Une fois de plus le monde est désemparé devant des crises humanitaires gravissimes. La Syrie et le Soudan du Sud ne sont aujourd’hui que des avatars actualisés en horreur de ce qui se passait (et se passe encore) au Nigeria/Biafra, en Somalie, en Centre Afrique, au Kivu, en Bosnie… des crises humanitaires qui ont vu – et voient encore – la souffrance de milliers d’individus et la paralysie des politiques.
Ce n’est pas que les politiques, au niveau international, sont insensibles aux tragédies, ce n’est pas seulement parce qu’il s’y joue aussi, parfois, des intérêts économiques plus ou moins (bien) voilés, c’est que trop souvent ce monde politique mondial est empêtré dans son impuissance et cette impuissance ont pourrait lui donner un nom – l’Irak – et même une date : le 26 juin 1945, le jour où fut adoptée la Charte des Nations Unies à San Francisco.
Paradoxe dira-t-on, comment peut-on accuser un document qui se veut être à la fois le rassembleur des Etats et la solution pragmatique, approuvé ce jour-là par 50 des 51 Etats membres de la toute nouvelle Organisation des Nations unies d’être auteur de désaccord et d’impuissance. C’est possible car à la clef de toute cette structure et entreprise, il y a une faille de taille, une faille qui remontrerait, selon certains historiens, aux Traités de Westphalie (1648) et l’avènement de l’Etat « moderne ».
Mais reprenons tout cela un instant. Reprenons tout ça avec une autre date, moins connue du grand public (ou même du « moyen » public) mais toute aussi importante : le 12 août 1949, le jour de la signature, par les premiers Etats volontaires, des Conventions de Genève Version 4.0. Dans l’esprit du grand (et « moyen » !) public la référence « Conventions de Genève » renvoie à des images de délégués suisses visitant des camps de prisonniers et y distribuant des cigarettes. L’image n’est pas totalement fausse, du moins dans sa version 1.0...
Avant 1949, il y avait (en simplifiant quelque peu) trois Conventions de Genève, une touchant aux blessés sur les champs de bataille, une aux victimes de batailles navales et une, élaborée post-1918, protégeant les prisonniers de guerre. Pour la petite histoire, avant 1940, on avait essayé de promouvoir une convention protégeant les civils lors de conflits armés (Projet de Tokyo 1934) mais cette initiative fut peu ou prou rejetée par l’ensemble des Etats sous prétexte qu’elle était inutile. Seule l’Allemagne nouvellement nazie s’y était déclarée favorable ! Non par considérations humanitaires cela est sûr…
Puis il y a eu le cataclysme mondial que l’on connait, un « blood letting » extraordinaire et les prémices, à travers l’arme atomique, de cataclysmes à venir qui seraient pires encore. Sous l’impulsion d’un juriste suisse, Jean Pictet (1914-2002), les Conventions de Genève 10, 2.0 et 3.0 furent rassemblées en un corpus de droit et une quatrième Convention, s’appliquant spécifiquement à la protection de civils en temps de guerre y fut ajoutée. Cela a donné les Conventions de Genève que l’on connait aujourd’hui, document signé (mais non respecté !) par l’ensemble des Etats composant notre monde. Bon… quel rapport avec le sujet annoncé ?
Le rapport est simple : en 1945 le monde était en état de choc. L’hémorragie planétaire, et la crainte d’une réplique, effrayait. Les Etats traumatisés ont donc accepté de ratifier un document « protecteur » d’une envergure assez extraordinaire puisqu’il allait bien au-delà de ce que les Etats avaient été enclins à accepter comme limitation et contraintes à leurs actions (Jean Pictet, en plus d’être juriste était aussi historien, auteur d’un ouvrage intitulé L’épopée des peaux-rouges dans lequel il relate le génocide nord-américain… ce n’est pas une coïncidence !).
Bien sûr des failles et des défilades ont tôt fait d’apparaître. Tout d’abord, « on » – c’est-à-dire les Etats – a objecté que les Conventions de Genève ne s’appliquaient qu’aux guerres dites « internationales », c’est-à-dire entre Etats et non aux conflits dites « internes », or, le monde post-seconde guerre mondiale était enfoncé dans une longue série de guerres « révolutionnaires » et « anticoloniales ».. . et d’abord ceux qui tentaient de réprimer ces mouvements ne voulaient pas être gênés aux entournures et ceux qui voulaient changer l’ordre des choses ne voulaient pas être responsables devant une jurisprudence qu’ils n’avaient pas approuvée et qui leur paraissait « bourgeoise », voire réactionnaire. C’était le temps des omelettes et des œufs, où la promesse de l’avenir radieux nécessitait une bonne dose d’horreur et d’arbitraire, où l’humain devait « saigner » avant d’être « refait »...
On passera sur le l’abominable sophisme d’une certaine vision révolutionnaire, ce qui importe ici est la réaction des Etats. En 1945, ils ont exprimé une volonté humanitaire proprement phénoménale, vingt-cinq ans plus tard lorsqu’on a voulu mettre les Conventions de Genève à jour – notamment en renforçant la protection due aux civils dans le cadre de conflits « internes » et en tentant de mettre l’arme nucléaire hors la loi – les Etats ont sérieusement regimbé. Du coup, la mise à jour, à l’appellation convenue de Protocoles Additionnels (1975), a été passablement écornée.
D’abord le temps de travail auprès des Etats fut long, presque deux décennies contre quelques mois pour les Conventions de Genève de 1949, ensuite toute inclusion de l’arme atomique fut honnie : il était dit et décidé (par les Etats possédant l’arme) que puisque c’était une arme effroyable, elle ne devait jamais être utilisée et par conséquent, il était inutile d’en réglementer l’usage surtout si la réglementation souhaitée incluait l’interdiction de le posséder. L’arme nucléaire était définie comme une arme « politique », disaient-ils, et donc ne pouvait être réglementé que lors de discussions directes entre Etats possesseurs. En filigrane de tout cela, le vrai problème : le fait que les Etats rechignent à être limités dans leurs marges de manœuvre, cela porte un nom, cela s’appelle la souveraineté.
Ce qui nous mène aux crises d’aujourd’hui. Devant une crise humanitaire grave, découlant généralement d’un conflit entre entités opposés (Etats ou communautés), il y a plus types de réponses. L’action humanitaire pour les victimes tente de se mettre en place et de parer au plus pressé… panser les blessures, ouvrir des hôpitaux etc. Cette action ne peut, et ne veut, résoudre le problème sous-jacent car pour être efficace, c’est-à-dire avoir accès à toutes les victimes, elle se doit d’être neutre et impartiale, chose impossible si l’on commence à démêler causes, injustices, bon droit, identités et toute cet affreux ensemble de choses issues de la boîte de Pandore qui nous pousse à nous taper dessus. Reste qu’on ne peut pas se satisfaire de panser ad aeternam des blessures, qu’il faut que le désordre humain trouve des solutions appropriées. Ce pour quoi les Nations unies ont été créées. Mais dans pratiquement tous les cas, l’ONU n’a pu « s’ingérer » dans un conflit, n’a pu qu’adopter des résolutions sans conséquences… l’ONU était et est de plus en plus perçue comme une lourde monstruosité bureaucratique sans impact notable sur terrain. Pour être juste, l’inefficacité ou l’impuissance de l’ONU face à ces crises ne tient pas (uniquement) à l’incompétence de ses divers agents – les graves dérives criminelles de certains contingents de « casques bleus » dans certains pays n’ont rien fait pour ressusciter la confiance que les peuples devraient avoir en elle.
Les causes de l’inefficacité de l’ONU comme « solution de crises » viennent de sa structure même, ses affres de fonctionnement ne faisant qu’empirer les choses. La faille… c’est l’Etat ou plutôt le respect dogmatique quasiment religieux donné à la notion de souveraineté. Certes, aucun Etat n’aime se voir mettre au pilori, n’aime à être dénoncé comme « génocidaire », n’aime même à être perçu comme ayant perdu le control de « son » espace, de « ses » populations… L’Etat en cause non seulement cherchera à déformer l’information traitant de la crise mais plus grave encore, des Etats non partis à ladite crise rechigneront à faire voter une mesure de rétablissement de la paix (le fameux « chapitre VII ») car le faire serait ouvrir une brèche dans la sacrosainte enceinte souveraine qui pourrait faire jurisprudence ou du moins article d’antécédent, et donc se retourner contre tous ces Etats, généralement des Etats réfractaires aux normes démocratiques, qui pourraient un mauvais jour se retrouver eux-aussi en situation de crise interne catastrophique. Résultat, pour la Syrie et tant d’autres cas, la communauté international a recours à des efforts diplomatiques peu souvent couronnés de succès, à des tractations plus ou moins scabreuses, à de l’attentisme ou à des engagements partisans dont les victimes sont… les victimes.
L’autre approche qui a été maintes fois tentée et qui a échouée tout autant de fois, c’est le recours aux sanctions ou l’imposition de velléités de non-ingérence. Les sanctions, cela a été maintes fois constaté, touchent rarement les responsables « criminels » d’en haut c’est le petit peuple qui trinquent le plus souvent – il y a quelques exceptions il est vrai, l’Afrique du sud du temps de l’Apartheid est un exemple. La non-ingérence elle, reste dans le domaine du mythe et même si elle était effective, elle ne répondrait nullement aux besoins de solutions humanitaires voulues par la crise en question.
Et que reste-t-il donc. Il reste l’ingérence pure et simple. Quitte à être militaire. Des gens souffrent et meurent, abandonnés par leur gouvernement ou par les quelques autorités qui se targuent de les représenter, des communautés qui ont des besoins criants, vitaux et urgents et qui sont prisonniers d’un Assad ou d’un Daech. Qu’il serait bon de pouvoir appuyer sur un bouton et de voir, qu’enfin, la phénoménale machine guerrière acquise par les Etats, servir à quelque chose d’humain.
Mais voilà, c’est là que l’Iraq entre en scène. Une intervention mal conçue, mensongère, qui non seulement n’a rien résolue mais qui, au contraire, à sérieusement aggravé un contexte déjà fragile et passablement répressif (l’échec et scandale de l’intervention US/UK en Iraq ne doit pas servir à réhabiliter le Raïs !). On a accusé, souvent à bon droit, les maitres d’œuvre, américains, de cette intervention de n’avoir agi que pour, ou en parti pour, défendre ou étendre des prises d’intérêts économiques. Les éléments à charge sont effectivement suffisamment convaincants qu’ils ont contribué à faire monter dans l’opinion des publics un refus d’ingérence sui generis, associée de fait à des appétences « impérialistes ».
Et vu comme cela, la misère humaine a encore de longs jours devant elle.
Il existe cependant une solution. Elle est effectivement difficile non pas à concevoir mais à mettre en pratique tant elle exige une refonte radicale de l’ordre mondial, notamment de l’ONU, notamment des Etats qui la compose. Il s’agirait d’une part de dissoudre la vénération doctrinaire qu’ont les Etats de la notion de souveraineté. Là est un travail de sape qui appartient aux sociétés civiles de la planète. Il s’agirait de bâtir une compréhension internationaliste de la victime, de la nécessité humanitaire. Et puis, puisqu’on ne peut pas faire confiance aux Etats individuels, il s’agirait de doter une ONU refondée des moyens, militaires et légaux, d’intervention.
On peut rêver. Mais la communauté internationale a été capable d’adopter un cadre de droit humanitaire puissant une fois, un cadre qui déjà limitait le pouvoir étatique (comme le fait toute loi internationale, toute Constitution en somme) au lendemain d’un cataclysme. Peut-être pouvons-nous inciter nos dirigeants à se montrer d’ores et déjà plus téméraires, plus humains et… historiquement plus révolutionnaires…
Alain Marc