N’utilisons pas ici les sondages comme des prédictions de vote : ils font sans cesse la preuve de leur fragilité. Lisons-les au second degré, sur ce qu’ils peuvent nous dire des soubassements contemporains de la politique [1].
Symptômes de crise
Le paradoxe fondamental s’énonce dès le début. En mars, quatre personnes interrogées sur cinq disent qu’elles sont intéressées par l’élection présidentielle, mais le même pourcentage à peu près considère que le débat politique s’appauvrit (78%) et près de neuf sur dix estiment que les hommes politiques parlent plus qu’ils n’agissent (86%).
Résultat : deux personnes sur trois seulement se disent certaines d’aller voter. Les plus décidés sont les retraités (75%), les plus incertains sont les ouvriers (62%). Si nous ajoutons à ces chiffres les 7 à 8,5 millions de personnes qui ne sont pas inscrites ou qui sont mal-inscrites sur les listes électorales, nous avons une petite idée de la crise démocratique que nous vivons. La majorité de la population en âge d’aller voter est en marge de la décision électorale.
Le résultat le plus significatif est dans l’incertitude profonde des intentions de vote elles-mêmes. 80% des interrogés disent qu’ils vont voter, mais 59% affirment qu’ils peuvent encore changer leur vote ! Si l’on projette ces chiffres sur le corps électoral français, nous en tirons une conclusion toute simple : un gros tiers (36%) à peine des électeurs se pense certain de son vote. L’incertitude du vote et le niveau moyen d’abstention des derrières années se conjuguent. Nous sommes constitutionnellement dans un système politique majoritaire, centré sur une élection présidentielle à deux tours. Mais la seule majorité avérée est celle de ceux qui se sentent extérieurs au système. Nous voilà donc avec une majorité… minoritaire.
La conséquence coule de source : l’élection présidentielle ne reposera sur aucune majorité, sinon fictive. Jamais, de fait, le paysage politique officiel n’aura été si éclaté, sauf au temps de la IVe République et de la guerre froide qui perturbait le libre jeu de la droite et de la gauche (il était obscurci par le clivage de « l’Est » et de « l’Ouest »).
Éparpillement
Grosso modo, les électeurs sont dispersés en quatre grands groupes, eux-mêmes faiblement homogènes : extrême droite, droite gouvernementale, centre gauche et gauche, si l’on s’en tient aux étiquetages courants. Nul ne peut parler de « son » électorat, comme les communistes et les gaullistes pouvaient le faire, il y a quelques décennies. À proprement parler, il y a des électeurs, pas d’électorat. Dès lors, la situation se fait inextricable.
Comme sous la IVe République, l’éparpillement nourrit la tentation du centre : pour gagner, il faut isoler les « extrêmes » et donc agglomérer une partie de la droite et une partie de la gauche. C’était le rêve de François Mitterrand lors de la présidentielle de 1988. C’était le pari d’Alain Juppé au départ de la primaire de droite à l’automne 2016. Les électeurs de droite en ont décidé autrement, mais leur candidat est pour l’instant en panne. Le centre de gravité est donc passé du centre-droit désigné (Juppé) à un présumé centre-gauche (Macron).
Admettons provisoirement que la logique centriste fonctionne électoralement à l’occasion de la présidentielle. Le problème vient immédiatement après : pour gouverner, il faut une majorité stable de gouvernement, appuyée sur une majorité parlementaire durable. Or la IVe République a plutôt montré que, même si on le fait sortir par la porte, le clivage de la droite et de la gauche revient toujours par la fenêtre, à un moment ou à un autre. On peut, à la rigueur et par défaut, gagner au centre : on ne peut durablement gouverner qu’à droite ou à gauche. Ce n’est pas un hasard si, à peu près partout en Europe, les coalitions de type centriste finissent toujours par échouer. Le processus est plus ou moins rapide ; il n’en est pas moins inéluctable. De cet ensemble de constats, je tire pour ma part quatre conclusions provisoires.
Débats de société
La première est la suivante : si le sentiment grandit que le débat politique s’appauvrit, c’est que ce débat s’est éloigné des débats sur les projets de société. Un projet de société, ce n’est pas une question technique ; ce n’est pas d’abord un programme, même si la dimension programmatique n’est pas absente. Un projet, c’est une manière de « faire société » : des valeurs, une visée, des critères d’évaluation, une méthode. Que veut-on ? L’accumulation continue et prédatrice des biens, des marchandises et des profits ? Ou le développement économe des capacités humaines ? Le jeu de la concurrence, de la gouvernance et du choc des identités ? Ou l’équilibre de la mise en commun, de la démocratie d’implication et de la solidarité ? Un projet, c’est du concret et de la cohérence. Force est de constater que les préoccupations apparentes de la scène politique, obsédée par les « affaires » et les « petites phrases », ne vont guère dans ce sens.
La seconde conclusion coule de source : le déclin du clivage droite-gauche n’est pas une bonne nouvelle. Il a perdu de son sens, pour des millions de gens. À force de faire en gros la même chose une fois au pouvoir, la gauche et la droite ont érodé ce qui faisait leur force : la dispute sur l’égalité et la liberté. Les grands stratèges de la droite et de la gauche ont pensé que les batailles se gagnaient en divisant l’adversaire et en grappillant des voix à la marge.
Ils ont oublié que la lutte politique se joue dans la capacité à mobiliser les familles politique en leur noyau, et pas sur leur marge. Dans les années 1960 et 1970, le regain de participation électorale (notamment dans les catégories populaires) et la poussée de la gauche allaient dans la même direction, quand la gauche tout entière croyait à la transformation sociale. Depuis la fin des années 1970, la participation électorale recule continûment ; du coup, la force qui gagne (droite ou gauche) n’est plus celle qui gagne le plus, mais celle qui perd le moins. La politique perd de son sens social ; elle devient un jeu de stratèges. Fragilité démocratique…
De ce fait, la question des questions n’est pas de savoir qui peut le mieux parvenir au second tour. À gauche comme à droite, elle est plutôt de trouver ce qui peut le plus sûrement réactiver une logique à long terme de mobilisation des électeurs populaires. La droite, avec le Front national, a hélas un train d’avance. Si la gauche veut la rattraper, elle n’a qu’une solution : se demander ce qui peut, enfin, relancer le triptyque fondamental qui est sa raison d’être, celui de l’égalité, de la citoyenneté et de la solidarité.
La rupture, enfin
La troisième conclusion revient au point de départ : nous vivons ce qui est à la fois une crise politique et une crise de régime. La crise politique se surmonte par un travail obstiné sur les « fondamentaux », pour redonner du sens à ce qui l’a perdu. Il ne réussira pas sans un effort pour remettre à l’heure les pendules institutionnelles. La Ve République pensait avoir enfin trouvé l’eldorado constitutionnel. Elle voulait des majorités de mille ans ; elle est revenue à l’éparpillement de la IVe qu’elle vomissait.
En fait, il n’y a pas de mécano majoritaire institutionnel. Les majorités sont affaire de dynamique. Si l’on veut construire dans la durée, il n’y a pas de raccourci : il faut en passer par l’extension sans précédent de l’implication et de la souveraineté populaires. Une République d’un nouveau type est nécessaire, Sixième de nom, mais première par sa méthode : pas seulement la représentation, mais l’implication, pas seulement la sphère politique, mais l’ensemble du champ social. Sixième, première ? Dans tous les cas, la République sociale, enfin !
La quatrième conclusion concerne la gauche. Il ne sert à rien de faire comme si le constat le plus évident n’était pas d’une simplicité biblique et redoutable : la gauche française est affaiblie. Elle l’est, parce que depuis plus de trois décennies elle est dominée par les tentations d’un « réalisme » qui la pousse à composer avec la compétitivité, la flexibilité, la gouvernance et « l’ordre juste ». Elle l’est, parce que, depuis plus de trois décennies, la place qu’occupait naguère le PCF à la gauche de la gauche s’est résorbée, sans que nulle autre ne s’impose à la place. Il faut donc toujours rêver d’une gauche rassemblée et populaire. Mais cela n’est possible que s’il s’agit d’une gauche qui fait reposer son esprit de responsabilité sur l’esprit de rupture. Ce n’est plus le cas depuis trop longtemps : cela doit le redevenir.
On peut donc toujours regretter que, face à la droite radicalisée, ne s’impose pas dès aujourd’hui une gauche ainsi rassemblée. Mais on ne surmonte pas l’état existant d’un coup de baguette magique. Un long processus de recomposition s’impose. Il devra se mener sans tarder, sans étroitesse, en usant de tout ce qui, dans la conjoncture, indique une possible marche en avant (par exemple la défaite de François Hollande et de Manuel Valls).
Dans l’immédiat, toutefois, la reconstruction passe, comme cela a été écrit dans ces colonnes [voir l’article ci-dessous], par un choix entre deux méthodes, incarnées par deux hommes, Hamon et Mélenchon. Il faut choisir, non pas pour éradiquer l’option que l’on ne retient pas, mais pour dire qui doit donner le ton, des tentations de l’adaptation ou de la volonté de rupture. Après tant d’années de marasme, il n’est plus temps de tergiverser.
Roger Martelli
Gauche : choisir entre deux méthodes
Après l’appel Libération-Mediapart-Regards en faveur d’un débat Hamon-Mélenchon, Roger Martelli réaffirme la nécessité du débat entre les candidats, mais dément la nécessité d’une union dont il redoute les conséquences.
Trois médias, dont Regards, ont demandé à Benoît Hamon et Jean-Luc Mélenchon de débattre publiquement. Le texte de compromis, appel diffusé sur l’ensemble des trois médias contient une phrase que, personnellement, je ne partage pas : elle affirme que les deux hommes porteraient une responsabilité énorme s’ils concouraient séparément à la présidentielle. Mais l’essentiel du communiqué est dans cette autre affirmation, que je fais mienne, selon laquelle ils se doivent de dire de façon claire, soit comment ils peuvent s’unir, soit pourquoi ils ne peuvent pas le faire.
Je tiens pour ma part qu’ils devraient s’y atteler, pour une raison toute simple : une majorité d’électeurs de gauche rêve d’une gauche rassemblée, pour battre la droite et, plus encore, l’extrême droite. Ou bien on pense qu’il est possible d’accéder à cette demande et il faut énoncer les conditions qui lui permettent de se réaliser. Ou bien on considère qu’elle n’est pas de saison et il faut montrer les raisons profondes de cette impossibilité. Dans tous les cas, la gauche française a le droit de savoir ; et pour que les choses soient loyalement exprimées, autant le faire en face-à-face.
Mathématique et politique
Ce préalable étant énoncé, entrons dans le vif du débat. Je considère que, dans l’état actuel, un accord de premier tour, entre la logique Hamon et la logique Mélenchon, relèverait d’un faux-semblant, dont le prix à payer pourrait être redoutable.
Il est vrai que ces élections se déroulent dans un climat inédit de crise politique et d’éparpillement du paysage politique français. La droite est allée de l’avant, mais est perturbée par la forte poussée du Front national. La gauche, elle, a été désorientée et même désespérée. Ce n’est pas l’affaire d’une élection, ni même d’un quinquennat. La fragilisation de la gauche trouve sa racine dans le tournant qui, à partir de 1982-1983, conduit la force majoritaire à gauche – le Parti socialiste – à choisir de s’adapter aux contraintes présumées de la mondialisation.
Dans le marasme politique actuel, une force qui regroupe entre un cinquième et un quart de l’électorat au premier tour de la présidentielle peut certes espérer accéder au second. Mathématiquement, le total des intentions de vote Jadot-Hamon-Mélenchon laisse espérer que cet objectif peut être atteint. Admettons – ce qui est loin d’être sûr – que la mathématique rejoigne la politique et que les intentions de vote s’additionnent vraiment. Un candidat ou une candidate du bloc ainsi délimité pourrait franchir l’obstacle du premier tour et, face à Marine Le Pen, pourrait sur le papier être élu(e) au second tour.
Qui peut croire, avec une si faible base électorale, que pourrait s’appliquer une politique en rupture avec tout ce qui s’est fait depuis plus de trois décennies ? Et comment la gauche pourrait-elle convaincre, au pouvoir, en contournant l’exigence de cette rupture ?
Méthode de l’entre-deux
Poursuivons le raisonnement. Ce qui relance conjoncturellement l’espérance à gauche, c’est l’abandon de François Hollande et la défaite de Manuel Valls à la primaire du PS. Voilà un fait qui ne peut cas être sous-estimé. Il pourra s’avérer décisif pour l’avenir à long terme de la gauche française. Mais s’il ne faut pas le négliger, il ne serait pas plus raisonnable d’en surestimer la portée. Benoît Hamon, à ce jour, n’a pas pris de distance avec l’évolution longue du PS. Son droit d’inventaire s’applique à la gestion Valls ; pas à la totalité de la gestion Hollande et, a fortiori, pas à celle de leurs prédécesseurs. Suffirait-il de revenir à 2012 et à la tonalité un peu plus à gauche du discours du Bourget ? Ce ne serait ni raisonnable ni responsable.
Le problème tient-il seulement aux intentions formelles de Benoît Hamon ? Il l’a emporté sur la base du rejet de Valls : cela en fait désormais candidat officiel de tous les socialistes. Or beaucoup parmi eux, à l’image de Jean-Marie Le Guen, expliquent d’ores et déjà qu’il est un candidat « radicalisé ». S’il pousse un peu trop loin sa critique globale du quinquennat, il court le risque de reporter une part plus grande encore des responsables et militants attachés aux choix gouvernementaux vers Emmanuel Macron. Est-il prêt à le faire ? Est-il prêt à l’exprimer dans la tonalité globale des futures candidatures socialistes aux législatives ?
Pour l’instant, on est loin du compte, dans la parole officielle et dans le profil prévisible d’une majorité à venir. Si, parce qu’il ne peut pas faire autrement, B. Hamon ne tranche pas entre rupture et compromis, il reste dans la vieille méthode de l’entre-deux. Or elle a épuisé la gauche française à plusieurs reprises ; elle lui interdit de reprendre l’offensive, de percer électoralement et, surtout, de réussir l’épreuve du pouvoir.
Pour régler le problème suffit-il de mettre par écrit les bases d’un accord bien à gauche ? Une charte ou un pacte ? Ils n’ont pas manqué dans le passé. En 2001, communistes et socialistes ont signé un accord politique solidement à gauche, pour les deux dernières années du gouvernement Jospin. Il n’a pas empêché un recentrage de l’action gouvernementale, entre 2000 et 2002, avec les conséquences politiques que l’on sait. En 2012, encore, écologistes et socialistes ont adopté un catalogue commun de mesures environnementales, base de la participation gouvernementale d’EE-LV : combien ont été appliquées ? Et là encore, à quel prix ?
La dispute nécessaire
Pour rassembler le peuple, il faut en passer par un rassemblement de la gauche. Mais pour promouvoir l’égalité et la souveraineté populaire, ce rassemblement ne sert pas à grand-chose, s’il ne se construit pas sur un projet et sur une méthode de rupture avec les logiques délétères de la concurrence et de la gouvernance. Ce n’est pas alors affaire de texte, mais de volonté, de cohérence, de méthode d’action, et pas seulement gouvernementale. Et, de plus, c’est affaire d’équilibre au sein de la gauche elle-même.
La débâcle de Hollande et de Valls ouvre la porte de la reconstruction pour une gauche bien à gauche. Mais convenons qu’il y a aujourd’hui deux manières d’y parvenir. Mélenchon incarne un esprit de rupture, construit sur un long parcours, partagé avec beaucoup d’autres au fil des combats européens et nationaux. Hamon incarne un entre-deux, prometteur sans doute, préférable à la dérive sociale-libérale, mais qui reste du domaine du discours et qui hésite à aller jusqu’au bout de la rupture.
L’essentiel, pour la gauche d’aujourd’hui et de demain, est de dire lequel de ces états d’esprit est le plus propulsif, pour mettre fin à la pression d’une droite de plus en plus radicalisée. Jean-Marie Le Guen redoute un excès de radicalité à gauche ? Il faut lui dire, de façon massive, que le réalisme n’est pas dans la soumission, ni à l’esprit de concurrence, ni à la tentation technocratique, ni aux sirènes de l’état de guerre. Selon la réponse donnée par les citoyens, la gauche se redressera ; ou alors, elle sera réduite à compter sur les seuls faux-pas d’une droite classique bien à droite. Au risque de laisser la mise finale au Front national. La gauche, en fait, n’a plus droit à l’échec, dans les urnes et au gouvernement.
On conviendra que ce débat n’est pas de mince importance. Il ne servirait à rien de nourrir l’espoir d’une gauche immédiatement rassemblée, pour faire ensuite porter la responsabilité de la désunion sur tel ou tel. Ce petit jeu n’est pas à la hauteur des enjeux. Mais la dispute nécessaire à l’intérieur de la gauche, n’est pas le combat contre la droite. Elle peut se mener, sans faux-semblants, sans calculs boutiquiers, sans hargne et sans dissimulation. La gauche française le vaut bien. Offrons-lui ce débat.
Roger Martelli
* http://www.regards.fr/qui-veut-la-peau-de-roger-martelli/article/gauche-choisir-entre-deux-methodes