Dominique Méda, professeure de sociologie à l’université Paris-Dauphine, dirige l’Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales. Elle a publié Le Travail (PUF, « Que sais-je ? », réédition 2015).
Anne Chemin : On a souvent le sentiment, à entendre les débats sur le travail, que la sphère privée et la sphère professionnelle sont étanches. Ce n’est pas le cas, surtout pour les femmes. Comment ces deux mondes sont-ils imbriqués l’un dans l’autre ?
Dominique Méda : Les deux sphères peuvent sembler étanches, notamment parce que les lieux et les temps professionnels et familiaux sont la plupart du temps différenciés, mais en pratique, il existe des chevauchements permanents. D’abord parce qu’il y a en permanence des imprévus – maladie des enfants ou des personnes censées les garder, dépendance des parents âgés, problèmes de transport, réunions de travail plus longues que prévu… Ensuite parce qu’il y a une « charge mentale » qui se moque pas mal de la séparation des lieux : on pense à ses problèmes familiaux au travail et à ses problèmes de travail à la maison…
Le problème, c’est que les deux sphères ne sont pas « adaptées » l’une à l’autre. La question des horaires atypiques est ainsi centrale, notamment pour les femmes. En 2003, j’avais mené une enquête pour le Credoc [Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie] avec [les sociologues] Marie Wierink et Marie-Odile Simon : elle montrait que la moitié des femmes qui arrêtaient de travailler à la naissance d’un enfant connaissaient auparavant des horaires atypiques. Comment s’étonner qu’elles aient quitté leur emploi ? Il est très compliqué de mener de front un emploi et une vie familiale quand on travaille de nuit, le samedi ou le dimanche, notamment quand on a des enfants petits.
Une enquête de la Dress [Direction de la recherche, des études de l’évaluation et des statistiques] avait parfaitement montré, il y a quelques années, que la prise en charge des jeunes enfants pesait lourdement sur les emplois du temps de leurs mères : ce sont majoritairement elles qui les habillent le matin, leur font faire leurs devoirs le soir et sont présentes quand ils sont malades. Cela représente une pression temporelle permanente sur les femmes.
Lorsque les enfants sont en bas âge, les femmes ont beaucoup plus d’interruptions professionnelles que les hommes. Que répondre à ceux qui disent que c’est un « choix » ?
C’est une question très difficile. Oui, pour certaines, c’est un choix, mais pour un grand nombre, c’est un choix terriblement contraint. Contraint par l’insuffisance des modes de garde et le fait que les horaires compliquent souvent considérablement la conciliation.
Contraint par les inégalités à l’œuvre en matière d’emploi, les femmes ayant de moindres salaires comparés à ceux des hommes – au sein d’un couple, il est donc plus avantageux financièrement que la femme renonce à tout ou partie de son salaire.
Contraint par les normes sociales et les stéréotypes en vigueur qui voudraient que les femmes prennent naturellement en charge les jeunes enfants. Il suffit de voir les questionnaires de certaines enquêtes pour s’en convaincre : en 2012, 44 % des personnes interrogées par l’International Social Survey Program étaient d’accord avec l’affirmation suivante : « Un enfant qui n’a pas encore l’âge d’aller à l’école a des chances de souffrir si sa mère travaille »… La question n’était même pas posée pour les pères !
Y a-t-il des solutions ?
Oui ! La qualité des emplois constitue une arme décisive au service de l’égalité hommes-femmes. Si on veut que les femmes aient accès comme les hommes aux emplois, il faut que ceux-ci permettent de concilier vie professionnelle et vie familiale. De ce point de vue, les horaires atypiques et la non-prévisibilité des horaires sont des handicaps pour la vie familiale. Je reste également convaincue que la réduction de la durée normale de travail à temps complet constitue la condition sine qua non de l’égalité hommes-femmes.
Les lois de réduction du temps de travail avaient d’ailleurs commencé à produire une dynamique de rééquilibrage des investissements des hommes et des femmes dans la vie professionnelle et familiale. Cessons d’écouter ceux qui nous disent que le travail ne se partage pas : pour les femmes, une norme horaire de 35, voire 32 ou 30 heures pour tous est préférable à ce que nous connaissons aujourd’hui – le temps complet pour les hommes, le temps partiel pour les femmes…
Propos recueillis par Anne Chemin