Stocks de poissons décimés, fonds marins laminés, hommes surexploités : la pêche industrielle a fini par s’attirer une réputation épouvantable. Afin de redresser la barre, des distributeurs, des conserveries et l’opérateur de la restauration collective Eurest se sont associés pour lancer la première « semaine de la pêche responsable » en France – elle a commencé lundi 20 février –, sous les auspices de quelques chefs cuisiniers. Le WWF, le Marine Stewardship Council (MSC) – le label « durable » qui distingue certaines pêcheries de poissons sauvages – et son homologue pour l’aquaculture (ASC) participent à cette campagne de communication, tout comme Petit Navire, numéro un français du thon en boîte. La marque, née il y a 85 ans à Douarnenez (Finistère), se trouve en fait dans une position délicate.
Depuis 2010, elle appartient au groupe Thai Union, un géant qui détient un quart des parts du marché mondial du thon et possède, entre autres, les conserves Parmentier, mais aussi les célèbres John West au Royaume-Uni, Mareblu en Italie, Chiken of the Sea aux Etats-Unis. Or la Thaïlande, quatrième exportateur mondial de produits de la pêche, est considérée comme l’un des pires endroits du monde pour les conditions de travail imposées aux marins, souvent des migrants arrivés clandestinement.
Entre 2013 et 2015, plusieurs enquêtes d’ONG et de journaux, celles du Guardian en particulier, ont mis en lumière les pratiques esclavagistes sur lesquelles Bangkok est accusé de fermer les yeux. Tous recueillent peu ou prou les mêmes témoignages, ceux d’hommes jeunes, venus clandestinement de Birmanie et du Cambodge, attirés par des promesses d’embauche. Ces marins sont endettés dès le départ puisqu’il leur faut rembourser leur recruteur, qui les a vendus pour quelques centaines d’euros à des capitaines de bateaux sans scrupule. Une fois embarqués, ils travaillent sept jours sur sept, 20 à 22 heures par jour, nourris d’un simple bol de riz et régulièrement battus.
Carton jaune de l’UE
L’Office international du travail a dénoncé lui aussi, en 2013, le travail forcé et les violences subies à bord des navires. Dans son rapport annuel sur le trafic d’être humains, le département d’Etat américain a classé à plusieurs reprises la Thaïlande dans la pire catégorie, au même rang que la Corée du Nord et l’Iran. De son côté, à partir de 2015, l’Union européenne (UE) lui a infligé un carton jaune, officiellement pour son absence d’effort face à la pêche illégale, mais aussi au nom des droits humains bafoués. L’étape suivante, celle du carton rouge, interdit toute importation sur les marchés des vingt-huit Etats membres.
Face aux pressions internationales, les responsables thaïlandais ne pouvaient rester sans réagir. En 2015, la junte militaire en place à Bangkok a pris une série de mesures destinées à moraliser le secteur. Elle a créé un centre de commandement contre la pêche illégale coordonné par la Marine royale, a mené des contrôles, arrêté une centaine de personnes et mis en place un moratoire de six mois, obligeant les navires pêchant en dehors des eaux territoriales à rester au port. Cette reprise en main a-t-elle révolutionné les pratiques ? Pas vraiment, répond Greenpeace, qui a mené sa propre investigation pendant un an et en a tiré un rapport intitulé Turn the Tide (« Inverser la tendance ») en décembre 2016.
Marins morts du béribéri
L’ONG s’est focalisée sur les chalutiers et les cargos réfrigérés (reefer) opérant sur les hauts-fonds du banc de Saya de Malha, en plein milieu de l’océan Indien, à plusieurs centaines de kilomètres de toute terre habitée et à 7 000 kilomètres de Samut Sakhon, le port de la pêche industrielle, près de Bangkok. Il faut trois semaines pour se rendre sur cette zone qui échappe aux contrôles et où la pratique du transbordement est courante. Les pêcheurs sont approvisionnés par d’autres navires qui récupèrent en retour la cargaison.
Résultat : les hommes restent en mer des mois pour des salaires de misère versés au bout de plusieurs années de travail. En analysant des données satellites d’un des reefers, Greenpeace a établi que celui-ci n’avait rejoint aucun port pendant quatre ans.
Certains marins souffrent de béribéri, une affection causée par le manque de vitamines. Greenpeace cite le cas de cinq membres d’un équipage de trente, morts à bord du Somboon 19 après neuf mois passés en mer, alors que le béribéri passait pour une maladie disparue depuis le XIXe siècle. Les maigres provisions étaient livrées tous les 90 jours. Sur un autre chalutier, un homme raconte avoir maigri de 80 à 40 kg. Ceux qui tentent de fuir sont parfois jetés par-dessus bord, racontent d’autres marins.
Charte de bonne conduite
Selon les inspections gouvernementales menées en 2016 auprès de cinquante navires revenant de Saya de Malha, près de la moitié des 996 marins comptabilisés étaient en situation irrégulière vis-à-vis de l’immigration et n’avaient pas de contrat de travail. L’ONG a en outre repéré dix-neuf navires appartenant à trois industriels poursuivis pour des affaires d’esclavage par les autorités indonésiennes.
Celles-ci ont fort à faire elles aussi à en croire la série d’articles de quatre journalistes de l’agence Associated Press qui ont révélé que des pêcheurs, pour la plupart birmans, étaient détenus sur l’île indonésienne de Benjina. Certains, jugés récalcitrants par la compagnie thaïlandaise qui les asservissait, étaient enfermés dans des cages. Cette enquête (qui a valu à ses auteures le prix Pulitzer en 2016) a permis de libérer 2 000 personnes.
Greenpeace a traqué aussi les destinataires des cargaisons de ces bateaux de la honte. Son rapport détaille le nom des sociétés thaïlandaises concernées. Thai Union figure parmi leurs clients pour une partie de ses productions.
Même si l’ONG souligne que cette entreprise déploie de réels efforts « pour établir des systèmes de traçabilité robustes », elle ne l’épargne pas. Le message a été apparemment reçu par le géant du secteur. Thai Union s’est dotée récemment d’une charte de bonne conduite et affiche l’intention de défendre une pêche durable. Par ailleurs, l’entreprise a embauché ces derniers mois 1 200 travailleurs que certains de ses fournisseurs locaux surexploitaient dans des hangars de décorticage de crevettes. « L’Asie a une image terrible, admet Amaury Dutreil, directeur général de Petit Navire pour l’Europe et l’Afrique. Nous voulons, nous, être initiateurs de changement vis-à-vis d’une industrie qui n’a pas assez évolué dans le temps. »
Martine Valo
journaliste Planète au Monde