L’implication par la police malaisienne de quatre Coréens du Nord dans l’assassinat de Kim Jong-nam, demi-frère du dirigeant nord-coréen, a ajouté un élément nouveau au puzzle de cette ténébreuse affaire. Au cours d’une conférence de presse à Kuala Lumpur, dimanche 19 février, le chef adjoint de la police malaisienne, Noor Rashid Ibrahim, a annoncé que ses services soupçonnent cinq agents de Pyongyang d’être impliqués dans le meurtre de Kim Jong-nam à l’aéroport de la capitale, lundi 13 février. Outre un Nord-Coréen arrêté samedi, la police a identifié quatre autres agents, âgés de 33 à 57 ans, qui sont en fuite.
L’affaire provoque une forte tension entre la Malaisie et la République populaire démocratique de Corée (RPDC) : Kuala Lumpur vient de rappeler son ambassadeur à Pyongyang. La Malaisie exige un test ADN afin d’identifier formellement Kim Jong-nam. « Sept jours se sont écoulés depuis [les faits] mais il n’y a aucune preuve indubitable sur la cause de la mort, et pour le moment, nous ne pouvons pas faire confiance aux investigations de la police malaisienne », a déclaré à des journalistes l’ambassadeur nord-coréen, Kang Chol, après avoir été convoqué au ministère malaisien des affaires étrangères. Auparavant, il avait rejeté les conclusions d’une seconde autopsie de la victime, faisant valoir qu’elle avait eu lieu en l’absence d’un représentant nord-coréen.
La Chine a pour sa part suspendu ses importations de charbon nord-coréen. Cette mesure a été prise dans le cadre des sanctions onusiennes à l’encontre de Pyongyang mais, dans la situation présente, elle pourrait signifier un durcissement de Pékin à l’égard de la RPDC, dont la Chine est un allié de longue date. Le charbon représente 44 % des exportations nord-coréennes. La Chine en est le premier marché. La Corée du Sud, elle, s’est empressée de tirer les conclusions de ces nouveaux développements : « Le régime de Pyongyang est à l’origine de ce meurtre », a déclaré Jeong Joon-hee, porte-parole du ministère de l’unification.
Il reste que la manière peu « professionnelle » dont le meurtre de Kim Jong-nam a été commis et les circonstances de sa mort, dont on ignore toujours les causes exactes, sont troublantes. Contrairement aux informations diffusées par le Service national de renseignement sud-coréen (National Intelligence Service, NIS), les deux femmes en détention ne sont pas des « agents nord-coréens ». Leur personnalité tranche, pour le moins, avec celle des agents habituellement utilisés par Pyongyang : la Vietnamienne travaillait dans le milieu de la nuit à Kuala Lumpur et l’Indonésienne dans un salon de massage. Le chef de la police indonésienne avait affirmé la semaine dernière que cette dernière pensait participer à une émission de télé-réalité quand elle a aspergé le visage de Kim Jong-nam d’un produit qui s’est révélé empoisonné.
« Paranoïa »
Identifiées par des caméras de surveillance de l’aéroport, les deux femmes ont en effet déclaré qu’elles ignoraient que le liquide dont elles se sont servies était mortel. La découverte de 2 300 dollars (2 160 euros) sur l’une d’elles laisse cependant planer des doutes sur la véracité de leurs déclarations. Généralement, les agents nord-coréens se donnent la mort plutôt que d’être pris. Ce fut le cas de l’un des auteurs de l’attentat contre un avion de Korean Airlines, en 1987. L’autre, une jeune femme, en avait été empêchée in extremis par les policiers qui l’arrêtaient.
A ces interrogations s’en ajoutent d’autres, à commencer par le mobile du suspect numéro 1, la Corée du Nord. L’assassinat politique à l’étranger est certes une pratique à laquelle le régime n’hésite pas à recourir. D’abord contre ses ennemis : l’attentat de Rangoun, en Birmanie, en 1983, ciblait le président sud-coréen Chun Doo-hwan, dont le gouvernement fut décimé. Mais aussi contre ceux qui ont fait défection : ce fut le cas de Li Han-yon, neveu de la mère de Kim Jong-nam, réfugié à Séoul. Auteur d’un livre vengeur sur la « cour royale » à Pyongyang, il a été assassiné d’un coup de pistolet en pleine rue en 1997.
Les services secrets sud-coréens ont incriminé le régime de Pyongyang avec une célérité jugée suspecte, même à Séoul : cette interprétation relayée par les ambassades sud-coréennes est reprise en boucle par la presse locale. Le mobile avancé pour expliquer le meurtre, la « paranoïa » de Kim Jong-un, semble insuffisant.
Très politisés, les services sud-coréens ne sont pas avares en intox. Ils n’hésitent pas à annoncer à grand fracas des exécutions de personnalités au Nord dont certaines réapparaissent quelques mois plus tard. Ils poursuivent une tactique cherchant à accréditer la thèse de la fragilité du régime et de l’imprévisibilité de ses « dirigeants ».
Qu’est ce qui a pu pousser Pyongyang à organiser cette élimination, au cas où le régime nord-coréen serait responsable ? Un tel assassinat ne manquerait pas de provoquer la Chine, qui protégeait Kim Jong-nam, et expose en outre la Corée du Nord au risque de se voir replacer sur la liste des pays soutenant le terrorisme que diffuse le département d’Etat américain. La RPDC en avait été retirée en 2011. Des représentants démocrates et républicains demandent aujourd’hui qu’elle y soit inscrite de nouveau.
Kim Jong-un a cependant démontré qu’il n’hésite pas à éliminer ceux par qui il se sent menacé. Selon les services sud-coréens, il aurait fait exécuter 140 hauts responsables depuis 2011. Mais son demi-frère était-il si gênant ? Ecarté de la succession par son père Kim Jong-il, il n’a jamais eu d’ambition politique. Même s’il aurait joué, dit-on à Séoul, un rôle d’intermédiaire entre son père et Mme Park Geun-hye, avant qu’elle soit élue à la présidence sud-coréenne en 2012.
Légitimité dynastique
Kim Jong-nam n’avait de surcroît aucune base de soutien en RPDC : « On l’avait oublié à Pyongyang », estime le journaliste japonais Yoji Gomi, auteur d’un livre dans lequel il a publié les courriels échangés entre 2004 et 2012 avec ce dernier. Agée et malade, sa tante Kim Kyong-hui, qui l’a toujours protégé, est hors jeu depuis l’exécution, en 2013, de son mari Jang Song-taek, ancien haut responsable victime d’une purge interne.
Kim Jong-nam bénéficiait certes de la protection de Pékin. Mais constituait-il pour autant un risque pour Kim Jong-un ? Il n’avait jamais tissé en Chine un réseau pouvant constituer une menace pour son demi-frère. Pouvait-il cependant apparaître comme un recours pour Pékin dans l’hypothèse où, lasse des menées déstabilisantes du régime nord-coréen, elle aurait décidé de mettre en place une junte militaire à Pyongyang ? Une hypothèse balayée par Cheong Seong-chang, de l’institut Sejong, à Séoul : « Pékin ne voyait pas en Kim Jong-nam un remplaçant de Kim Jong-un. »
Cependant, comme son demi-frère, Kim Jong-nam avait la légitimité de la « lignée du mont Paektu », cette montagne sacrée de la Corée, dans le nord de la péninsule, où le fondateur de la « dynastie », Kim Il-sung, combattit les Japonais et sur les flancs de laquelle serait né l’ancien numéro un Kim Jong-il, père de l’actuel dirigeant et de Kim Jong-nam. En cela, ce dernier était potentiellement dangereux. S’il avait demandé asile en Corée du Sud, ce qu’avait souhaité Mme Park dans les mois qui ont suivi la mort de Kim Jong-il, en décembre 2011, cela aurait été un choc déstabilisant pour le régime. En jouant de sa légitimité dynastique, il aurait pu devenir une personnalité de ralliement des opposants.
Le risque de défection aurait-il ainsi poussé Kim Jong-un à agir ? Son demi-frère semblait avoir des problèmes financiers : à Macao, il avait récemment déménagé de sa villa pour une résidence plus modeste. A Kuala Lumpur, cet habitué des hôtels de luxe allait embarquer sur Air Asia, une compagnie low cost.
Autre question : jusqu’à quel point Kim Jong-un se sentait-il menacé par le risque de défection de Kim Jong-nam ? « Autant que je puisse en juger, jusqu’à présent, Kim Jong-un a plutôt renforcé sa position », constate Ra Jong-il, ancien chef adjoint des services de renseignement sud-coréens sous la présidence de Kim Dae-jung (1998-2003).
« Sous-traiter » un assassinat politique à deux amateurs comme les deux femmes arrêtées n’est en tout cas guère dans le style de Pyongyang. Même si le régime peut renouveler ses méthodes, le modus operandi de cette élimination laisse perplexes les experts.
Philippe Pons
Journaliste au Monde
Bruno Philip (Bangkok, correspondant en Asie du Sud-Est)
Journaliste au Monde
Philippe Mesmer (Tokyo, correspondance)
Journaliste au Monde
* LE MONDE | 20.02.2017 à 10h40 • Mis à jour le 20.02.2017 à 14h35 :
http://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2017/02/20/kim-jong-nam-un-meurtre-en-eaux-troubles_5082314_3216.html
Kim Jong-nam, itinéraire d’un héritier francophile
Il aurait dû succéder à son père, Kim Jong-il, à la tête de la Corée du Nord. Mais son demi-frère lui a ravi le pouvoir. Dauphin empêché, Kim Jong-nam a été assassiné le 13 février en Malaisie. C’est par cette fin tragique que certains de ses amis français ont découvert sa véritable identité.
C’est en regardant le profil Facebook d’un ami de lycée où apparaissaient les témoignages de tristesse que Delphine a compris. Ce camarade d’adolescence, avec lequel cette Française qui vit aujourd’hui en Bretagne avait repris contact en 2007, celui qu’elle avait toujours appelé par le nom qu’il utilisait à l’époque, « Lee », était l’homme dont parlaient toutes les chaînes d’information ce 14 février.
Ni dans leur jeunesse, alors qu’ils se voyaient tous les jours, ni dans leurs conversations téléphoniques plus récentes, Lee ne lui avait révélé sa véritable identité. Mais, en lisant ce jour-là les articles qui venaient d’être postés sur son « mur », elle a pris conscience qu’elle avait été l’amie du demi-frère du dictateur le plus inquiétant de la planète.
Kim Jong-nam de son vrai nom était un héritier de la dynastie des Kim qui règne sur la Corée du Nord depuis près de soixante-dix ans. Il a été assassiné le 13 février dans le terminal low cost de Kuala Lumpur, alors qu’il s’apprêtait à embarquer pour un vol à destination de Macao, empoisonné par deux jeunes femmes, dont l’une arborait sur son tee-shirt un « LOL » d’un effroyable sarcasme.
Un dauphin sur la touche
Delphine et Lee se sont rencontrés à la fin de l’adolescence à l’École internationale de Genève, au milieu des années 1980. À l’époque, à Pyongyang, son père, Kim Jong-il, s’est déjà imposé à la tête des organes du Parti des travailleurs et se prépare à succéder un jour au fondateur de la République populaire démocratique de Corée, Kim Il-sung – ce qui interviendra en 1994.
La discrète Suisse est, pour les dignitaires de Corée du Nord, le lieu idéal pour recevoir une éducation internationale de qualité, hors du carcan soviétique. Le jeune homme y est discret sur son pedigree. Et, dans cet univers d’enfants de hauts diplomates, ses copains ne s’interrogent pas trop. Delphine se souvient surtout de ses talents de dessinateur : « Il était doué et, avec son humour, il aurait tout à fait pu se lancer dans la BD. »
C’est à peine si elle sera intriguée quand, parmi les propositions de contacts Facebook sur le réseau commun, s’affichera le profil de son ami de lycée sous le nom de Kim Chol – le passeport nord-coréen qu’il utilisait le jour de son assassinat dans la capitale malaisienne était au même nom. Tout juste lui demandera-t-elle : « Comment dois-je t’appeler ? » Il conservera Lee.
L’identité réelle de Lee, c’est celle d’un dauphin mis sur la touche par un nouvel amour de son père, dont la dépouille embaumée repose aujourd’hui comme une divinité au centre du gigantesque palais du Soleil Kumsusan, à Pyongyang, face à laquelle chaque visiteur doit se prosterner trois fois. « Les choses auraient été très différentes si c’est lui qui avait été au pouvoir », veut croire la Française.
La mère de Kim Jong-nam, Song Hye-rim, était une actrice de renom dans les années 1960 malgré son passif familial : son père avait été propriétaire terrien dans le sud de la péninsule avant la guerre de Corée. Le charme de la comédienne n’échappe pas à Kim Jong-il, qui vient de prendre la direction du département de la culture et des arts au sein du parti unique. Il s’illustrera dans cette fonction par un ouvrage théorique à propos de sa passion (On the Art of the Cinema, « Sur l’art du cinéma », non traduit) et par l’enlèvement d’un acteur et d’une actrice stars de Corée du Sud pour redresser le niveau des films du Nord.
Kim Jong-il pousse Song Hye-rim, mariée à un écrivain du régime, à rompre son précédent engagement. Lui-même quitte son épouse et, en 1971, la jeune femme lui donne son premier fils, Jong-nam. L’enfant sera caché au Grand Leader Kim Il-sung pendant au moins quatre ans, par crainte de sa réaction lorsqu’il apprendra que la conquête de son fils est divorcée et a des racines dans la moitié sud de la péninsule divisée.
Sans réellement rompre avec Song Hye-rim, Kim Jong-il se lie avec une autre femme, danseuse de la troupe d’État Mansudae, deux ans après la naissance de Jong-nam. À son tour, elle lui donne un fils, en 1983 : Kim Jong-un.
Frères ennemis
Lorsqu’elles sont à Pyongyang, les familles rivales vivent dans des palais séparés. Tout est fait pour qu’elles ne se croisent pas. Les demi-frères ne se sont jamais parlé directement. Jong-nam racontera plus tard à une amie connaissant sa véritable identité avoir trouvé cette coexistence étrange. Il lui confiera n’avoir entre-aperçu son demi-frère qu’une seule fois, non pas en Corée du Nord mais dans un hôtel de Genève. Jong-un était à son tour parti poursuivre ses études en Suisse.
Avant Genève, Kim Jong-nam a fait son éducation à Moscou. La Russie est un pays frère, les risques de défection y sont donc moins élevés. Dans la capitale russe, il est inscrit à l’école primaire du Lycée français, réputé pour son niveau – il en conservera la maîtrise de la langue. Un de ses meilleurs camarades de l’époque, autour du CM2, se souvient que « Ri », le nom de famille qu’il utilisait à l’époque, occupait un étage entier d’un immeuble moscovite, cinq ou six appartements réunis pour n’en faire qu’un seul. Dans une pièce, le garçon lui montre une impressionnante collection de Rolex et autres montres suisses et de plumes Montblanc. Une autre est remplie de cassettes vidéo.
Ri aime particulièrement les films de kung-fu. Une petite dizaine de domestiques s’occupent de lui et de sa cousine. Ils ont leur Mercedes avec chauffeur. « Ça m’intriguait, je me demandais ce que ce garçon faisait à Moscou sans son père », se souvient cet ami d’enfance, qui a souhaité garder l’anonymat. Signe de la peur qu’inspire la famille Kim, aucune des cinq personnes avec lesquelles nous avons échangé, ayant connu Kim Jong-nam à différentes périodes de sa vie, n’ont voulu témoigner à visage découvert.
Plus tard, en grandissant, il y avait repensé et s’était dit que Ri devait être le fils d’un officiel haut placé, peut-être un homme chargé des finances du régime puisqu’il semblait avoir les moyens, mais jamais il n’avait imaginé qu’il pût être le fils de Kim Jong-il. Les deux hommes avaient repris contact en mai 2016, là aussi grâce aux réseaux sociaux, et avaient longuement échangé. Loin de l’image associée au pays ermite, son ami se prêtait volontiers à ces discussions. Il lui avait envoyé une photo de son fils et prétendait travailler dans le secteur « bancaire », entre Singapour, Pékin et Macao.
Grand voyageur
« Living Las Vegas in Asia », se targue-t-il en 2010 sur Facebook en légende d’une photo de lui devant le casino Wynn de la sulfureuse Macao. Kim Jong-nam mène une existence de grand voyageur, qui ne pourrait contraster davantage avec la doctrine isolationniste en vigueur à Pyongyang. On lui connaît deux familles, une installée dans le nord de Pékin, l’autre à Macao, auxquelles s’ajouteraient des maîtresses. Il se fait un réseau d’amis à l’international, loin de son pays reclus.
Kim Jong-nam s’est probablement installé dans l’ancien comptoir portugais rendu à la Chine en 1999 après un incident qui lui coûta très cher. En mai 2001, il est interpellé à l’aéroport Narita de Tokyo muni d’un faux passeport dominicain, sous le nom de Pang Xiong (« gros ours » en mandarin), accompagné d’un enfant de 4 ans. Il dira avoir voulu emmener son fils au parc Disneyland japonais, à l’heure où les relations entre le Japon et la Corée du Nord sont exécrables.
À cette époque, il peut toutefois retourner régulièrement à Pyongyang. Il est alors suspecté par les États-Unis de blanchir les fonds tirés des ventes d’armes et autres commerces illicites du régime en utilisant les banques et casinos de Macao. Mais pour le transfuge Kim Kwang-jin, qui s’occupait à Singapour du financement du régime par le biais de compagnies d’assurances avant de faire défection en 2003, le rôle financier de Kim Jong-nam était bien plus élémentaire : « De ce que je savais, il se chargeait plutôt d’obtenir des financements pour maintenir son propre train de vie que de trouver des fonds pour le régime. »
Quelques mois avant son interpellation au Japon, Kim Jong-nam avait accompagné son père en visite en Chine. Kim Jong-il l’a présenté à la direction du Parti communiste chinois et à l’époque, en janvier 2001, la presse locale qualifie de « Petit Général » celui dont il ne fait nul doute qu’il succédera un jour à son père.
Mais le vent tourne. Son image de bon vivant multipliant les relations et les soirées au casino fait tache à Pyongyang. À une amie rencontrée à Singapour il y a cinq ans et restée en proche contact avec lui, il dira sa conviction que l’épisode de son arrestation au Japon a été utilisé en coulisses à Pyongyang pour le discréditer. Selon lui, c’est le clan de la deuxième maîtresse de Kim Jong-il qui est à la manœuvre. Avec succès puisqu’il devient de plus en plus clair que son fils prendra la tête de l’État-Parti au décès de son père. Il intervient en 2011, trois ans après un accident cardio-vasculaire qui avait laissé le dirigeant affaibli malgré l’intervention du chef du service de neurochirurgie de l’hôpital Sainte-Anne, venu spécialement de Paris à l’époque. L’heure est venue pour Kim Jung-un.
Discret sur son héritage familial
Dans un livre publié en 2012 par un journaliste japonais, Yoji Gumi, à la suite d’une série d’échanges par e-mails, Kim Jong-nam osait attaquer son demi-frère alors au pouvoir depuis un an : « Sans réformes, la Corée du Nord va s’effondrer, et quand interviendra ce changement, le régime s’effondrera. Le régime de Kim Jong-un ne durera pas longtemps. »
C’est là tout le paradoxe de son existence. Après avoir été vu, et s’être vu lui-même, comme l’héritier du régime, Kim Jong-nam sera par la suite, dans sa vie d’exilé, la plus haute figure à en avoir dénoncé le fonctionnement. Mais s’il dira à ses amis son attachement à la liberté, il ne semblait pas rongé par ces questions lorsqu’il profitait à Macao des financements de son père.
À Macao, il est sous la protection des services chinois, qui le voient probablement comme un intermédiaire utile. Aurait-il pu avoir des contacts avec des services de renseignement étrangers, notamment sud-coréens ?, se demande cette amie à laquelle il avait confié : « Je me sens désolé pour les Nord-Coréens. » Il lui assura également n’avoir aucune ambition politique et préférer cette vie plus libre.
S’il était discret sur son héritage familial, il l’abordait de manière assez réaliste lorsque son entourage l’interrogeait. « Il ne se vantait pas d’être le fils de son père, on avait le sentiment qu’il n’était pas à l’aise avec l’idée qu’il était fils et petit-fils de dictateurs brutaux », raconte encore cette même personne, qui l’avait vu il y a moins d’un mois.
« Gentleman », « jovial », « discret », « normal », « pas prétentieux », le décrivent les cinq personnes interrogées. De son père, il disait qu’il était distant avec lui en public, mais attentionné en privé. Selon lui, ce sont les généraux entourant Kim Jong-il qui s’opposaient à toute idée d’ouverture et limitaient sa propre influence auprès de son père.
Il implore Kim Jong-un de l’épargner
La mort de Kim Jong-il va l’exposer davantage. Alors que son demi-frère s’installe à la tête de la Corée du Nord, et veut empêcher quiconque de rivaliser avec son pouvoir, la situation de Kim Jong-nam devient particulièrement bancale. « Il savait que sa vie et celle de sa famille directe étaient en danger après le décès de son père », dit cette amie. Il ne se rendra d’ailleurs pas à ses obsèques. En 2012, selon les renseignements sud-coréens, il échappera à une première tentative d’assassinat. Il envoie alors une lettre à Kim Jong-un, l’implorant de les épargner, lui et ses proches.
La menace s’accroît en décembre 2013 lorsque Kim Jong-un, en pleine affirmation de son pouvoir, fait exécuter son oncle, le numéro deux du régime, Jang Song-thaek, dont Jong-nam est réputé proche. À la même époque, et du fait de ce contexte tendu, une escorte policière est mise en place autour du fils de Kim Jong-nam, Kim Han-sol, alors étudiant au cursus Europe-Asie de Sciences Po au Havre.
À partir de décembre, le jeune homme, qui ne bénéficiait d’aucune protection visible au début de l’année scolaire, file en voiture dès la fin des cours rejoindre sa chambre de 18 m2 au Crous Saint-Nicolas. Il passera ainsi deux ans au Havre, puis un an à Paris dans une organisation internationale avant de sortir diplômé de l’IEP en juin 2016. L’un de ses camarades commente : « C’est quelqu’un qui est tout à fait au courant du fonctionnement du monde extérieur, et de la différence avec son pays d’origine qui relève plus pour lui du souvenir. »
En 2012, alors qu’il était en pension dans un lycée international de Mostar, en Bosnie, Kim Han-sol, interrogé par un journaliste, s’était félicité dans un anglais parfait du caractère multiculturel de son éducation et de la diversité des opinions qu’il rencontrait. Il avait qualifié Kim Jong-un de dictateur.
Le choix d’envoyer son fils étudier en Normandie n’avait rien d’anodin. De l’école française de Moscou puis de ses années à Genève, Kim Jong-nam avait conservé une affection pour le monde francophone. Sur Facebook en 2013, il écrivait : « L’Europe me manque. » Serge Gainsbourg comptait parmi ses artistes favoris. Il venait plusieurs fois par an à Paris, confie cette autre amie qui le rencontrait à chaque passage, il y était encore pas plus tard que le mois dernier. Comme à son habitude, il n’avait prévenu de son arrivée dans la capitale française qu’une fois sur place.
Harold Thibault
* M LE MAGAZINE DU MONDE | 24.02.2017 À 15H04 • MIS À JOUR LE 27.02.2017 À 16H50 :
http://www.lemonde.fr/m-actu/article/2017/02/24/kim-jong-nam-itineraire-d-un-heritier-francophile_5085064_4497186.html
Kim Jong-nam, le mauvais fils de l’ancien dictateur nord-coréen
Il devait succéder à son père, l’ex-dirigeant Kim Jong-il, avant de tomber en disgrâce. Kim Jong-nam, tué à l’aéroport de Kuala Lumpur, pourrait avoir été éliminé sur ordre de Pyongyang.
La Corée du Nord a-t-elle monté une opération d’élimination digne d’un roman d’espionnage pour se débarrasser d’un membre devenu gênant, voire menaçant, de la dynastie au pouvoir à Pyongyang ? La mort de Kim Jong-nam, demi-frère du dictateur Kim Jong-un, lundi 13 février dans l’aéroport de Kuala Lumpur, porte en tout cas la marque de ce genre d’exécution soigneusement préparée, version nord-coréenne du « parapluie bulgare » de la guerre froide.
Selon le quotidien malaisien The Star, qui cite le commissaire adjoint Fadzil Ahmat, la victime, qui attendait un vol pour Macao, se serait adressée au bureau des informations de l’aéroport, se plaignant d’avoir été attaqué par derrière par quelqu’un qui l’aurait « aspergé au visage d’un produit toxique ». Kim Jong-nam aurait ensuite été pris d’un malaise et aurait succombé dans l’ambulance. Deux femmes, possiblement des agents nord-coréennes, ont été vues s’enfuyant dans un taxi.
L’une d’elles a été prise par une caméra de vidéosurveillance de l’aéroport. Sur l’image diffusée par les médias malaisiens, on la voit portant un tee-shirt avec l’inscription « LOL ». Elle est asiatique et d’âge moyen. Une autopsie de Kim Jong-nam devait être réalisée mercredi.
La frasque de Disneyland
Premier fils de l’ancien dirigeant Kim Jong-il, décédé en 2011, Kim Jong-nam semblait destiné à succéder à son père et à perpétuer la dynastie des Kim. Mais il fut écarté, bien avant la désignation de Kim Jong-un en 2011, en raison d’un incident quelque peu rocambolesque : il avait été arrêté et refoulé par les services de l’immigration japonais alors qu’il essayait d’entrer dans l’Archipel muni d’un passeport dominicain avec une femme et son fils pour se rendre au parc Disneyland de Tokyo. Détenu plusieurs jours, il avait été finalement expulsé vers la Chine. Cette frasque, qui à l’époque fit grand bruit, lui a-t-elle valu à elle seule sa disgrâce ?
Né en 1971, Kim Jong-nam était le fils de la première compagne de Kim Jong-il, avec laquelle il vécut plusieurs années, l’actrice Song Hye-rim, star du cinéma nord-coréen dans les années 1960. Cette union ne fut jamais approuvée par le père de Jong-il, le fondateur du régime Kim Il-sung, et resta secrète. Song Hye-rim devait mourir, dépressive et diabétique, à Moscou en 2002, après avoir été supplantée auprès de Kim Jong-il par la prima donna de la troupe artistique Mansudae, Ko Yong-hui, mère de Kim Jong-un. La mésentente de Kim Jong-nam avec la nouvelle compagne de son père, qui nourrissait des ambitions pour ses fils, lui fut-elle fatale ? Ou, tout bonnement, préférait-il une autre vie que celle de successeur, comme le pensait son entourage ? Il s’était exilé à Macao, qui restait à l’époque le haut lieu de bien des « affaires » peu transparentes de Pyongyang.
« S’il te plaît, épargne-moi »
Tout en rondeur, arborant parfois une petite moustache, le cheveu ras, jovial et parlant plusieurs langues – dont le français qu’il avait appris en étudiant en Suisse –, il vivait le plus souvent dans sa villa sur l’île de Coloane à Macao, ainsi qu’à Pékin. Le reste du temps, il voyageait en Asie ou en Europe. Une vie de coq en pâte fréquentant casinos, restaurants et boutiques de luxe, qui avait changé avec l’arrivée au pouvoir de son demi-frère.
On ignore s’il assista aux funérailles de son père. S’il avait par la suite exprimé son soutien à Kim Jong-un, il n’était clairement pas en cour à Pyongyang. En 2012, des agents du Nord tentèrent de l’assassiner, ont raconté mercredi à la presse des parlementaires sud-coréens après une réunion à huis clos avec le patron du renseignement sud-coréen (NIS), Lee Byung-ho. « Selon [M. Lee], il a été victime d’une tentative d’assassinat en 2012 et Jong-nam a envoyé en avril 2012 une lettre à Jong-un, lui écrivant : “S’il te plaît, épargne-moi ainsi que ma famille” », a déclaré Kim Byung-kee, membre de la commission du renseignement du Parlement.
Kim Jong-nam avait gardé profil bas à l’exception de quelques entretiens avec la presse japonaise, dans lesquels il se déclarait « indifférent à la politique » et « sans ambition personnelle ». Il désapprouvait une succession dynastique mais il en comprenait les raisons politiques : « Maintenir la stabilité du pays. »
Il avait été plus loquace dans des courriels échangés avec le journaliste japonais Yoji Gomi, qui en avait fait un livre, Mon père Kim Jong-il et moi (non traduit), publié en 2012. Kim Jong-nam se montrait critique du régime : « Je doute qu’avec deux ans d’expérience, le successeur puisse prendre le contrôle d’un système de pouvoir absolu », écrivait-il de son demi-frère, qu’il n’avait jamais rencontré. Ajoutant : « Sans réforme, l’économie va s’effondrer et le régime avec elle (…). Je veux croire que mon demi-frère comprend ce que je ressens. »
« Il a toujours mené grand train »
« Il est peu probable que Kim Jong-un ait vu en son demi-frère exilé un rival », estime Cheong Seong-chang, de l’institut de recherche Sejong à Séoul. En revanche, il est possible qu’il ait commis une grave erreur en cherchant à faire chanter son demi-frère, avance ce spécialiste des arcanes du pouvoir de la Corée du Nord : « Kim Jong-nam a toujours mené grand train et, depuis 2012, il voulait faire défection, mais il demandait beaucoup d’argent. Ni les Américains ni les Européens n’étaient prêts à payer autant. Seule la Corée du Sud aurait accepté. Kim Jong-nam a essayé de faire chanter son demi-frère avec sa menace de défection pour obtenir davantage d’argent. »
Pour M. Cheong, il est possible que Kim Jong-un ait choisi une option extrême pour mettre fin à ce chantage. Un assassinat en territoire chinois, y compris à Macao, aurait suscité l’ire de Pékin. Le déplacement de Kim Jong-nam à Kuala Lumpur offrait une possibilité.
Philippe Pons (Tokyo, correspondant)
Journaliste au Monde
Bruno Philip (Bangkok, correspondant en Asie du Sud-Est)
Journaliste au Monde
* LE MONDE | 15.02.2017 à 11h16 • Mis à jour le 15.02.2017 à 14h44 :
http://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2017/02/15/mysterieux-assassinat-du-demi-frere-de-kim-jong-un_5079959_3216.html