Un après son élection, le président philippin, « Erap » Estrada, doit faire face à une première crise politique d’importance. Le 20 août 1999, quelque 70 000 personnes se sont rassemblées dans la capitale — et des milliers d’autres dans diverses villes de province — pour dénoncer l’autoritarisme grandissant du régime et la réforme constitutionnelle qu’il prépare, appelée Charter Change ou, en bref, Cha-cha.
Depuis des semaines, les nuages ne cessaient de s’accumuler. Chacun a pu noter le retour en grâce des proches du défunt dictateur Marcos ; et un accord semble négocié en sous-main avec sa veuve Imelda sur le remboursement des biens spoliés sous son règne. Le Manila Times, principal quotidien d’opposition, a publié sa dernière édition le 23 juillet, la « une » barrée du titre « Closed » (« Fermé ») : un riche ami d’Estrada l’a racheté 20 millions de pesos, à seule fin de mettre un terme à sa parution. Des firmes cinématographiques ont privé le Philippine Daily Inquirer, autre quotidien irrespectueux, de leurs recettes publicitaires. Or, Estrada, exacteur à l’instar de Reagan, compte plus d’une relation dans ce milieu… Enfin, la Constitution philippine interdit au président de briguer un second mandat ; quoi qu’il s’en défende, Estrada est soupçonné de vouloir amender cet article. Une menace qui fédère immanquablement tous les opposants.
Libertés
C’est donc au nom du soulèvement antidictatorial de février 1986 que Corazon Aquino (qui fut alors portée au pouvoir) et l’archevêque Sin ont appelé aux manifestations du 20 août. Les écoles catholiques ont été mobilisées, une solennelle lettre pastorale a été lue dans les églises. Le président Estrada a riposté, sur le terrain religieux, en participant le même jour à un rassemblement anniversaire monstre organisé par le mouvement charismatique El Shaddai, devant une foule estimée à plus d’un million de personnes. Deux légitimités se sont ainsi opposées : la face élitiste de la révolution de Février incarnée par Aquino et Sin ; la face populiste du régime Estrada.
La journée du 20 août a illustré l’acuité de la fracture qui divise aujourd’hui les élites philippines ; mais aussi ses ambiguïtés profondes. Les démocrates ont été appelés, sous l’égide de la hiérarchie catholique, à manifester dans le riche quartier des affaires, Makati. Un bien lourd symbole. Le président Estrada s’est fait acclamer, à l’occasion d’une cérémonie charismatique, par le petit peuple d’El Shaddai. Mais la réforme constitutionnelle qu’il préconise vise avant tout à éliminer ce qui limite l’implantation des capitaux étrangers dans le pays — au nom de la mondialisation libérale et avec le soutien de la chambre de Commerce. Les cartes s’avèrent décidément brouillées.
Des libertés fondamentales étant menacées, la gauche populaire a participé, sur ses mots d’ordre propres, à la manifestation de Makati, dans trois coalitions différentes (dont l’une s’appelle Attack-Cha-cha en souvenir des Rencontres internationales de Saint-Denis organisées en juin dernier par l’association française Attac : on y retrouve presque tous les mouvements qui y avaient participé !). Le lien est ainsi tracé entre l’exigence démocratique et la résistance sociale aux diktats de la mondialisation
libérale — un lien que Corazon Aquino et l’archevêque Sin se gardent évidemment bien de souligner.
Mais les divisions nées de la crise du Parti communiste des Philippines sont encore loin d’être surmontées, même si dans leur majorité les organisations concernées recherchent assidûment l’unité. Relevant dans Business World du 16 août 1999 toute l’ambivalence de la manifestation de Makati, le Philippin Walden Bello note qu’une fois encore —bien qu’en espérant que ce soit la dernière— la gauche a dû se rallier à une initiative politique contrôlée par des fractions de l’élite. Treize ans après la révolution de Février, qui a pris le PCP à contre-pied, les forces progressistes en sont encore à se réorganiser.
Elites
Côté élites, cependant, la situation est loin d’être simple. Corazon Aquino — portée au pouvoir par un profond mouvement antidictatorial mais socialement conservatrice — avait restauré une « démocratie élitaire », permettant aux grandes familles muselées par Marcos d’accéder à nouveau au pouvoir. Mais, crise sociale oblige, les mécanismes traditionnels du clientélisme se sont grippés au point que le résultat d’une présidentielle est devenue imprévisible. Ainsi, un politicien aussi atypique qu’Erap Estrada a pu l’emporter, en abusant d’un discours populiste. Certes, la politique économique de l’actuel président n’a rien à voir avec celle du péronisme d’hier, bien au contraire. Mais « Erap » sait s’habiller, parler et plaisanter populaire. Il parodie ostensiblement le machisme ambiant en affichant 5 maîtresses dont l’une, la « principale », joue d’ailleurs un rôle politique actif. Il s’entoure d’un éventail hétéroclite de proches et de conseillers : amis d’enfance, hommes d’affaires, gangsters, et même quelques véritables personnalités de gauche. Il marche ce faisant sur les pieds de grandes familles traditionnelles qui goûtent peu l’arrivée au pouvoir d’un tel intrus.
Un temps inquiètent, les institutions financières internationales se sont fait une raison, rassurées : le président Estrada, cet inconnu, sait tenir compte des rapports de forces et se garde de provoquer leur ire. Néanmoins, l’élite philippine se divise, face aux réorganisations du pouvoir en cours mais, aussi, face aux nouvelles exigences de la mondialisation libérale. La puissance de certaines grandes familles traditionnelles tient, notamment, à leurs possessions foncières et immobilières — des possessions qui risquent d’être battues en brèche si le capital étranger gagne le droit d’acheter et d’investir librement dans le pays.
En décidant d’amender la Constitution, le président Estrada a ainsi ouvert une boite de pandore. Il n’est pas sûr qu’il puisse contrôler durablement la crise politique à multiples entrées qu’il a contribué à ouvrir, fin août.