Son arme était la parole, son horizon l’utopie. Armand Gatti, mort jeudi 6 avril, à l’hôpital Begin, à Saint-Mandé (Val-de-Marne), à 93 ans, aura passé sa vie à se battre avec les mots, d’abord comme journaliste, puis dans le théâtre, où il s’est engagé auprès des sans nom, les gens ordinaires ou à la marge, les sans voix et les exclus.
Travailleur infatigable, écrivain insatiable et exalté de la rencontre, Armand Gatti a mené un chemin unique dans le théâtre français du XXe siècle. Lui qui aimait les arbres évoquait un chêne : grand, robuste, planté, la tête ébouriffée dans le ciel, et une petite voix qui contrastait avec son allure. Le temps a eu raison de sa force, mais son parcours témoigne d’un élan vital rare, et d’un désir d’être au monde passionné. C’était un conteur hors pair, un fabulateur aussi, à l’occasion, comme en témoigne le triste épisode de la seconde guerre mondiale, où il s’engagea comme résistant et combattant des forces françaises, mais où il ne fut pas déporté en camp de concentration, comme il a voulu le faire croire.
Personne n’est taillé dans une seule étoffe. Armand Gatti a eu des vérités multiples et plusieurs vies, qui épousent le siècle dernier dans tous ses paradoxes. Le premier fut celui qui le vit grandir, pauvre dans un endroit riche : le rocher de Monaco. C’est là qu’il naît, le 26 janvier 1924. Sa mère est femme de ménage, son père, balayeur et anarchiste. Ils vivent au Tonkin, un bidonville de Beausoleil, qui jouxte Monte-Carlo. La discipline n’est pas la première vertu du petit Gatti, encouragé par le rêve libertaire de son père : en 1941, il se fait exclure du petit séminaire Saint-Paul de Cannes. C’est alors qu’il rejoint le maquis, en Corrèze.
Les mots sont tout pour lui
Dans sa besace, il a emporté des livres. Déjà les mots sont tout pour lui. Mots des poètes, comme Henri Michaux, son « maître ». Mots des révolutionnaires, comme Antonio Gramsci. Mots des scientifiques, comme Niels Bohr. Et ses mots à lui, bien sûr. Quand il se fait prendre, dans le trou de la forêt de Tarnac où il se cache avec des camarades, il répond au gendarme qui lui demande ce qu’il est allé faire là : « Je suis venu faire tomber Dieu dans le temps ! »
Condamné à mort en 1943, Armand Gatti est gracié, en raison de son jeune âge. C’est à ce moment-là que se joue la part la plus trouble, et la plus troublante, de son histoire : pendant des décennies, Armand Gatti a raconté qu’il avait été déporté au camp de concentration de Neuengamme, dans le nord de l’Allemagne, où il avait eu la révélation du théâtre, en voyant la première pièce de sa vie, jouée par des Juifs baltes, qui tenait en trois phrases : « Ich bin. Ich war. Ich werde sein. » (« Je suis. J’étais. Je serai. »). Ce fut, disait Gatti, une expérience fondatrice pour son œuvre : « Essayer de construire des hommes non pas en vertu de leur état-civil, mais de leur possibilité. »
Ce socle s’est effondré en 2011, quand l’amicale de Neuengamme a prouvé que le nom d’Armand Gatti ne figurait pas dans le livre mémorial de Neuengamme, ni dans celui de la Fondation pour la mémoire de la déportation. L’amicale a demandé à Armand Gatti de « ne plus usurper le titre de déporté », et Armand Gatti a reconnu n’avoir jamais été au camp de Neuengamme, mais dans un camp de travail. Ce qui est certain, c’est que le jeune résistant a rejoint les Forces françaises, à Londres, en 1944. Il a combattu dans l’armée de l’air, et son engagement lui a valu d’être décoré à la Libération.
Prix Albert-Londres en 1954
Tristement déplorable, sur le plan moral, ce mensonge sur les camps a permis, sur le plan artistique et politique, de fonder un théâtre qui restera comme une des aventures les plus engagées et les plus marquantes du XXe siècle. A la fin de la seconde guerre mondiale, Gatti, qui s’appelle Dante Sauveur à l’état civil, travaille pour plusieurs journaux, et devient Armand. Il voyage en Algérie, où il rencontre Kateb Yacine, il effectue des reportages en Europe sur les « personnes déplacées », il va jusqu’en Chine avec Michel Leiris, Chris Marker, Paul Ricœur. Il rend compte aussi des combats ouvriers en France et du massacre des Indiens au Guatemala… Ses reportages lui valent le prix Albert-Londres, en 1954.
Déjà, Armand Gatti est engagé sur tous les fronts du monde qui bouge et combat. Il ne cessera de suivre cette route, quand il laissera le journalisme et deviendra « passeur des paroles de l’homme », en écrivant et en réalisant des films. En 1959, Jean Vilar met en scène sa pièce Le Crapaud-Buffle. En 1960, il tourne L’Enclos, un film sur l’univers concentrationnaire, primé en 1961 à Cannes, où Armand Gatti revient en 1963 avec El Otro Cristobal, qui représente Cuba.
Mais le succès n’est pas au rendez-vous. Armand Gatti laisse le cinéma et retourne vers le théâtre, où il enchaîne les pièces : La Vie imaginaire de l’éboueur Auguste G., La Deuxième Existence du camp de Tatenberg, Chroniques d’une planète provisoire, Chant public devant deux chaises électriques, V comme Vietnam…
« Un théâtre d’agitation »
Armand Gatti veut faire « un théâtre d’agitation, un théâtre qui divise ». Il y arrive si bien qu’il est victime de censure, en 1968. Cette année-là, il doit présenter, au Théâtre de Chaillot, à Paris, La Passion en violet, jaune et rouge, qui met en scène le général Franco. A la demande du gouvernement espagnol, et malgré le soutien d’André Malraux, ministre de la culture, la pièce est interdite par le général de Gaulle, qui appelle Armand Gatti « le poète surchauffé ».
Cet acte marque un tournant : Armand Gatti décide de rompre avec le théâtre institutionnel. Il commence une autre vie, qui le mène de Berlin à Gênes en passant par l’Irlande. Il se voit comme un « Indien », le miroir éclaté des utopies du siècle, dont il rend compte en travaillant de manière collective.
Un exemple : en 1979, pour son opéra Roger Rouxel (du nom d’un des héros de L’Affiche rouge, mort à 18 ans en 1941), il fait d’abord un film, qu’il montre à des apprentis, des couturières, des gendarmes, des résistants, des lycéens, des Gitans… de L’Isle-d’Abeau et de Bourgoin-Jallieu (Isère). Puis chacun participe à la création d’une scène de l’opéra, en composant de la musique…
Démesure
S’il pratique la création collective, et s’il aborde tous les thèmes, la misère et la prison, l’asile psychiatrique et les luttes ouvrières, Armand Gatti reste le poète, celui qui écrit avec des mots fous comme le vent, beaux comme l’espoir, délesté de l’obligation de coller à la réalité. Dans son œuvre comme dans sa vie, il y a toujours deux vérités : la vérité historique et la vérité « gattienne ». Parce que les mots sont faits pour « donner à l’homme sa seule dimension habitable : la démesure ».
C’est cette démesure qui fait la grandeur d’Armand Gatti. A partir de 1984, elle s’inscrit dans des pièces nées de la rencontre avec des jeunes, souvent en stage de réinsertion, à Toulouse, Marseille ou Strasbourg. Gatti les appelle ses « loulous ». Il leur donne des armes pour exister, les invite à réinventer le monde.
Et toujours, il écrit, poursuivant son Aventure de la parole errante qui constitue une œuvre unique, et a trouvé, ces dernières années, refuge à Montreuil (Seine-Saint-Denis), dans La Maison de l’arbre où il vivait. Dans le maquis, il avait choisi le nom de Don Quichotte. Le Don Quichotte d’un monde d’avenir.
Brigitte Salino
Journaliste au Monde
Armand Gatti en quelques dates
26 janvier 1924
Naissance à Monaco
1954
Obtient le prix Albert-Londres pour ses reportages
1959
Le Crapaud-Buffle est monté par Jean Vilar
1961
Son film L’Enclos est primé à Cannes
1968
Sa pièce La Passion en violet, jaune et rouge est censurée
6 avril 2017
Mort à Saint-Mandé (Val-de-Marne)
Sur le Web : www.la-parole-errante.org et www.archives-gatti.org
* LE MONDE | 06.04.2017 à 12h47 • Mis à jour le 07.04.2017 à 15h00 :
http://www.lemonde.fr/disparitions/article/2017/04/06/mort-d-armand-gatti-figure-du-theatre-du-xxe-siecle_5106966_3382.html
Armand Gatti : « Je n’ai jamais été au camp de Neuengamme »
Le nom du dramaturge, mort jeudi, ne figure pas dans le livre mémorial de Neuengamme, ni dans celui de la Fondation pour la mémoire de la déportation.
L’été 2010, Armand Gatti est invité par le maire de Neuvic, en Corrèze, à diriger un stage avec des étudiants français et étrangers. A 86 ans, il retrouve les terres où il a rejoint le maquis quand il avait 17 ans. Dans L’Aventure de la parole errante, le livre d’entretiens avec le journaliste Marc Kravetz, il raconte comment il a été arrêté, condamné à mort et gracié en raison de son jeune âge, puis déporté au camp de Neuengamme, près de Hambourg, en Allemagne.
C’est là qu’il a eu la révélation du théâtre, en voyant une pièce jouée par des juifs baltes, qui tenait en trois phrases : « Ich bin. Ich war. Ich werde sein. » (« Je suis. J’étais. Je serai. »). Armand Gatti explique à Marc Kravetz, Prix Albert-Londres comme lui, que cette expérience a été essentielle pour ses créations futures. Puis il relate comment il s’est échappé du camp, et a refait à pied le même chemin que Hölderlin, de Hambourg à Bordeaux.
L’Aventure de la parole fait référence, et conforte les récits d’Armand Gatti qui ont ensuite été repris, et jamais contestés. Jusqu’au jour où Janine Grassin, la présidente de l’amicale de Neuengamme, a envoyé une lettre (18 octobre 2010) à Armand Gatti, avec copie au Monde, qui avait rendu compte du stage à Neuvic (23 août 2010). La lettre fait état d’une enquête menée en Allemagne et en France qui conclut que le nom d’Armand Gatti ne figure pas dans le livre mémorial de Neuengamme, ni dans celui de la Fondation pour la mémoire de la déportation.
« Des souvenirs très vifs »
Selon les investigations de l’amicale, Amand Gatti aurait travaillé, sans doute au titre du STO (service du travail obligatoire) pour la firme Lindemann, à Hambourg, une entreprise de construction de bateaux détruite, avec ses archives, par les bombardements de 1943. Le témoignage de John-Carsten Lindemann, le fils de l’ancien propriétaire, contacté par l’amicale, indique que « Lindemann n’était pas un kommando [unité de travail forcé] du camp de concentration de Neuengamme, ni d’un autre camp », et qu’« il n’y avait pas de détenus parmi les employés ».
Dans sa lettre, l’amicale de Neuengamme met au premier plan la question de la déportation. « Eu égard aux déportés véritables et aux souffrances qu’ils ont endurées, écrit Janine Grassin, nous vous prions de ne plus usurper le titre de déporté. » Armand Gatti a répondu à cette lettre le 8 avril 2011 : « Je n’ai jamais été au camp de Neuengamme, mais j’ai souvent raconté que je me suis trouvé près de Neuengamme dans un camp de travail dont, il est vrai, le nom a été déformé : Lindemann en Lindermann. Il m’en reste des souvenirs très vifs, bien différents de ce que raconte le petit-fils de M. Lindemann (…) La mienne a-t-elle moins de valeur que celle du fils d’un entrepreneur allemand qui fit travailler de la main-d’œuvre contrainte ? (…) Enfin, pour terminer, vous parlez de STO. Je n’en étais pas. »
Ce dernier point a été confirmé, après une enquête menée par l’entourage d’Armand Gatti, dont l’amicale de Neuengamme a pris acte de la réponse, le 22 avril : « Je n’ai jamais été au camp de Neuenngamme. Cela nous suffit. » En juillet, l’amicale de Matthausen a tenu la même position, dans son bulletin, en reconnaissant l’amende honorable « d’un dramaturge de grand talent, très impliqué dans son époque » [1].
Brigitte Salino
Journaliste au Monde