ne peut cependant considérer que ce vote est en soi insignifiant, même si l’on pense que la primaire est un artefact de compétition électorale[1]. Après tout, payer deux euros et se déplacer pour voter n’est pas un acte moins « participatif » et moins « démocratique » que celui de cliquer le nom d’un candidat unique sur son écran d’ordinateur.
Ce n’est pas seulement l’électorat socialiste qui a voté : seuls 37% des électeurs du premier tour se réclament du PS ; 22% proviennent de la gauche hors-PS, 18% de la droite, du centre et du Front national, et 15% sont sans préférence partisane.[2] Parmi ces électeurs, 12% d’entre eux ont voté pour Jean-Luc Mélenchon en 2012.[3] Interrogés sur leurs motivations, les votants ont privilégié « l’honnêteté du candidat », son projet et sa « capacité à porter des idées nouvelles ». Il est intéressant de noter que les ressorts du vote sont similaires à ceux qui ont porté Jeremy Corbyn à la tête du Parti travailliste à deux reprises : la volonté exprimée de repositionner le parti social-démocrate davantage à gauche, et de soutenir le programme le plus à gauche. Les considérations de notoriété, d’éligibilité ou d’expérience, qui auraient pu favoriser Manuel Valls, ont été écartées.[4]
Hamon n’est pas le « Corbyn français » cependant : au-delà de différences politiques et d’ordre personnel, le candidat socialiste occupe une position plus forte dans le jeu intra-partisan que son homologue britannique. Bien que minoritaire pour le moment dans l’appareil du parti, Hamon n’est pas aussi isolé que ne peut l’être Corbyn. Il peut compter sur des appuis centristes dont Corbyn ne bénéficie toujours pas. Ce point est fondamental pour la suite : il est vain d’espérer la naissance d’une gauche de gauche sur les ruines fumantes de la social-démocratie. Cette dernière possède toujours un électorat et des adhérents qui sont de gauche et qu’il faut convaincre. Les exemples de Bloco de Esquerda, de Podemos ou de Syriza en apportent la preuve : c’est donc le travail unitaire, et non les injonctions sectaires, qui est la clé d’une recomposition radicale de la gauche française.
Le vote en faveur de Benoît Hamon est donc un acte d’auto-défense d’une gauche menacée d’élimination au premier tour de l’élection présidentielle. Pour cela, il fallait d’abord se débarrasser d’une menace interne incarnée par Manuel Valls : celle d’un néoconservatisme « de gauche », autoritaire, xénophobe/islamophobe et totalement acquis à la « politique de l’offre » hollandaise sur le plan économique. C’est cette orientation outrageusement droitière que les électeurs ont sanctionnée.
Benoît Hamon, plus que tout autre candidat critique du bilan gouvernemental (notamment Arnaud Montebourg), a présenté un programme qui répondait aux préoccupations majeures des électeur-ice-s. Ils-elles ont opté pour ses mesures sociales-démocrates de gauche en matière économique et sociale : abrogation de la loi travail, réduction du temps de travail et protection des 35 heures, création d’agences régionales de développement des nouveaux modes de production et de consommation, création de 40.000 postes dans l’Éducation nationale ; autant de mesures compatibles avec le programme social-démocrate de gauche proposé par Jean-Luc Mélenchon. Davantage, les deux hommes partagent des orientations politiques symboliquement fortes : abandon de l’aéroport de Notre Dame des Landes, PMA pour toutes les femmes opposées à la GPA, légalisation du cannabis, harmonisation fiscale européenne, reconnaissance d’un État palestinien, droit de vote des étrangers aux élections locales, 6e République, opposition aux traités de libre échange CETA et TAFTA. En résumé, ces deux programmes sociaux-démocrates de gauche se recoupent et sont totalement complémentaires.
Quant au revenu universel, projet critiqué à gauche, il ne se réduit pas à ses variantes libertaires de droite. Depuis quatre décennies, des penseurs de gauche radicaux réfléchissent à la question. Le revenu universel peut constituer une arme émancipatrice et un pied de nez historique à la « tyrannie du salariat » [5] à condition que ce revenu minimum permette une vie décente et que cette mesure ne s’accompagne pas du démantèlement de l’État social par ailleurs. De ce point de vue, la proposition de Benoît Hamon peut être jugée imprécise et largement insuffisante.
C’est sur le plan des questions relatives aux discriminations de genre, ethniques et touchant au pluralisme culturel et religieux, qu’Hamon apparait aujourd’hui l’un des dirigeants les plus intéressants dans la gauche française. Son discours pluraliste et inclusif à l’endroit des populations racisées, sa défense robuste d’une laïcité de non-domination[6], c’est-à-dire visant l’intégration de toutes et tous dans le respect des différences de chacun-e, ainsi que ses prises de position contre l’islamophobie, le placent à la pointe des combats pour l’égalité citoyenne. Mélenchon, prisonnier d’une lecture du monde républicano-positiviste, est dans l’incapacité de formuler des réponses adaptées aux problèmes de sexisme et de racisme qui gangrènent la société française.
On pourra, à charge, objecter que Benoît Hamon fut (l’éphémère) ministre de l’éducation de Manuel Valls (qu’il contribua à faire nommer à Matignon), qu’il reste lié à l’appareil d’un parti discrédité. Il n’en reste pas moins qu’à l’instar de Bernie Sanders au sein du Parti démocrate ou de Jeremy Corbyn au sein du Parti travailliste, il offre la possibilité à la gauche de ne pas mourir. Car si les électeurs avaient entériné les orientations politiques de Hollande et de Valls, c’est-à-dire s’ils avaient renoncé à voir dans ce parti une protection, certes très imparfaite, contre la droite et l’extrême droite, ils auraient choisi Manuel Valls.
Faut-il vraiment espérer la disparition du PS étant donné l’état de faiblesse historique de la gauche, la menace fasciste en France et l’incapacité de la gauche révolutionnaire à tirer profit des mouvements sociaux ? Dans les conditions actuelles, si le PS passait armes et bagages à droite (dirigeants, adhérents et électeurs), quelle serait l’influence de la gauche française ? En l’absence d’un Syriza (pré-2015) ou d’un Podemos français, son poids serait encore plus insignifiant qu’il ne l’est aujourd’hui.
Le problème Mélenchon
Les attaques virulentes des mélenchonistes à l’encontre de Benoît Hamon le soir du premier tour n’ont trompé personne. Cette victoire a pris à contre-pied le leader de la France insoumise. La stratégie de celui-ci reposait sur deux hypothèses qui se sont avérées erronées : 1) affronter et devancer un François Hollande, honni et rejeté des Français ; 2) remplacer le PS « pasokifié » comme premier parti de gauche. Mélenchon arguait de sa première place à gauche dans les sondages pour appeler à un vote utile en sa faveur. La tendance s’est maintenant inversée. C’est Benoît Hamon qui fait la course en tête à gauche et, sauf accident de parcours majeur, il sera le premier candidat de gauche au soir du premier tour de l’élection présidentielle. Le piège s’est refermé sur le chef des « insoumis » qui est dans une large mesure responsable de sa propre déroute.
Les raisons de ce décrochage sont inscrites dans la genèse même de la France insoumise. Les conditions de l’( auto)nomination de Mélenchon à la candidature sont restées en travers de la gorge de l’ex-Front de gauche : se déclarer candidat sans en aviser ses partenaires politiques ; refuser de prendre part à tout débat visant à permettre des convergences à gauche ; rédiger un programme vendu clé en mains à des supporteurs ; exiger enfin des partenaires politiques ralliés (PCF et Ensemble !) qu’ils signent une Charte non-négociable et non-amendable qui officialise leur position subalterne par rapport au leader insoumis. Ce sont autant de faits qui portent la marque de fabrique bonapartiste du mélenchonisme. La candidature a été perçue à gauche, dès le départ, comme une candidature de division. C’est en quelque sorte le péché originel de cette démarche individualiste qui empêchera à Mélenchon de recueillir plus de 15% des voix de gauche dans le meilleur des cas.
Il y a quelques années, Mélenchon aimait déclarer : « la consigne, c’est qu’il n’y a pas de consigne ». Il sous-entendait que le Parti de gauche, « parti-creuset » selon ses termes, était ouvert aux initiatives individuelles de toutes et de tous. Le problème ici est qu’il y a bien une consigne de départ qui détermine et bride l’autonomie individuelle – « Moi, Jean-Luc Mélenchon, serai candidat jusqu’au bout, quelques que soient les circonstances »[7] – et qu’il vaut mieux la respecter…
Si les forces de gauche radicales principales (PCF et Ensemble !) reconnaissent que les orientations sociales et économiques de Jean-Luc Mélenchon sont clairement progressistes, il en va différemment sur nombre de sujets sensibles : sa conception communautarienne et positiviste de la laïcité, son républicanisme abstrait[8], son désintérêt pour les dominations liées au genre, son refus d’utiliser la notion d’islamophobie, son soutien apporté à la secrétaire d’État Laurence Rossignol après qu’elle ait tenu des propos racistes, son autoritarisme et sa mégalomanie dans la gestion de la campagne présidentielle, son sectarisme à l’encontre de ses partenaires politiques, son refus de condamner les violences policières en France, sa position sur les réfugiés et les travailleurs détachés, sa mitterrandolâtrie, son chauvinisme[9], son tropisme anti-étatsunien en matière internationale qui l’amène à traiter avec une certaine bienveillance le régime de Bachar Al-Assad, ainsi que le rôle joué en Syrie par Vladimir Poutine, etc.
Ainsi se dessine en creux le portrait peu flatteur de républicain conservateur et d’homme d’ordre. Ces désaccords, importants aux yeux de militants de tradition communiste, trotskyste, libertaire et féministe, expliquent pourquoi le ralliement du PCF et d’Ensemble ! n’a été acquis qu’après de longues hésitations et malgré de vives oppositions internes dans les deux partis. En 2017, nous sommes très loin de l’élan collectif et de la joie militante de 2012.
Le modus operandi de l’ex-ministre de Lionel Jospin est surtout très problématique. Il estime que la notion de gauche a été entachée par le PS au pouvoir. On ne pourrait plus revendiquer un positionnement de gauche car cela associerait la « vraie gauche » à un PS rejeté de toutes part. Pour aller chercher ce peuple qui fait défaut à la gauche, Mélenchon embrasse un « populisme de gauche » afin de ne pas laisser à l’extrême droite le monopole des symboles nationaux et patriotiques. Le populisme de gauche a notamment été théorisé par Ernesto Laclau[10] et son épouse Chantal Mouffe[11], avec qui Mélenchon a dialogué. Selon Mouffe, le populisme de gauche permettrait de cliver, de recréer une « conflictualité » et des « passions » en politique que la gauche a perdues depuis longtemps.
Un populisme de gauche est-il possible ? Qu’est-ce que ce peuple ; cette « multitude sociologique » comme le reconnait Mélenchon ?[12] Comment la démarche populiste parvient-elle à conscientiser et rassembler des individus issus de classes sociales très diverses ? La gauche réformatrice a toujours eu le souci de construire un front de classes (notamment les classes ouvrière et moyenne). Mais qu’est-ce qui va unifier cette multitude ? Chez Mélenchon, c’est essentiellement un discours négatif « anti-élites » (le gouvernement socialiste, le Front national, les médias dominants, la Commission européenne, etc.), selon une veine populiste où un peuple « uni » se bat contre des élites.
Le problème d’un tel discours est qu’il est essentiellement « négatif » : avant de chercher à rassembler le peuple contre des forces ou institutions, peut-être serait-il pas plus pertinent de mettre l’accent, en positif, sur ce qui unit et sur la nature de la société que l’on souhaite construire ? Substituer la notion de « populisme » à celles de « socialisme » ou de « communisme », c’est en effet remplacer une définition pleine et positive de son camp par une autre, négative et aux contours incertains. Car le populisme n’est ni un programme, ni une idéologie, mais un simple mode d’action. Et s’il faut cliver entre un « eux » et un « nous », pourquoi ne pas le faire au sein de la gauche contre une droite[13] ? Car en fin de compte, le populisme est bien pluriel : il est de gauche (Mélenchon) du centre (Macron) et d’extrême droite (Le Pen).
Mélenchon a choisi en fait de mener le combat politique dans un créneau tactiquement saturé par les forces conservatrices et réactionnaires. Ce faisant, il a brouillé les pistes. Il suffisait qu’un dirigeant social-démocrate, armé d’un discours et de mesures clairement de gauche, remporte la primaire de la BAP, pour ringardiser le discours populiste de Mélenchon et le rendre inopérant. Avant de construire un peuple, il faut d’abord construire la gauche. Pour avoir ignoré cette loi d’airain politique, Mélenchon a perdu la bataille de la recomposition de la gauche (il n’a jamais eu la moindre chance dans cette élection). L’électeur-ice lambda n’attend pas d’un-e candidat-e de gauche du bruit et de la fureur (fussent-ils légitimes), mais des propositions de gauche concrètes, soutenues par un discours calme, positif et contenant une part d’utopie. C’est exactement ce que propose Hamon à la gauche, et c’est pour cela qu’il a été placé au cœur de celle-ci.
Une stratégie à long terme
Comme le remarquait cruellement Clémentine Autain, porte-parole d’Ensemble ! (qui soutient la candidature de Mélenchon) :
« Mélenchon apparaît comme un homme seul quand Hamon risque d’avoir le soutien des Verts et donne à voir un spectre plus large. D’où l’urgence pour Jean-Luc de rassembler sa famille politique et d’offrir un visage plus ouvert et collectif ».[14]
Jean-Luc Mélenchon n’est pas au bout de ses peines et de son isolement car si Benoît Hamon maintient son programme social-démocrate de gauche, c’est autour de lui que vont converger les principales forces de gauche. Les Verts, qui soulignent la qualité du programme environnemental d’Hamon, n’auront aucun mal à s’entendre avec lui. Il est même probable si ce n’est acquis que Yannick Jadot se retirera de la course présidentielle au profit d’Hamon.
Sans une candidature unique à gauche – avec ou sans une candidature révolutionnaire de type NPA ou Lutte ouvrière – la gauche n’a aucune chance de se qualifier au second tour. Un désistement de Hamon ou de Mélenchon apparait très improbable. Le socialiste est investi par le plus grand parti de gauche (quoique très affaibli, c’est toujours le cas), il est en tête à gauche dans les sondages (une avance qu’il va devoir certes confirmer dans les semaines à venir) et son programme permet d’agréger la gauche dans sa pluralité. Les partisans de la France insoumise demandent à Hamon de les rejoindre ou même de se désister en faveur de Mélenchon. Les deux revendications sont d’une stupidité (ou d’une mauvaise foi) totale. En quoi le renfort de Hamon et du bataillon de quelques milliers de cadres et militants socialistes, permettrait-elle à la France unie de devenir majoritaire dans le pays ? Toutes choses égales par ailleurs, c’est comme si on avait exigé de Jeremy Corbyn, une fois élu leader du Parti travailliste, de le quitter avec ses maigres troupes pour rejoindre une coalition comprenant le Socialist Workers party, Left Unity et Momentum.
Certains à gauche demandent à Hamon qu’il sacrifie les éléments les plus droitiers du PS. On fait remarquer que Myriam El-Khomri, par exemple, ne peut être investie dans une circonscription étant entendu qu’elle ne pourra défendre l’abrogation de sa loi travail. Cet argument est plus recevable que le précédent à ceci près qu’il est très théorique. La question de la désélection de candidat-es s’est posée à Jeremy Corbyn, et il s’est heurté à un mur. Quand on est politiquement minoritaire dans un parti, il est quasi-impossible de procéder à ce type de « nettoyage » car Hamon serait rapidement débarqué par un putsch interne. Mieux vaut tenter de convaincre le ventre-mou du parti de se rallier à une politique qui suscite l’intérêt et le soutien des électeurs de gauche, que de menacer ou sanctionner a priori des élu-es en vertu de leur comportement passé. Il existe évidemment une ligne jaune à ne pas franchir : tout-e socialiste qui aura soutenu la campagne d’Emmanuel Macron se mettra de facto hors-jeu du parti et de la gauche. Si Hamon ne trahit pas ses engagements sociaux-démocrates de gauche il créera une dynamique positive, interne et externe, qui l’amènera à prendre le pouvoir dans le parti et à regrouper l’ensemble de la gauche.
Quant à Mélenchon, qui se positionne dans la frange « radicale » de la gauche, il ne se désistera pas, car il en a décidé ainsi. Pourtant, les différences programmatiques ne peuvent constituer un obstacle rédhibitoire à des alliances électorales lors de l’élection législatives, voire en vue d’un pacte de gouvernement. La stratégie du choix entre « eux et nous » qui somme Hamon de choisir un camp est donc un piètre prétexte pour défendre, non les intérêts de la gauche et des millions de personnes qui votent pour elle, mais les intérêts personnels des personnes qui expriment cette demande.
Épilogue provisoire
Faut-il faire confiance à Benoît Hamon ? Ne trahira-t-il pas ses engagements, préférant le confort de sa propre carrière au sein du PS, à une action historique en faveur d’un renouveau de la gauche française ? Il ne faut pas l’exclure. Par conséquent, cette confiance ne peut être que relative et renouvelable à chaque étape comme nous le montre le Bloc de gauche au Portugal. Mais les doutes et les risques ne doivent pas freiner la volonté de changement exprimée par les électeur-ice-s de gauche. En l’absence de débouchés révolutionnaires sous l’impulsion de mouvements sociaux victorieux, l’option réformiste incarnée par Jean-Luc Mélenchon est une illusion. En divisant la gauche, elle condamne les forces radicalement de gauche qui le soutiennent à végéter dans la marginalité politique.
Dans une lettre adressée à un ouvrier membre du Parti communiste allemand en 1931[15], Léon Trotsky s’oppose vivement à la stratégie du PC communiste allemand. Celui-ci part de l’idée qu’il est impossible de vaincre le fascisme, sans avoir vaincu au préalable la social-démocratie allemande : « Cette idée, Ernst Thälmann la répète sur tous les tons. Est-elle juste ? Cette idée est juste du point de vue de la stratégie révolutionnaire dans son ensemble, mais devient un mensonge, et même un mensonge réactionnaire une fois traduite dans le langage de la tactique. Est-il vrai que pour faire disparaître le chômage et la misère il faut détruire au préalable le capitalisme ? C’est vrai. Mais seul le dernier des idiots en tirera la conclusion que nous ne devons pas nous battre aujourd’hui de toutes nos forces contre les mesures qui permettent au capitalisme d’augmenter la misère des ouvriers. »
Trotsky rappelle, qu’en 1917, les bolcheviks ne se contentèrent pas de lancer un appel général aux ouvriers et aux soldats, mais proposèrent aux socialistes révolutionnaires et aux mencheviks un front unique de combat, et créèrent avec eux des organisations communes pour la lutte.
Aucune alliance n’était possible avec les gouvernements Ayrault, Valls et Cazeneuve. Mais une alliance avec Benoît Hamon, dans le cadre de la campagne présidentielle et dans le contexte d’une menace fasciste en France (une victoire de Marine Le Pen en mai prochain n’est plus à exclure), est plus que souhaitable : elle est vitale pour la gauche de gauche.
Philippe Marlière
Notes
[1] J’avais vivement critiqué l’organisation de primaires en 2007 et 2011 ; une position que j’ai depuis nuancée : « Primaire socialiste : une fuite en avant qui fragilise la gauche », 30 septembre 2011, Mediapart, 2011, https://blogs.mediapart.fr/philippe-marliere/blog/300911/primaire-socialiste-une-fuite-en-avant-qui-fragilise-la-gauche
[2] HarrisInteractive, « Sexe, âge, cadres ou inactifs : qui a voté pour qui au premier tour de la primaire de gauche ? », La Dépêche du midi, 24 janvier 2017, http://www.ladepeche.fr/article/2017/01/24/2503284-sexe-age-csp-inactifs-vote-1er-tour-primaire-gauche.html
[3] OpinionWay, « Second tour de la primaire du Parti socialiste. Sociologie du vote », 29 janvier 2017, http://www.slideshare.net/contactOpinionWay/opinionway-sociologie-du-second-tour-de-la-primaire-du-ps-et-de-ses-allis
[4] Philippe Marlière, « Jeremy Corbyn : l’élan démocratique contrarié », Les Temps modernes, No. 692, janvier-février 2017.
[5] Jesse A. Myerson « The right to a dignified life », Jacobin, 8 avril 2015, https://www.jacobinmag.com/2015/08/universal-basic-income-socialist-libertarian/
[6] Philippe Marlière, « La laïcité, un principe de non-domination », Mediapart, 30 octobre 2013, https://blogs.mediapart.fr/philippe-marliere/blog/301013/la-laicite-un-principe-de-non-domination
[7] Ce sont les propos que m’a personnellement tenus Jean-Luc Mélenchon en novembre 2014 à l’occasion d’une réunion publique du Club des socialistes affligés que j’avais lancé avec Liêm Hoang Ngoc. Olivier Faye, « Mélenchon, Laurent et Filoche au rendez-vous des socialistes affligés », Le Monde, 20 novembre 2014, http://abonnes.lemonde.fr/politique/article/2014/11/20/melenchon-laurent-et-filoche-au-rendez-vous-des-socialistes-affliges_4526892_823448.html
[8] Ces temps derniers, Jean-Luc Mélenchon aime répéter : « La France n’est pas une nation occidentale, c’est une nation universelle » ; une déclaration politiquement absurde, et un bel exemple de néo-impéralisme culturel français. Ce type de propos passe très mal à l’étranger.
[9] Jean-Luc Mélenchon, Le Hareng de Bismarck. Le poison allemand, Paris, Éditions Plon, 2015.
[10] Ernesto Laclau, On Populist reason, Londres, Verso, 2005.
[11] Chantal Mouffe, « In defense of left-wing populism », The Conversation, 29 avril 2016, http://theconversation.com/in-defence-of-left-wing-populism-55869
[12] Jean-Luc Mélenchon, L’Ère du peuple, Fayard, 2014.
[13] Éric Fassin, Populisme : le grand ressentiment, Paris Éditions Textuel, 2017, p. 85.
[14] Raphaëlle Besse-Desmoulières, « Benoît Hamon perturbe la campagne de Jean-Luc Mélenchon », Le Monde, 2 février 2017, http://www.lemonde.fr/election-presidentielle-2017/article/2017/02/02/la-strategie-de-jean-luc-melenchon-au-defi-de-la-candidature-hamon_5073139_4854003.html#lGTI6dRDkk2R0djf.99
[15] Léon Trotsky, « En quoi la politique actuelle du PC allemand est-elle erronée ? », décembre 1931, https://www.marxists.org/francais/trotsky/œuvres/1931/12/311208.html
* Contretemps. 21 février 2017 :
https://www.contretemps.eu/marliere-vote-hamon-ps-gauche/
Introduction :
Ludivine Bantigny est maître de conférences en histoire contemporaine, auteure notamment de La France à l’heure du monde (Seuil, 2013) et de De grands soirs en petits matins. L’événement 1968 (Seuil, à paraître).
Ludivine Bantigny répond ici au texte de Philippe Marlière sur la victoire de Benoît Hamon aux primaires de la « belle alliance populaire », que nous avions publié il y a quelques semaines [voir ci-dessus].
Précisons que, pas plus que le précédent, ce texte n’expose une quelconque position officielle – qui n’existe pas – de la rédaction de Contretemps à propos du 1er tour de l’élection présidentielle française. Mais il permet d’approfondir la discussion relative à la (re)construction d’une perspective politique anticapitaliste en France, discussion qui doit s’ouvrir largement dans les semaines et mois à venir – quelle que soit l’issue de cette élection.
Contretemps . 19 avril 2017
Benoît Hamon : impasse et illusions
Les arguments de Philippe Marlière ne sauraient être écartés d’un revers de main : ils comptent. Dans le désarroi politique actuel, une crise sans fin et le sentiment de la catastrophe qui vient, on comprend celles et ceux qui cherchent des solutions, conscient.e.s que cette époque historique ne nous donne pas droit à la passivité. Simplement, la boussole avec laquelle s’oriente ici Philippe Marlière apparaît déréglée, justement par une situation telle que les repères politiques peuvent fléchir ou s’affaisser. Il faut dire aussi que le texte de Philippe a été écrit il y a quelque temps de cela : la chose a son importance car le contexte de son écriture semble avoir été d’ores et déjà balayé. Philippe l’a rédigé peu après la victoire de Benoît Hamon à la primaire de la mal nommée « Belle alliance populaire » – en fait la primaire du PS, qui n’était pas « la primaire de la gauche » comme l’ont pourtant appelée et serinée presque tous les médias. Indéniablement, une dynamique semblait se dessiner. Le recul de quelques semaines peut paraître faciliter la tâche, à l’heure où l’on sait désormais que la campagne de Benoît Hamon n’a pas, globalement, emporté la conviction. Mais là n’est pourtant pas l’essentiel. Si les espoirs placés par certaines et certains dans le candidat du PS se sont pour partie effondrés, c’est là un signe, parmi d’autres, du rejet massif, écrasant et convaincu à l’égard de tout ce que représente le PS. Comment ne pas le voir et comment encore une fois lui emboîter le pas ? La question se pose bien au-delà des élections.
Face à l’immense danger que représentent le projet xénophobe et autoritaire de Le Pen, la réaction sur toute la ligne de Fillon et le programme néolibéral à la sauce jeune loup de Macron, des militantes et militants de toujours à l’engagement sincère et déterminé comme l’est Philippe Marlière se tournent une fois encore vers le Parti socialiste. Au point d’effacer déjà la campagne résolue du « Je ne voterai plus jamais PS », au premier obstacle venu. Assurément, Benoît Hamon s’est démarqué comme un « frondeur » ; il ferraille contre l’ultralibéral Macron comme il a dû stigmatiser le comportement honteux mais si peu surprenant de son ancien camarade Valls, dans lequel il a vu une trahison. Est-ce suffisant pour se rabattre sur une candidature du PS, même d’un PS un peu plus à gauche et lui-même en état d’implosion ? Pour rogner toutes nos espérances et nos projets, au profit d’une candidature étriquée ? Pour perdre de vue le rôle qu’a joué Hamon lui-même dans la politique que nous avons dû combattre depuis des années ?
Que l’on en vienne à se poser de telles questions montre décidément l’effet des élections, comme si tout à coup tout était oublié. Comme si des candidats pourtant responsables de ce contre quoi nous luttons parvenaient à se refaire, par leur grâce, une virginité. Comme si la roue tournait, imperturbable : la roue des illusions puis des immenses déceptions. Elle avait déjà fonctionné avec Hollande, ses diatribes sur la finance et son slogan du « changement ». On ne l’a pas vu mais, à la place, on a eu droit au pire, pas même imaginé par celles et ceux qui n’entendaient pourtant pas s’y laisser prendre : de nouveaux morts sous les coups des « forces de l’ordre », de Rémi Fraisse à Adama Traoré, des syndicalistes condamnés en justice pour avoir défendu leur emploi, des policiers se déchaînant sur des manifestants, des contre-réformes attaquant en profondeur les acquis sociaux, l’état d’urgence, la baisse des dépenses publiques et sociales à hauteur de 50 milliards, l’obsession du « coût du travail », la stagnation voire la diminution des salaires et des pensions, les mises en cause du Code du travail dès 2013 avec l’Accord National Interprofessionnel (ANI) puis bien sûr la loi El-Khomri, les attaques aux droits des chômeurs et au régime des intermittents, tandis que les employeurs étaient érigés en héros de notre temps pour qui se multiplient les cadeaux : pacte de responsabilité et crédit d’impôt (40 milliards). En bref, une politique menée au profit du capital, politique pas même « sociale-libérale » tant le « social » en est absent. Le tout a été, comme souvent dans le vocabulaire passe-partout du PS et de l’ex-UMP, présenté comme le « courage » et la « nécessité », selon les éléments de langage employés d’abondance désormais : une façon de distordre les mots au point de les dépraver.
Une contre-révolution
Or, Benoît Hamon a été ministre durant plus de deux ans dans les gouvernements Ayrault et Valls. Il en a épousé les grandes lignes. Il a gardé le silence à la mort de Rémi Fraisse. Il a laissé harceler toutes celles et ceux qui, par milliers à Notre-Dame-des-Landes, refusent des projets aberrants et entendent bien montrer que l’on peut vivre autrement. Il a participé à la politique économique d’austérité qui n’a cessé de favoriser les plus riches. Il a accepté le passage à 43 ans de la durée de cotisation pour les départs en retraite à taux plein. Et dans les domaines plus précis qui l’occupaient, sa politique n’a pas différé de la ligne générale. Comment pourrait-il en être autrement ?
À compter du 16 mai 2012, il officie d’abord sous la houlette de Pierre Moscovici, le ministre de l’Économie et des Finances. C’est ce même Moscovici qui, peu de temps après sa nomination, a vanté la « révolution copernicienne » que représente pour le PS le ralliement à la « baisse du coût du travail » : c’est indéniable, depuis Jaurès, la « révolution » en question a bel et bien changé de nom ; elle ressemble même bien davantage à une contre-révolution.
Voilà donc Benoît Hamon placé sous l’aile de Moscovici, ancien vice-président du Cercle de l’Industrie, un lobby qui réunit les PDG des grands groupes industriels français ; le même qui déclare aussi, dès son arrivée à Bercy, que « la culture de l’entreprise n’est ni de droite ni de gauche ». L’entreprise devient donc une valeur majeure et Benoît Hamon comme les autres au gouvernement s’en fait le héraut : il ne s’agit plus de défendre d’abord les salariés, mais d’évoquer « l’entreprise » comme une entité sans opposition sociale, sans luttes, faite imaginairement d’harmonie, sans considération de l’exploitation. François Hollande envisage même que les « valeurs » de l’entreprise soient transmises dans les écoles, les collèges et les lycées. La compétition se fait maître mot. À propos de Benoît Hamon, ministre délégué chargé de l’économie sociale et solidaire et de la consommation, le journal L’Opinion salue sa « conversion au libéralisme » (17 décembre 2013) quand il défend une plus grande concurrence dans un certain nombre de secteurs. À partir d’avril 2014 et pour quelques mois, il devient ministre de l’Éducation nationale. Il reste peu de temps à ce poste mais en trouve néanmoins assez pour enterrer les ABCD de l’égalité sur la lutte contre les stéréotypes de genre, attaqués par les réactionnaires contempteurs de la prétendue « théorie du genre » qui causerait la décadence cataclysmique de la civilisation…
Des frondeurs disciplinés
Sa sortie du gouvernement en septembre 2014 vaudrait-elle absolution ? Signerait-elle un revirement à 180 degrés après une politique libérale et d’austérité ? En réalité, c’est Manuel Valls, comme chef du gouvernement, et François Hollande qui l’ont évincé : Hamon n’a donc pas démissionné, comme beaucoup le disent en l’érigeant en opposant. C’est une nuance, mais elle n’est pas le plus important. Le soir même du remaniement, Benoît Hamon annonce qu’il ne va « pas passer dans l’opposition et combattre le gouvernement ». Et de fait… les « frondeurs » n’ont « frondé » qu’épisodiquement. Elles et ils ont voté l’état d’urgence puis, comme Benoît Hamon, ont parfois choisi ne pas se rendre à l’Assemblée au moment des votes sur sa reconduction en février, juin et décembre 2016, au lieu de s’y opposer. Tout au contraire, les actuels porte-parole de Benoît Hamon, Alexis Bachelay et Régis Juanico, « frondeurs » supposés eux aussi, ont voté pour, jusqu’à l’abstention du premier en décembre et l’absence du second au même moment – qui a préféré « sécher ».
La liste serait longue de toutes les mesures en faveur desquelles les « frondeurs » ont voté : par exemple, la loi qui autorise la concurrence parmi les compagnies de cars pour faire pièce à la SNCF. Benoît Hamon vitupère aujourd’hui l’usage du 49-3 ; il n’a pas à ce moment-là voté la motion de censure pour autant et n’a donc pas ébranlé le gouvernement. Son argument était que, le cas échéant, le pouvoir serait revenu à LR – « la droite », comme si cette politique gouvernementale ne l’était pas elle aussi, de droite. Pourtant, même d’un point de vue constitutionnel, une telle hypothèse était erronée et Benoît Hamon le savait : une motion de censure majoritaire n’entraîne pas la dissolution de l’Assemblée ; le Président de la République doit simplement former un autre gouvernement en s’appuyant sur sa majorité. Bref, c’était une manière de se dérober. Et si maintenant, le candidat du PS se dit opposé à la loi El-Khomri, on ne l’a pas vu dans les manifestations qui la combattaient. On ne l’a pas vu protester haut et fort contre la violence policière à laquelle nous avons alors été confronté.e.s.
Sous les oripeaux, les dangers
Mais c’est le passé, dira-t-on. Et maintenant… Le programme du candidat Hamon peut-il encore faire un peu tourner la roue ? Ou nous faut-il à toute force la briser ?
Benoît Hamon a fondé l’essentiel de son programme sur la base du « revenu universel ». Il existe depuis quelques années des rayonnages entiers de bibliothèques sur le sujet. D’abord il faut rappeler que cette mesure qualifiée de « gauchiste » ou d’« utopique » par ses adversaires singulièrement hypocrites – c’est dire comme ces gens-là sont tombés bien bas – n’est rien d’autre que… le seuil de pauvreté : 750 euros, finalement peu à peu abaissés à 600 : comme aux enchères, le montant durant la campagne n’a cessé de fluctuer. Cette somme-là n’est pas très éloignée du RSA socle, fixé actuellement à 524 euros. Une telle somme ne permet pas de se passer d’emploi : c’est une incitation pour les employeurs à baisser les salaires, au nom du fait que l’État paierait charitablement un petit complément. Pour une personne qui touche le SMIC par exemple, le « revenu universel » reviendrait à lui accorder 200 euros, en lieu et place des 150 euros par la prime d’activité… Ce « gain » de 50 euros, dérisoire et même honteux, permettrait par-dessus le marché – l’expression vaut bien ici – d’épargner au patronat l’augmentation du SMIC, puisque les budgets publics le financeraient. Peu à peu, ce « revenu universel » agité à la manière d’une mesure quasi révolutionnaire apparaît bel et bien comme un danger. Parmi les scénarios envisagés par la Fondation Jean-Jaurès dans un document intitulé « Le revenu de base, de l’utopie à la réalité ? » (mai 2016), est avancée l’hypothèse d’un remplacement de l’assurance-maladie et de l’assurance-chômage par le dispositif unique du revenu universel ; ou bien encore la substitution du revenu universel à différentes prestations sociales (allocations familiales, bourses dans l’enseignement supérieur, allocations logement, etc.) et aux minima sociaux. Certains courants néolibéraux l’ont imaginé sérieusement comme, parmi d’autres, Marc de Basquiat et Gaspard Koenig et leur projet « Liber » avec, sur le long terme, le possible démantèlement de la protection sociale.
De surcroît, on a vu assez vite qu’Hamon lui-même n’y croyait pas puisqu’au fil des semaines et des mois, le « revenu universel » s’est rabougri au point de ne plus être « universel » du tout. Le candidat a fini par déclarer que ce revenu serait destiné aux jeunes, et notamment aux étudiants, que les jeunes exerçant un petit boulot toucheraient moins et celles-ceux qui travaillent, rien du tout. Benoît Hamon a plusieurs fois changé de braquet, au point que l’on n’y voie plus toujours très clair. C’est mauvais signe ou plutôt c’est le signe évident d’un créneau politique, d’un hochet sans avenir.
Le cynisme a en fait prévalu d’emblée, au soir de la victoire d’Hamon à la primaire le 29 janvier : lors d’un débat télévisé, pressé par les « vallsistes » exigeant de lui qu’il taillade son programme, l’un de ses proches partisans a affirmé que c’était là un programme de primaire, évidemment : pas un programme de présidentielle. Triste spectacle que cette préparation aux reniements. N’entrons pas même ici dans ces dispositifs trop évidents que représentent les investitures du PS pour les législatives. Avec de tel.le.s député.e.s, fervents soutiens à la politique de Valls-El Khomri qui ont d’ailleurs été investi.e.s, toute politique qui entendrait mettre en cause des mesures prises par les gouvernements précédents apparaît immédiatement pour ce qu’elle est : une chimère.
Au nom de la compétition et des interventions militaires
Mais la question est bien de fond : que représente, politiquement, Benoît Hamon ? Lorsqu’on lit ses propositions, on reconnaît parfaitement la grande conversion opérée voilà quelque trente-cinq ans par le Parti « socialiste » – quel sens peut bien d’ailleurs avoir encore ce nom ici ? Quel rapport entre le PS et la socialisation des moyens de production ? Ou même avec, plus humblement et simplement, une politique sociale ? Manuel Valls n’a eu raison que sur un point : le PS ferait bien de changer de nom. Sa culture politique est empreinte d’un culte voué à l’entreprise et au marché. Lors du débat télévisé du 4 avril dernier, Benoît Hamon y a insisté en martelant des mots comme « productif » et « compétitif ». Il a résumé son programme économique dans les aides aux entreprises pour investir. Puis il l’a reformulé, en évoquant les baisses d’impôts pour les entreprises « qui innovent et investissent ». Afin d’enfoncer le clou, comme si l’on n’avait pas compris, il a terminé sur ce point en rappelant son objectif : que « les entreprises investissent davantage ».
C’est aussi le sens de l’Union européenne telle qu’elle s’est construite et avant même qu’elle porte son nom, quand elle était d’abord et significativement une Communauté économique : une Europe des marchés. Ce n’est pas sans raison que François Mitterrand avait pu déclarer, en 1983 : « je suis partagé entre deux ambitions, celle de la construction de l’Europe et celle de la justice sociale ». On sait ce qu’il en a été. L’essayiste Jean Lacouture a à son tour pu affirmer que le choix signait « la victoire sans réserve de l’Europe sur le socialisme ». Or, lorsque Benoît Hamon mentionne Jean-Luc Mélenchon, c’est pour le fustiger sur la question de « l’Europe ». Mais quand cessera-t-on de prendre un dispositif politique de carcans économiques, sociaux et monétaires pour un continent ? Commençons par les mots qui disent bien les choses, au lieu de les corrompre et de les miner. Lorsque Benoît Hamon parle de « l’Europe », il ne parle en fait que de l’UE : cela n’a rien à voir. Au nom de nos idéaux de paix, de rejet des frontières et même d’internationalisme, on nous a longtemps bercé.e.s d’une Union fort éloignée de ces espoirs. Car cette « Union »-là est impitoyable, cruelle aux peuples comme on ne l’a que trop vu dans la Grèce écrasée sous les diktats de la troïka. Elle hérisse ses frontières pour refouler les réfugiés et pactise avec l’autocrate Erdogan pour les empêcher d’entrer. Quelle « Europe », vraiment, que celle-là… Et quels beaux spécimens de solidarité européenne que ces idolâtres des traités vouant aux gémonies tantôt les Grecs tantôt les Britanniques, en leur promettant la flamme des enfers parce qu’ils les ont rejetés… Benoît Hamon a beau brandir l’« Europe » comme un mot magique, un sésame ou un mantra, il y a bien longtemps que les peuples ne sont plus dupes. Les dirigeants de ces instances et les membres des gouvernements ne savent d’ailleurs plus quoi trouver, non pour les faire encore aimer, mais pour ne pas les faire absolument détester. Il est trop tard. Notre responsabilité devrait être de mener une campagne inlassable et internationaliste dans tous les pays européens pour un Lexit, une sortie de l’UE par la gauche et l’anticapitalisme, en combattant ainsi tous les replis identitaires, racistes et nationalistes.
Notre internationalisme devrait aussi mobiliser toute notre vigilance et notre détermination dans la lutte contre un état de guerre qui justifie les interventions militaires. « Je fais la guerre » avait déclaré Valls d’un ton martial, en prétendant s’inspirer de Clemenceau. Bien loin de l’en dissuader, les « frondeurs » ont contribué à la construction d’un unanimisme guerrier et cocardier. En janvier 2015, Benoît Hamon a voté pour la prolongation de l’intervention des forces armées en Irak ; en novembre de la même année, il a voté pour la prolongation de l’engagement des forces aériennes sur le territoire syrien et la poursuite des bombardements. Ces interventions militaires de la France font l’objet tout à la fois d’un silence, d’un tabou et d’une unanimité supposée. De l’Irak à la Syrie, de la Libye au Mali, elles sont très largement invisibilisées par les médias, comme si ce n’était pas là un sujet. Qui entend et lit les ravages que font à Mossoul et Raqqa les bombardements occidentaux, en symétrie des désastres humains causés par les interventions russes à Alep ? Benoît Hamon non seulement les valide mais encore demande une augmentation des budgets militaires : il affirme vouloir « renforcer les moyens de la Défense nationale », à hauteur de 2 % du budget de l’État. Ainsi donc, les inégalités s’accroissent de manière vertigineuse, ainsi sévissent la pauvreté, la précarité, le mal-logement, ainsi des millions de personnes n’arrivent tout simplement pas à joindre les deux bouts, à s’en sortir, à nourrir convenablement leurs enfants, renoncent parfois à aller chez le médecin et de manière plus générale à se soigner ; et le candidat du PS veut mettre l’accent sur… le budget de l’armée ? Et pour quoi faire ? À qui servent leurs guerres ? Toutes ces interventions, ces ingérences, où les intérêts économiques des grands groupes français ne sont évidemment pas pour rien, et au-delà le prestige national, apparaissent comme une spirale infernale. Avec le Collectif Ni guerres ni état de guerre, nous nous efforçons de la décrire et de nous y opposer, avec de faibles forces tant le combat est inégal : ces bombardements sont des bombes à retardement.
Où placer nos espoirs et notre détermination ?
Dans le contexte électoral qui nous est infligé, il n’y a pas de place, pas de temps, pas de force à gâcher dans l’entretien d’illusions sur le Parti socialiste. Et peu importent les diagnostics à son sujet, par lesquels commence le texte de Philippe Marlière : peu importe que ce PS soit au bord de la disparition ou non. Il ne nous concerne pas ; il ne devrait pas nous concerner. Toutes celles et ceux qui ont été directement touchés par ses politiques de régression sociale l’ont abandonné corps et bien. C’est tant mieux et nous devons nous réjouir de voir s’éliminer presque de lui-même, par une sorte d’hara-kiri sans honneur ni gloire, celui-là, un appareil qui a fait tant de mal et depuis tant d’années ; qui a fait croire encore qu’il était « de gauche » quand il menait des politiques systématiques d’attaques et de régression sociale ; quand il a distillé peu à peu des thèmes empruntés jusque dans les rangs du Front national, comme la sécurité, le prétendu « problème » des immigrés et des réfugiés, et la déchéance de nationalité. Ne perdons plus de temps et d’énergie avec ce débris, qui a non seulement trahi celles et ceux qui l’avaient fondé mais ose encore, toute honte bue, s’en réclamer. Et construisons, avançons de vrais projets, élaborons des manifestes mais aussi une pensée stratégique, de celles qui nous manquent.
Si l’on se place dans la situation électorale présente, on sent bien que les aspirations à un changement radical de société pour une politique d’émancipation et d’égalité suscitent des tâtonnements et des hésitations. Certaines et certains voient une solution dans la France insoumise de Jean-Luc Mélenchon : pour être rapide, une politique économique de relance néokeynésienne, privilégiant la demande plutôt que l’offre, assortie d’institutions qui rendraient le système moins présidentiel. Les fondements socioéconomiques n’en seraient pas modifiés, mais au moins écornés. On peut comprendre que ce vote apparaisse le plus « utile » dans les circonstances, étant donnés les scores relatifs de Jean-Luc Mélenchon dans les sondages. On peut comprendre aussi que, dans la débâcle où nous sommes plongé.e.s, beaucoup jugent qu’il serait déjà salutaire de limiter un peu le champ d’action du capital : de ne pas le voir investir les domaines de la culture, de l’éducation et de la santé. Sans entrer ici dans le détail de son programme, d’ailleurs moins avancé que celui de François Mitterrand en 1981, cette perspective réformiste et assumée comme telle n’a pourtant aucune chance de marcher. Les quelques tentatives de relance de ce type, en France celles notamment de 1936 et de 1981, n’ont tenu que quelques mois. L’explication en est assez simple, même si elle mériterait d’être longuement développée : une telle politique ne résiste pas à la pression d’un capitalisme qui entend tout dévorer, faire feu et profit de tout bois, étendre sans cesse ses marchés et pour cela s’attaquer à sa marge privilégiée : le travail – ce que le PS appelle, comme toutes les autres forces au service du capital, son « coût ».
Un choix vraiment anticapitaliste est de se porter vers les candidatures de Nathalie Arthaud ou de Philippe Poutou. D’aucunes et d’aucuns estimeront que c’est un coup d’épée dans l’eau et qu’il vaut mieux voter « utile ». Cette injonction à l’« utile » est en réalité un insupportable déni de démocratie qui nous oblige sans cesse à nous exprimer par calcul et non au plus près de nos convictions. Il faut pouvoir dire que ça suffit. Évidemment, comme les nomment les médias, les « petits candidats » sont de « petits candidats » : les appeler ainsi, c’est déjà les y assigner et les y reléguer – on connaît bien le fonctionnement de ces prophéties auto-réalisatrices. Comment, là encore, pourrait-il en être autrement ? Les deux candidat.e.s anticapitalistes et internationalistes ne passent à la télévision et l’on n’en parle dans les médias que le temps d’un débat et, plus généralement, dans l’éphémère d’une campagne électorale aux places imposées comme autant de cases et de carcans. Mais si l’on veut vraiment d’une démocratie directe, où le pouvoir n’existe plus que comme mise en commun, où la politique n’est plus faite par des professionnels coupés des réalités sociales mais par toutes et tous, réunis en assemblées de quartier ou de lieux de travail, d’une société du commun où l’on mettrait fin à l’exploitation par l’abolition de la propriété privée des moyens de production, et si l’on veut voter, alors c’est pour Arthaud ou Poutou, cette fois-ci.
Reste le rejet de ce système électoral qui masque trop mal notre impossibilité, en son sein, d’être maîtresses et maîtres de nos destins. Combien sont celles et ceux qui n’iront pas voter et qui pourtant sont engagé.e.s pour une vie collective meilleure, plus juste et plus humaine, dans des syndicats, des associations, dans les grèves et les luttes, dans le quotidien d’actions dont on n’entend jamais parler à la télévision ? L’abstention est aussi un choix politique actif et l’on pourrait imaginer à l’avenir une grande campagne de boycott des élections, qui rassemblerait différentes organisations, groupes, associations et montrerait que nos intelligences collectives sont bel et bien là, loin de ce qui nous est proposé et imposé. Si notre énergie était tout entière engagée dans un combat pied à pied pour faire entendre que le politique est ailleurs, si nous utilisions toutes les tribunes, les brèches, les places pour décrire une société de l’émancipation, notre projet serait non seulement crédible mais désirable : des millions pourraient s’y rallier et, ensemble, y travailler.
Ludivine Bantigny
* Contretemps. 19 avril 2017 :
http://www.contretemps.eu/presidentielles-hamon-impasse-illusions/