Abstract : Souvent, les détracteurs comme les défenseurs de la doctrine élaborée par Alexandre Sack ne prennent pas suffisamment le temps de connaître le cadre d’analyse et l’orientation de ce juriste international. Alexandre Sack n’est pas un humaniste qui aurait cherché à préserver les peuples ou les nations de l’action néfaste des chefs d’État ou des créanciers prêts à endetter la collectivité de manière frauduleuse, voire criminelle, en somme odieuse. Son but principal n’est pas de mettre de l’éthique ou de la morale dans la finance internationale. Sack veut défendre les droits des créanciers mais il a été amené à préciser qu’il y a une exception importante à la sacro-sainte règle de la continuité du remboursement de la dette : à savoir que, dans certaines circonstances, les créanciers devront accepter l’annulation de leurs créances si l’on démontre que la dette est odieuse. Bien que décriée par des détracteurs puissants, et malgré les limites évidentes de l’orientation de son auteur, la doctrine de la dette odieuse inspire une série de mouvements qui cherchent dans les travaux de Sack un moyen de combattre les dettes illégitimes, illégales, insoutenables et/ou odieuses. Les deux critères sélectionnés par Sack pour déterminer l’existence d’une dette odieuse qu’une nation peut refuser de payer sont opératoires et justifiés : l’absence de bénéfice pour la population et la complicité des créanciers. Il s’agit ici de dépasser la doctrine de Sack en gardant ce qui est opératoire, en éliminant ce qui, dès le départ, est inacceptable et en y intégrant des éléments en rapport avec des conquêtes sociales et démocratiques qui ont trouvé une expression dans l’évolution du droit international depuis la Seconde Guerre mondiale. La règle de la continuité des obligations des États en matière de dette, malgré un changement de régime, favorise les créanciers et renforce l’ordre international dominant en cherchant à empêcher les États (et les peuples) de se libérer du fardeau de la dette. Cette règle a été souvent remise en cause tant du point de vue de la théorie par de nombreux juristes dès le 19e siècle que dans la pratique par le recours des États à des répudiations unilatérales de dettes.
La partie la plus citée du livre de Sack concernant la dette odieuse prête à confusion. La voici : « Si un pouvoir despotique contracte une dette non pas selon les besoins et les intérêts de l’État, mais pour fortifier son régime despotique, pour réprimer la population qui le combat, cette dette est odieuse pour la population de l’État entier. Cette dette n’est pas obligatoire pour la nation : c’est une dette de régime, dette personnelle du pouvoir qui l’a contractée ; par conséquent, elle tombe avec la chute de ce pouvoir. » (p. 157) [1]. « La raison pour laquelle ces dettes ‘odieuses’ ne peuvent être considérées comme grevant le territoire de l’État, est que ces dettes ne répondent pas à l’une des conditions qui déterminent la régularité des dettes d’État, à savoir celle-ci : les dettes d’État doivent être contractées et les fonds qui en proviennent utilisés pour les besoins et dans les intérêts de l’État (supra, § 6). Les dettes ‘odieuses’, contractées et utilisées à des fins qui, au su des créanciers, sont contraires aux intérêts de la nation, n’engagent pas cette dernière — au cas où elle arrive à se débarrasser du gouvernement qui les avait contractées — (…) Les créanciers ont commis un acte hostile à l’égard du peuple ; ils ne peuvent donc pas compter que la nation affranchie d’un pouvoir despotique assume les dettes « odieuses », qui sont des dettes personnelles de ce pouvoir. » (p. 158). La présente étude vise à clarifier la position de Sack, à placer la doctrine de la dette odieuse dans son contexte et à voir quelle évolution elle devrait connaître. Nous verrons que pour Sack la nature despotique du régime ne constitue pas une condition nécessaire pour définir le caractère odieux d’une dette qui peut être répudiée. Selon Sack, deux critères doivent être réunis : une dette est odieuse si elle a été contractée pour satisfaire des besoins franchement contraires aux intérêts de la population et si, au moment d’octroyer le crédit, les créanciers en étaient conscients.
Alexandre Nahum Sack (Moscou 1890 – New York 1955), juriste russe ayant enseigné à Saint-Pétersbourg puis à Paris, est considéré comme un des pères de la doctrine de la dette odieuse. Cette doctrine, qui est basée sur une série de jurisprudences, a fait couler beaucoup d’encre. Souvent décriée, très largement marginalisée ou omise dans les cours universitaires, la doctrine de la dette odieuse est pourtant l’objet de centaines d’articles et de dizaines de livres spécialisés. La liste des organisations internationales qui ont publié des documents, qui ont pris position et qui ont organisé des séminaires à son sujet est longue. On peut citer : la Commission des Nations Unies sur le Droit international (International Law Commission) [2], le Fonds monétaire international (FMI) [3], la Banque mondiale [4], la Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement [5], l’expert indépendant auprès de l’ONU afin de rapporter sur les effets de la dette sur l’exercice des droits humains [6], la Commission d’audit intégral du crédit public de l’Équateur mise en place par le président Rafael Correa en 2007 [7], le Comité pour l’annulation de la dette du tiers monde - devenu en 2016 le Comité pour l’abolition des dettes illégitimes - (CADTM) [8], la Commission pour la vérité sur la dette grecque instituée par la présidente du Parlement grec en 2015 [9]. La question des dettes odieuses et/ou illégitimes revient sans cesse à l’ordre du jour des relations internationales. On peut mentionner également la publication récente de livres universitaires sur le sujet : Stephania Bonilla, Odious Debt : Law-and-Economics Perspectives, Gabler publisher, Wiesbaden, 2011 ; Michael Waibel, Sovereign Defaults before International Courts and Tribunals, University of Cambridge, 2013 ; Michael Waibel, Sovereign Defaults before International Courts and Tribunals, University of Cambridge, 2013 ; Odette Lienau, Rethinking Sovereign Debt : Politics, Reputation, and Legitimacy in Modern Finance, Harvard University, 2014 ; Jeff King, The Doctrine of Odious Debt in International Law. A Restatement, University College London, 2016.
Personnellement, cela fait plus de 30 ans que j’étudie la question, publie des travaux et participe à des commissions pour identifier des dettes illégitimes, illégales, insoutenables ou odieuses. Je me suis rendu compte que l’orientation défendue par Alexandre Nahum Sack est mal connue. Les détracteurs mais aussi celles et ceux qui s’appuient dans leur action sur la doctrine élaborée par Sack connaissent quelquefois de manière insuffisante ou biaisée le cadre d’analyse et l’orientation de ce juriste international. Il est très utile d’aller au-delà de quelques citations et d’une présentation simplificatrice car la lutte pour combattre les dettes odieuses peut en ressortir affinée et renforcée.
La question que s’est posée Sack au départ : que deviennent les dettes contractées par un État après une révolution qui aboutit à un changement de régime ?
Alexandre Sack n’était pas un humaniste qui aurait cherché à préserver les peuples ou les nations de l’action néfaste des chefs d’État ou des créanciers prêts à endetter la collectivité de manière frauduleuse, voire criminelle. Son but principal n’était pas de mettre de l’éthique ou de la morale dans la finance internationale. Son but était de renforcer l’ordre international tel qu’il existait, d’assurer la continuité du paiement des dettes et donc de permettre aux créanciers de recouvrer leurs créances.
Sack a abordé la question des dettes odieuses dans un ouvrage publié en français en 1927 à Paris [10]. Le titre qu’il a choisi est important : Les effets des transformations des États sur leurs dettes publiques et autres obligations financières : traité juridique et financier. La question que s’est posée Sack au départ peut être résumée de la manière suivante : que deviennent les dettes contractées par un État après une révolution qui aboutit à un changement de régime ? Sack le déclare très clairement dans le premier paragraphe de la préface de son livre, c’est « la Révolution russe de mars 1917 m’a amené à examiner les effets d’une transformation politique de l’État sur sa dette publique. » En effet, parmi les principaux événements qui l’ont marqué et l’ont amené à mener une étude approfondie, il y a la révolution d’Octobre 1917 (qu’il présente comme un « coup d’État bolchevique ») et la répudiation des dettes tsaristes par le gouvernement bolchevique en janvier 1918. Ces deux événements occupent une place centrale. La liste des ouvrages qu’il a publiés indique qu’il ne s’est penché sérieusement sur la question des dettes publiques qu’à partir de la révolution russe [11]. Il a par la suite progressivement élargi le champ de ses recherches et étudié différents cas de succession d’État et leurs conséquences en ce qui concerne les obligations qui lient le nouvel État ou le nouveau régime aux créanciers.
Nicolas Politis [12], le juriste et homme d’État grec, qui a introduit l’ouvrage de Sack, montre l’ampleur du travail réalisé : « Il n’est pas exagéré de dire que M. Sack a rempli la tâche qu’il s’était fixée avec plein succès : il a réussi à réunir une documentation d’une rare richesse (…) il a suivi de très près la longue liste des traités d’annexion et de règlement de dettes conclus depuis 150 ans et analysé une à une leurs clauses ; il a recherché la manière dont elles ont été appliquées, les mesures législatives, administratives et judiciaires auxquelles elles ont donné lieu ; il a recueilli et classé l’opinion de tous les auteurs qui ont écrit sur la matière. Il a enfin su utiliser cet énorme matériel avec un sens admirable des nécessités pratiques pour expliquer, jusque dans les moindres détails, la nature juridique de la succession des dettes, les obligations des débiteurs et les droits des créanciers, les rapports entre États successeurs, les modes de répartition entre eux des dettes et les systèmes d’établissement de leurs quotes-parts. »
Ce n’est qu’à la fin de son livre que Sack a consacré, au chapitre 4, une quinzaine de pages à la dette odieuse. Les 157 pages qui précèdent portent sur le transfert des dettes publiques dans différents cas de figure : la conquête (l’annexion) d’un État par un autre, la séparation d’un État par rapport à un autre, les effets d’une révolution qui aboutit à un changement de régime, etc.
Pour Sack, la nature despotique ou démocratique d’un régime importe peu
Pour le juriste russe, lors d’un changement de régime suite à une annexion, une division ou une révolution, le nouveau régime doit honorer les dettes accumulées par le régime antérieur. Il y a donc continuité des obligations de l’État à l’égard des créanciers même en cas de changement profond de régime. Cette position conservatrice et réactionnaire dominait les relations internationales à l’époque. Cette règle, qui favorise les créanciers et renforce l’ordre international dominant en cherchant à empêcher les États (et les peuples) de se libérer du fardeau de la dette, a été souvent remise en cause tant du point de vue de la théorie (comme le montre l’encadré consacré à une série de citations de juristes du 19e siècle) que dans la pratique (voir les exemples de répudiations unilatérales de dettes donnés dans cet article) [13].
De plus, selon Sack, la nature (démocratique ou despotique) de l’ancien régime ou du nouveau n’influence pas cette règle générale. Ce qui compte aux yeux de Sack, c’est l’existence d’un gouvernement régulier qui exerce le pouvoir sur le territoire de l’État : « On doit considérer comme gouvernement régulier le pouvoir suprême qui existe effectivement dans les limites d’un territoire déterminé. Que ce pouvoir soit monarchique (absolu ou limité) ou républicain ; qu’il procède de la « grâce de Dieu » ou de la « volonté du peuple » ; qu’il exprime la « volonté du peuple » ou non, du peuple entier ou seulement d’une partie de celui-ci ; qu’il ait été établi légalement ou non, etc., tout cela n’a pas d’importance pour le problème qui nous occupe. » (p. 6).
Selon Sack, le nouveau régime peut remettre en cause la validité des dettes dont il doit hériter s’il s’avère que les dettes en question sont odieuses. Dans ce cas, le nouveau régime doit obtenir l’autorisation internationale pour faire exception à la règle de la continuité des obligations en matière de remboursement de la dette. Nous verrons à la fin de cette étude les conditions qu’il propose. En somme on verra que Sack établit une distinction entre la nature du titre de dette et la nature du gouvernement : un gouvernement odieux peut souscrire à des titres d’emprunt non odieux, et un gouvernement qui ne serait pas caractérisé comme odieux, qui serait légitime et démocratique, peut souscrire à des dettes odieuses.
Pour Sack, les droits des créanciers privés doivent primer sur ceux de la nation
Nicolas Politis avait précisé dans l’introduction que « les anciennes doctrines avaient perdu de vue que l’obligation des États successeurs, de même que celle du débiteur originaire, existe à l’égard des créanciers et non à l’égard de leur nation. » [14]
Au 21e siècle, les créanciers privés obtiennent régulièrement que des tribunaux condamnent des États en matière de dette alors qu’au 19e siècle et au début du 20e, ils étaient souvent déboutés.
Sack considère donc que l’intérêt des créanciers privés prime sur celui de la nation. L’œuvre à laquelle s’est dédié Sack est de convaincre la communauté internationale qu’il faut se doter d’un code et de structures juridiques internationales permettant de mieux garantir les droits des créanciers privés face aux États (p. XIV) [15].
Sur ce point central, l’orientation de Sack s’oppose à l’orientation d’autres juristes tant du 19e siècle que de son temps [16]. Luis Drago (Argentine), Carlos Calvo (Uruguay) [17], Gustave Rolin (Belgique) considèrent qu’il s’agit de protéger les États débiteurs face aux abus des créanciers privés souvent soutenus par leurs États (voir l’encadré avec différentes citations). En effet, à l’époque, les créanciers privés étaient principalement des banques et d’autres institutions ou des personnes privées résidant en Grande-Bretagne, en France, aux États-Unis ou encore en Allemagne, bénéficiant du soutien de leur gouvernement qui n’hésitaient pas à utiliser la politique de la canonnière pour récupérer des dettes.
Des juristes avancent des arguments très différents et prennent la défense des États endettés face aux créanciers privés [18] Luis Maria Drago [19] a déclaré lors de la convention de La Haye de 1907 : « Il ne peut y avoir le moindre doute quant au fait que les emprunts d’État sont des actes juridiques, mais d’une nature particulière qui ne peut se confondre avec nulle autre. La loi civile commune ne leur est pas applicable. Émis par un acte de souveraineté qu’aucun particulier ne pourrait exercer, ils ne représentent, en aucun cas, un engagement vis-à-vis de personnes déterminées. En effet ils stipulent en termes généraux que des paiements seront effectués, à une date donnée, au porteur qui est toujours une personne indéterminée. Le prêteur de son côté n’avance pas d’argent comme dans un contrat de prêt ; il ne fait qu’acheter une obligation sur le marché ; il n’y a ni acte individuel certifié ni relation directe avec le gouvernement débiteur. Dans des contrats ordinaires, le gouvernement agit en vertu de droits qui sont inhérents à la personne juridique ou à l’entité administrative, en exerçant ce qu’on appelle jus gestionis ou le droit dont est investi le représentant ou administrateur de n’importe quelle société par actions. Dans le second cas, il agit en fonction du jure imperii, en sa qualité de souverain, en posant des actes dont seule est capable la personne publique de l’État. Dans le premier cas nous comprenons que le gouvernement peut être convoqué devant les tribunaux, comme ça arrive tous les jours, afin de répondre de ses engagements en droit privé ; nous ne pouvons concevoir dans le second cas que l’exercice de la souveraineté puisse être mis en cause devant un tribunal ordinaire. Il serait à tout le moins nécessaire d’établir cette distinction pratique à laquelle je me suis permis de renvoyer en Commission plénière ; pour des contrats ordinaires, les tribunaux sont compétents ; aucun tribunal n’est compétent pour des emprunts publics. Si, par ailleurs, il était avancé que les emprunts nationaux impliquent bien un contrat, comme n’importe quel autre emprunt, au sens où ils créent des obligations de la part de l’État emprunteur, la réponse serait que ce ne sont pas les contrats seuls qui créent les obligations ; mais que, en serait-il même ainsi, il serait nécessaire de reconnaître qu’il s’agit d’une catégorie particulière de contrats dotés de caractéristiques bien reconnaissables, et qui de ce fait méritent d’être placés dans une classe à part. » [20] Le juriste Gustave Hugo [21], souvent appelé le père de l’école historique en droit, écrit : « Une faillite nationale n’a rien d’illégal, et savoir si elle est immorale ou peu avisée dépend entièrement des circonstances. Il n’est pas décemment possible de demander à la génération actuelle qu’elle porte seule les conséquences de la folie ou du manque de prévoyance de celles qui l’ont précédée, car sinon à la fin un pays n’aurait plus d’habitants à cause du poids de ses dettes publiques. » [22] Karl Salomo Zachariae von Lingenthal [23] écrit : « L’État a le droit de réduire ses dettes, même de les répudier entièrement, dans la mesure où il n’est plus capable de lever les fonds, en plus des dépenses courantes, nécessaires pour payer les intérêts et le capital de la dette publique. » Selon Edwin Borchard, Zachariae soutient qu’un gouvernement a un devoir supérieur au paiement de ses dettes, qui est de préserver la vie de ses citoyens, et qu’il lui faut oublier les créanciers s’il n’y a pas d’autre choix. Il distingue entre ceux qui ont prêté volontairement et ont ainsi conclu un contrat aléatoire et ceux qui sont les victimes d’un emprunt forcé. Ce n’est qu’en cas de force majeure qu’il envisagerait que l’État a le droit de ne pas honorer ses obligations envers des prêteurs forcés. Friedrich Carl von Savigny [24], probablement influencé par une loi prussienne de 1823 qui stipulait que l’État ne pouvait être poursuivi pour ses dettes publiques, concluait que les dettes publiques ne sont pas de la compétence d’un juge alors que c’est le cas dans le droit privé. G. Rolin-Jaequemyns [25], un juriste belge, dans Revue de droit international 1869, p. 146, est d’avis que contracter un emprunt est un acte souverain, de même que son paiement. Il ajoute que l’ingérence d’un autre État est hors de question. De nombreux juristes français partagent cet avis. Nous pouvons citer Louis Berr qui déclare : « Le Français qui conclut un contrat avec un gouvernement étranger se soumet à l’avance aux lois de ce gouvernement en ce qui concerne la juridiction et le droit de ses tribunaux ; il renonce volontairement à la protection de ses propres lois nationales. Par conséquent, les questions concernant le paiement et la liquidation d’obligations dirigées contre un État étranger ne peuvent être soulevées devant ses propres tribunaux qu’en accord avec les règles du droit public qui ont cours dans l’État débiteur. » [26] Sir Robert Phillimore, dans Commentaries upon International Law [27], écrit : « Les tribunaux anglais ont décidé que des obligations payables au porteur par le gouvernement d’un État créent une dette qui n’est qu’une dette d’honneur, dont le paiement ne peut être imposé par aucun tribunal étranger ni par un tribunal de l’État emprunteur, sauf consentement de son gouvernement. » [28] Carl Ludwig von Bar [29] écrit : « Si tous les créanciers réussissaient à obtenir leur dû en saisissant les biens de l’État, ils pourraient paralyser la machine étatique. Par conséquent, les dettes publiques, émises en fonction d’un droit spécial, contractées auprès d’un certain nombre de créanciers, s’appuient sur la condition que l’État est en position – ce dont l’État lui-même est juge par législation – de faire face à ses obligations. L’État a pour ainsi dire une beneficium competentia au sens le plus large ; il doit d’abord se préserver lui-même, et le paiement de ses dettes est une considération secondaire. » [30] A. Wuarin : « C’est par une loi (ou un décret) qu’est autorisé l’emprunt ; ce sera postérieurement par la promulgation d’une autre loi (ou d’un autre décret) que l’État, sans explication, se déclarera libéré de tout engagement ou décrétera la suspension de l’amortissement du paiement des intérêts, supprimera les garanties... » (cité par Sack, p. 37) A. de La Pradelle [31] et N. Politis : « La dette résultant d’un emprunt est aussi obligatoire en droit que toute autre dette, mais il n’en est pas moins vrai que, contractée dans un intérêt public, elle est soumise pour son exécution aux conditions imposées par les nécessités financières et administratives de l’État emprunteur : née en vertu de mesures législatives, elle peut être modifiée par d’autres mesures législatives » [32]. A. de La Pradelle et N. Politis : « Les souscripteurs, comme les acquéreurs ultérieurs des titres de l’emprunt, n’ignorent ni la nature de l’opération ni le risque qu’elle leur fait courir, ils l’acceptent d’avance ; ils savent que, si le gouvernement débiteur a l’obligation de les payer, il aura la liberté, si les circonstances l’y contraignent, de différer l’échéance de sa dette, d’en modifier les modalités, ou même d’en réduire le montant. Faute de réglementation internationale des faillites d’État, la liquidation en est faite par les soins du débiteur, qui, toutefois, s’il est soucieux de sa réputation et de l’intérêt de son crédit, devra plutôt y procéder d’accord avec ses créanciers que par voie d’autorité. » [33] Grégoire Dimitresco : « L’État a le droit de se soustraire à l’exécution totale ou partielle du contrat qu’il passe avec ses créanciers, ou de modifier les clauses de ce même contrat, s’il le juge convenable et si les circonstances l’exigent ; ce droit dérive pour lui de la nature du contrat. Il est en effet incompatible avec le rôle et la fonction de l’État de s’engager dans d’autres conditions. » [34] M. Korovine, de l’Institut du droit soviétique, est d’avis que la succession des dettes n’a pas non plus lieu en cas de transformation politique ; il y avait dettes personnelles de l’ancien gouvernement, elles sont pour le nouveau « res inter alios acta » [35], c’est-à-dire qu’elles ne peuvent pas l’affecter. |
Sack ferme les yeux devant les abus des banquiers en ce qui concerne l’émission des emprunts et en matière de manipulation des titres
Sack avait connaissance de situations dans lesquelles des banquiers londoniens, français, allemands ou d’autres grandes places financières occidentales ont émis des titres de dette publique en imposant des conditions léonines [36] aux États qui faisaient appel à leur service et en manipulant les cours de ces titres. Ces abus des banquiers étaient bien documentés. Des commissions d’enquête parlementaire, que ce soit en Grande-Bretagne, en France ou aux États-Unis, avaient produit des conclusions accablantes pour les banquiers. Des arbitrages avaient eu lieu. Sack avait également connaissance du comportement boursicoteur, spéculatif, d’institutions privées détentrices de titres de la dette publique. Tout cela a fait l’objet de nombreux débats publics tout au long du 19e siècle jusqu’à l’époque où Sack écrit son livre. À l’occasion de l’élaboration de la Convention de La Haye de 1907 (voir plus loin la partie sur la politique des États-Unis), plusieurs intervenants comme Luis M. Drago, juriste et ministre argentin, ont dénoncé le comportement des créanciers. À aucun endroit de son ouvrage, Sack ne mentionne la possibilité d’invalider un contrat d’endettement, de déclarer nuls des titres émis, au cas où est prouvée l’existence de comportements abusifs et frauduleux des créanciers, à commencer par les banques. Cela indique le parti pris par Sack.
Quand j’aborderai les critères établis par Sack pour déterminer le caractère odieux de certaines dettes et la responsabilité des créanciers, on verra qu’il envisage la responsabilité des créanciers du point de vue de leur complicité avec des actes odieux perpétrés par les régimes auxquels ils accordent leur crédit. Ceci est tout à fait correct, mais tout à fait insuffisant car Sack évacue complètement la responsabilité des créanciers au moment de l’émission des titres sur les marchés financiers (vente très en-dessous de la valeur faciale, commissions exorbitantes, taux d’intérêts réels très élevés [37]) et dans la « gestion » de ceux-ci après l’émission, c’est-à-dire la spéculation avec manipulation des cours [38]. Le comportement frauduleux, abusif et malhonnête des banquiers au moment de l’émission de titres devait être fermement condamné et combattu, de même que les manipulations auxquelles ils se livraient par la suite. Sack a décidé délibérément de laisser toutes latitudes aux créanciers de ce point de vue.
Le refus de Sack de prendre en compte les cas où les prêteurs génèrent des dettes odieuses en imposant des conditions abusives aux emprunteurs témoigne de son orientation politique et idéologique en faveur des créanciers.
Et pourtant Sack avance la proposition d’annulation de certaines dettes odieuses
Lorsqu’il y a présomption de dettes odieuses, c’est aux créanciers de démontrer leur bonne foi
Malgré son parti pris en faveur des créanciers, Sack considère que dans des cas exceptionnels des dettes peuvent être annulées. Selon Sack, les créanciers devront accepter l’annulation de certaines dettes s’il est démontré que le gouvernement qui les a contractées comptait les utiliser contre les intérêts de la nation. Ce juriste a donc été amené à préciser qu’il y a une exception importante à la sacro-sainte règle de la continuité du remboursement de la dette et aux droits des créanciers privés : à savoir que, dans certaines circonstances, les créanciers devront accepter l’annulation de leurs créances si l’on démontre que la dette est odieuse. Il accepte aussi deux points fondamentaux sur lesquels je reviendrai plus loin : lorsqu’il y a présomption de dettes odieuses, c’est aux créanciers de démontrer leur bonne foi, et s’ils n’y arrivent pas, leurs actes pourront être considérés comme hostiles à la nation. Mais avant d’en venir à la dette odieuse telle que définie par Sack, je voudrais aborder rapidement d’autres éléments de la position de celui-ci en rapport aux droits des créanciers et des États dans des circonstances comme celles de la guerre.
La banalisation des guerres de conquête
Sack considérait comme tout à fait normal que les États mènent des guerres de conquête et imposent un tribut aux vaincus. Selon lui, en cas de guerre, les droits des créanciers passent après ceux de l’État. « Le gouvernement peut conduire une guerre qui entraînera de fortes dépenses, des pertes d’ordre matériel, des pertes de vies humaines, etc. La guerre peut éventuellement aboutir à des conditions de paix très lourdes pour l’État qui sera grevé d’une indemnité de guerre en espèces et en nature (matériel roulant des chemins de fer, navires, artillerie, etc.). Ces actes du gouvernement avec leurs conséquences, ainsi que d’autres événements, peuvent avoir une influence funeste sur les finances et la capacité de paiement de l’État débiteur. Tout cela constitue des risques à supporter par les créanciers qui ne peuvent ni ne sauraient lier le gouvernement ni dans son droit de disposer librement du domaine privé et des finances de l’État, ni dans son droit de guerre. » (p. 58)
Sack adopte manifestement une hiérarchie des valeurs au sein de laquelle les droits des peuples à l’autodétermination et à la paix sont exclus. Et, comme indiqué plus haut, face au droit des États de faire la guerre avec toutes ses conséquences, il considère que les créanciers n’ont qu’à s’incliner devant la raison d’État.
Il cite sans la critiquer une sentence du Conseil d’État français, qui indique clairement que le droit de mener une guerre inclut le droit au brigandage : « Le fait par une armée française de s’être emparée des deniers existant dans les caisses publiques d’un pays occupé (Venise) rend-il l’État français débiteur desdits fonds envers les créanciers de l’État occupé ? — Rés. nég. — II n’y a là qu’un fait de guerre ne permettant aucune réclamation. » (p. 58)
En conséquence, cette sentence rend très fragile l’affirmation de Sack selon laquelle il y a continuité des obligations des débiteurs publics à l’égard des créanciers (voir le point suivant).
Rappelons qu’à l’époque où Sack élabore son ouvrage, le droit des peuples à l’autodétermination est devenu un élément de la doctrine officielle tant des États-Unis que de l’Union soviétique [39]. Ce droit va à l’encontre du colonialisme et des annexions de territoires des nations dominées par des grandes puissances. Or, comme on le verra plus loin, Sack est manifestement convaincu des « bienfaits » de la politique impérialiste qu’a mené par exemple l’ancien empire tsariste à l’égard des peuples non russes qu’il dominait et subjuguait ou l’empire allemand dans ses colonies d’Afrique.
Sack et la continuité des obligations des États en matière de dette malgré un changement de régime
Sack consacre une partie importante de son livre au transfert des dettes en cas de changement de régime, suite à une révolution, à un coup d’État ou à une guerre civile. Il apprécie manifestement ce qui s’est passé en France entre 1789 et l’époque où il élabore sa doctrine. Il se félicite du fait que, malgré tous les changements de régime, la dette publique a été chaque fois assumée par tous les gouvernements successifs.
Voici ce qu’il écrit : « La Révolution française de 1789, après avoir renversé l’ancien régime, ne renia toutefois pas les anciennes obligations financières de l’État. Un décret du 17 juin 1789, date à laquelle le Tiers-État transforma les États-Généraux en Assemblée nationale, plaçait ‘les créanciers de l’État sous la garde de l’honneur et de la loyauté de la nation française’ ; dans sa séance du 13 juillet 1789, l’Assemblée constituante a formulé ainsi que suit son point de vue sur la dette d’État : ‘L’Assemblée, interprète de la nation, déclare que... la dette publique ayant été mise sous la garde de l’honneur et de la loyauté française et la nation ne se refusant pas à en payer les intérêts, nul pouvoir n’a le droit de prononcer l’infâme mot de banqueroute, nul pouvoir n’a le droit de manquer à la foi publique sous quelque forme et dénomination que ce puisse être.’
La constitution du 3-14 septembre 1791 (titre V, art. 2) contient l’article suivant : ‘Sous aucun prétexte, les fonds nécessaires à l’acquittement de la dette nationale ne pourront être ni refusés, ni suspendus.’
La constitution du 24 juin 1793, art. 122, ‘garantit à tous les Français la dette publique’.
Les obligations financières de l’ancien régime furent inscrites sur le Grand Livre de la dette publique, conformément aux décrets des 15, 16, 17 et 24 août, 13 septembre 1793, les anciens titres de créance devant être annulés (§34). Sur le Grand Livre, on ouvrit un compte de la nation (§ 1, art. 5). Les considérations d’opportunité politique jouèrent aussi leur rôle : ‘Que la dette contractée par le despotisme ne puisse être distinguée de celle qui a été contractée depuis la Révolution’, disait Cambon dans son célèbre rapport du 15 août 1793 sur le Grand Livre de la dette publique. ‘Vous verrez le capitaliste — continuait-il — qui désire un roi, parce qu’il a un roi pour débiteur, et qui craint de perdre sa créance, si son débiteur n’est pas rétabli, désirer la République qui sera devenue sa débitrice, parce qu’il craindra de perdre son capital en la perdant.’ [40] » (p. 48-49).
En France, les changements de régime n’ont pas manqué : chute de la royauté (1789), fin de la 1re République en 1804, chute du premier Empire (1814), chute de la royauté en 1848, fin de la 2e République en 1852, du deuxième Empire en 1870… Sans oublier le changement de dynastie : les Orléans succèdent en 1830 aux Bourbons rétablis en 1815. Malgré cette instabilité politique et les poussées révolutionnaires, selon Sack la règle du transfert des dettes publiques entre régimes différents a été respectée (p. 49-50).
Sack cite de nombreux exemples de transferts de dettes qui ont eu lieu malgré d’importants changements de régime ou malgré la conquête de l’indépendance. Au 18e siècle, les États-Unis, tout en déclarant leur indépendance et en l’obtenant par la guerre, ont assumé leurs dettes à l’égard de la Grande-Bretagne (p. 48). La Belgique qui s’est séparée en 1830 de la Hollande a repris une partie de la dette de l’État des Pays-Bas dont elle faisait partie et a versé des indemnités (p. 80 et 83-84). La plupart des anciennes colonies espagnoles ont accepté d’acquitter les dettes acquises sous le régime espagnol (p. 52).
Cette continuité dans le transfert des dettes d’un régime à l’autre ne s’est pourtant pas produite partout, loin de là. Que ce soit en Russie en 1918, au Mexique en 1861, en 1867 et en 1914 ou au Costa Rica en 1919-1922, les nouveaux régimes ont répudié les dettes contractées par les gouvernants qui les avaient précédés. Il faut également ajouter les trois répudiations de dettes qui ont eu lieu aux États-Unis au cours du 19e siècle, ainsi que la répudiation de la dette réclamée par l’Espagne à Cuba. Ces exemples sont très intéressants.
Les répudiations de dettes entre 1830 et les années 1920
La répudiation de la dette tsariste en 1918
Selon Sack, l’État tsariste, peu importe sa légitimité ou son caractère antidémocratique, était un gouvernement régulier. Les dettes qu’il a contractées doivent être honorées même en cas de changement de régime. En février-mars 1917 a lieu une révolution qui porte au pouvoir un gouvernement provisoire. Ce gouvernement provisoire a reconnu pleinement toutes les dettes accumulées par le régime tsariste (p. 52), ce que Sack trouve tout à fait normal. En octobre 1917 se déroule une seconde révolution, le gouvernement provisoire est renversé et remplacé par un gouvernement dirigé par le parti bolchevique qui s’appuie sur les soviets (conseils de soldats, d’ouvriers et de paysans). Selon Sack, la prise du pouvoir par les bolcheviques constitue un coup d’État mais il ne met pas en cause qu’il s’agissait d’un nouveau gouvernement régulier qui étend progressivement son contrôle sur tout le territoire au cours de la guerre civile qui dure jusqu’en 1920. Sack considère que les bolcheviques auraient dû eux-mêmes reconnaître les dettes tsaristes. Or, en janvier 1918, le gouvernement révolutionnaire répudie ces dettes en les dénonçant comme odieuses [41]. Sack n’accepte pas non plus que le gouvernement soviétique ne réclame pas à la Pologne, libérée du joug tsariste et allemand après la première guerre mondiale, une partie des dettes de l’empire russe dont elle a fait partie. Sack écrit : « Au terme du traité définitif conclu entre la Pologne et les Soviets le 18 mars 1921, non seulement la Pologne n’a pas assumé une partie des dettes de l’Empire russe ni payé pour les biens qui lui sont revenus, mais, au contraire, il fut stipulé : Art. 13 : ‘La Russie et l’Ukraine s’engagent à payer à la Pologne 30 millions de roubles or en monnaies ou en lingots à titre de participation active des territoires de la République polonaise à la vie économique de l’ancien empire russe, participation reconnue par les préliminaires de paix du 12 octobre 1920, dans un délai d’un an au plus tard à partir de la ratification du présent traité.’ » [42] Aux yeux de Sack, ce cadeau fait à la Pologne rompt avec les règles en vigueur dans les relations internationales [43].
La remise en cause de la légitimité de la dette et la dénonciation de son caractère odieux ont été régulièrement invoquées par les gouvernants qui ont recouru à la répudiation des dettes au cours du 19e siècle et au début du 20e siècle.
Ces exceptions concrètes à la règle de la continuité des contrats qui lient un État à ses créanciers ont conduit Sack à définir dans quelles conditions on peut parler de dettes odieuses. Du point de vue de Sack, il s’agissait de mettre de l’ordre dans les actes de répudiation et de prévenir les créanciers des risques qu’ils prenaient en octroyant des crédits qui pouvaient correspondre aux critères de la dette odieuse. Voici une présentation synthétique des répudiations de dettes qui sont intervenues pendant la période couverte par l’ouvrage de Sack.
Trois vagues de répudiations de dettes publiques aux États-Unis au cours du 19e siècle
Dans les années 1830, quatre États des États-Unis ont répudié leurs dettes ; il s’agissait du Mississipi, de l’Arkansas, de la Floride et du Michigan. Les créanciers étaient principalement britanniques. Sack écrit à ce propos : « L’une des principales raisons justifiant ces répudiations a été le gaspillage des deniers empruntés : le plus souvent on avait emprunté pour l’établissement de banques ou la construction de chemins de fer ; or, ces banques firent faillite, les lignes de chemins de fer ne furent pas construites. Ces opérations louches ont été souvent le résultat d’un accord entre des membres indélicats du gouvernement et des créanciers malhonnêtes » (p. 158). Les créanciers qui ont essayé de poursuivre devant la justice fédérale des États-Unis les États qui avaient répudié leurs dettes ont été déboutés. Pour fonder ce rejet des plaintes, la justice fédérale s’est basée sur le 11e amendement à la Constitution des États-Unis qui prescrit que « le pouvoir judiciaire des États-Unis ne peut mener aucun procès civil ou en équité à l’encontre de l’un des États des États-Unis, intenté par un citoyen d’un autre État, ou par des citoyens ou sujets d’États étrangers. » [44] Cet acte unilatéral de répudiation a été couronné de succès. Sack ne mentionne pas cette décision de la justice fédérale, probablement parce que cela affaiblirait son plaidoyer en faveur de la possibilité pour les créanciers privés d’obtenir une condamnation d’un État qui ne paie pas ses dettes. Les motifs de la répudiation étaient le mauvais usage des fonds empruntés et la malhonnêteté tant des emprunteurs que des prêteurs [45], et sur ce point Sack a présenté un résumé correct. Il n’était pas fait référence à un quelconque caractère despotique du régime.
Le gouvernement fédéral a obligé les États sudistes à répudier les dettes qu’ils avaient contractées pour mener la guerre
À la suite de la Guerre de Sécession (1861-1865), le gouvernement fédéral a obligé les États sudistes à répudier les dettes qu’ils avaient contractées pour mener la guerre. C’est l’objet du 14e amendement à la Constitution des États-Unis, qui stipule que « neither the United States nor any State shall assume or pay any debt or obligation incurred in aid of insurrection or rebellion against the United States » (« ni les États-Unis, ni aucun État n’assumera ou ne paiera une dette ou une obligation contractée pour aider une insurrection ou une rébellion contre les États-Unis ») [46]. Les créanciers avaient acheté à Londres et à Paris principalement des titres émis par des banquiers européens pour le compte des États sudistes. Parmi les créanciers, on trouvait la Banque Erlanger de Paris ainsi que sa filiale londonienne [47]. Elle organise en 1865 la souscription de « l’emprunt Erlanger », permettant aux détenteurs des titres de se faire rembourser sur le produit de la vente du coton du Sud des États-Unis, à l’époque de la guerre de Sécession, sous réserve que les États confédérés du Sud l’emportent. Ce pari était rémunéré par un taux d’intérêt, relativement élevé pour l’époque, de 7 % par an. L’emprunt était aussi négociable à Londres. Pendant la guerre de Sécession, les États du Sud avaient organisé une rétention du coton, qui a propulsé les cours jusqu’à un record historique de 1,89 dollar la livre. Cette hausse représentait une multiplication par vingt du cours en quelques mois, mais les industriels britanniques avaient eu le temps de constituer des stocks. En 1870, cinq ans après la fin de la guerre, le coton américain avait quasiment retrouvé son niveau de production et le pays redevint leader mondial du coton jusqu’en 1931, comme il l’était depuis 1803. Mais les porteurs d’obligations ne furent jamais remboursés, étant donné la répudiation décrétée par le gouvernement fédéral et l’application de la section 4 du 14e amendement à la Constitution. La motivation de la répudiation était que les emprunts avaient servi à financer la rébellion des États du Sud, regroupés dans la confédération, contre les États-Unis. Il n’était pas question de la nature, despotique ou autre, du régime des États du Sud. C’est la finalité des emprunts qui a été invoquée et surtout le fait qu’ils avaient été contractés par des forces rebelles.
Une troisième vague de répudiations a eu lieu aux États-Unis après 1877. Huit États du Sud [48] répudièrent leurs dettes en décrétant que les emprunts réalisés pendant la période qui s’étend entre la fin de la Guerre de Sécession et 1877 avaient donné lieu à des emprunts illicites effectués par des politiciens corrompus (dont des esclaves affranchis) qui étaient soutenus par les États du Nord. Cette répudiation a donc été décidée par des gouvernants racistes (ils appartenaient en général au parti démocrate) revenus au pouvoir au Sud après le retrait des troupes fédérales qui ont occupé le Sud jusqu’en 1877. Sack ne mentionne pas cette répudiation.
La répudiation unilatérale victorieuse de la dette par le Mexique dans les années 1860
À la même époque que la Guerre de Sécession aux États-Unis, le Mexique a répudié en 1861 la dette odieuse réclamée par des créanciers français et britanniques. En rétorsion, la France, soutenue au début par la Grande-Bretagne et l’Espagne, a envoyé un corps expéditionnaire qui a fini par atteindre 35 000 soldats. Finalement, Louis-Napoléon Bonaparte a dû retirer les soldats français du sol mexicain en 1866 face à la contre-offensive victorieuse des forces mexicaines et il a dû affronter une nouvelle répudiation des dettes décidée en 1867 par le gouvernement du président Benito Juarez [49]. Le 18 juin 1883, le pouvoir législatif mexicain adopta une Loi sur le règlement de la dette dont l’article I, section 5 dit : « Nous ne pouvons reconnaître, et par conséquent elles n’auront pu être converties, les dettes émises par le gouvernement qui prétendait avoir existé au Mexique du 17 décembre 1857 au 24 décembre 1860 [le gouvernement du général Zuloaga] et du 1er juin 1863 au 21 juin 1867. » [50] Soulignons que le Mexique a décidé de ne pas recourir à un arbitrage international.
Le Pérou condamné alors qu’il a répudié une dette illégale et odieuse
En revanche, le Pérou a accepté de soumettre au Tribunal arbitral de La Haye le litige qui l’opposait à la France qui avait pris le parti de ses banquiers malhonnêtes. Il fut condamné à rembourser la dette bien qu’elle répondait aux critères qui comme nous le verrons permettent de déterminer qu’une dette est odieuse (absence de bénéfice pour la population et connaissance des créanciers).
Selon la Constitution du Pérou du 10 novembre 1860 (de même dans la Constitution de 1839), art. 10 : « Sont nuls les actes de ceux qui ont usurpé les fonctions publiques et les emplois confiés sous les conditions prescrites par la constitution et les lois. » [51]
En décembre 1879, le gouvernement du Pérou fut renversé par Nicolas de Pierola qui s’empara du pouvoir et se proclama chef de la République. Son gouvernement fut reconnu par l’Angleterre, par la France, par l’Allemagne et la Belgique.
Nicolas de Pierola était corrompu par des banquiers français, en particulier la banque Dreyfus qui avait obtenu de Pierola quand il était ministre des Finances (1868-1871) le monopole de l’exploitation et de l’exportation du guano, ce fertilisant naturel très apprécié à l’époque en Europe [52]. Le banquier Dreyfus s’engagea à verser 365 millions de francs en échange de deux millions de tonnes de guano d’une valeur à la revente de 625 millions de francs [53]. Par ailleurs, la banque Dreyfus s’était vu attribuer la gestion de la dette externe péruvienne ! Autrement dit, Dreyfus s’engagea à faire des avances de fonds au gouvernement pour un montant de 75 millions de francs la première année et de 67 millions les années suivantes et à assurer le service de la dette péruvienne. L’article 32 du contrat prévoyait que le gouvernement hypothèquait tous les revenus de la nation si le guano ne suffisait pas à couvrir ces avances. L’accord fut ratifié au Pérou le 17 août 1869.
La banque Dreyfus décida de suspendre le paiement de la dette externe du Pérou au début 1876 en considérant que les revenus qu’elle tirait du guano n’étaient pas suffisants pour continuer le paiement [54]. Il est avéré que Pierola était acquis aux intérêts de banquiers français et britanniques et d’une partie de l’oligarchie locale.
Après la chute du dictateur et le retour de l’ordre constitutionnel, la loi du Pérou du 25 octobre 1886 annula tous les actes antérieurs de son gouvernement.
L’affaire fut portée devant un tribunal arbitral international. Cela démontre la faiblesse de l’affirmation de Sack selon laquelle les relations des créanciers privés avec les États relèvent du droit privé et pas du droit public. En effet, vu que les créanciers privés n’arrivaient pas (encore) à porter plainte contre un État devant un tribunal pour non respect d’un contrat, ils demandaient à « leur » État (en l’occurrence l’État français) de défendre leurs intérêts contre l’État débiteur. Dans le litige qui nous occupe, c’est l’État français qui, prenant la défense des banquiers français, va devant un tribunal d’arbitrage international pour obtenir raison contre l’État débiteur à savoir le Pérou.
Au cours d’un arbitrage entre la France et le Chili [55], le tribunal arbitral, dans sa sentence du 5 juillet 1901, formula au sujet du gouvernement de Nicolas de Pierola les considérations suivantes : « La capacité d’un gouvernement pour représenter l’État dans les relations internationales ne dépend à aucun degré de la légitimité de son origine... L’usurpateur qui détient en fait le pouvoir avec l’assentiment exprès ou tacite de la nation agit et conclut valablement au nom de l’État des traités, que le gouvernement légitime restauré est tenu de respecter... » [56]
le Tribunal de La Haye favorisa les intérêts des banquiers français et britanniques
Le Tribunal arbitral de La Haye, au cours d’un arbitrage entre la France et le Pérou, a prononcé, dans sa sentence du 11 octobre 1921, que la loi adoptée par le Pérou le 25 octobre 1886 importe peu, puisqu’elle ne peut être opposée aux étrangers qui avaient traité de bonne foi. Il est clair que, par cette sentence, le Tribunal de La Haye favorisa les intérêts des banquiers français et britanniques.
Conclusions en relation aux exemples du Mexique et du Pérou
Les exemples du Mexique et du Pérou démontrent qu’il est préférable pour un nouveau gouvernement confronté à un litige avec des créanciers qui réclament une dette odieuse de recourir à un acte unilatéral de répudiation fondé sur des arguments de droit interne et de droit international plutôt que de s’en remettre à un arbitrage international. En effet, ce n’est que de manière tout à fait exceptionnelle qu’un arbitrage peut donner raison au faible (un pays débiteur du Sud) contre le puissant (du Nord), si une superpuissance (du Nord) prend le parti du faible pour ses intérêts propres. C’est ce que nous verrons avec l’arbitrage qui est intervenu dans le conflit entre le Costa Rica et la Grande-Bretagne dans les années 1920. Le nombre d’arbitrages au bout desquels le pays endetté a perdu face aux puissances créancières est bien supérieur à ceux qui ont abouti à une solution favorable aux pays débiteur.
Mais avant, et afin de respecter la chronologie, abordons la répudiation par les États-Unis des dettes réclamées par l’Espagne à propos de Cuba suite à la guerre de 1898.
La répudiation par les États-Unis de la dette que l’Espagne réclamait à Cuba en 1898
Les États-Unis déclarent la guerre à l’Espagne au milieu de l’année 1898, et envoient leur marine de guerre et leurs troupes pour libérer Cuba du joug espagnol. L’Espagne subit une défaite et des négociations s’engagent à Paris entre les deux pays afin d’aboutir à un Traité de Paix qui est finalement signé en décembre 1898 [57].
Pendant ces négociations, les autorités espagnoles défendent la position suivante : puisque les États-Unis ont pris leur colonie, ils doivent honorer les dettes que Cuba doit à l’Espagne. Ce sont les règles du jeu. Effectivement, les règles invoquées par l’Espagne constituaient une pratique courante au 19e siècle. Un État qui en annexe un autre doit en assumer les dettes. Sack donne de multiples exemples à ce propos.
Les États-Unis refusent et disent ne pas vouloir annexer Cuba. En substance, ils déclarent : « nous avons libéré Cuba et nous avons prêté assistance aux indépendantistes qui se battent contre vous depuis plusieurs années ».
Les Espagnols répondent que si Cuba devient indépendante, elle doit payer la dette comme l’ont accepté, par traité, toutes les autres colonies espagnoles devenues indépendantes au cours du 19e siècle.
Les États-Unis refusent catégoriquement que l’Espagne demande à Cuba de payer. Finalement, l’Espagne signe le traité de paix avec les États-Unis et renonce au recouvrement de la dette.
La version la plus courante qui relate ce qui s’est passé tend à dire que les États-Unis ont refusé la dette réclamée par l’Espagne à Cuba parce que cette dette avait servi à maintenir Cuba et le peuple cubain sous le joug espagnol. Or, quand on analyse le contenu des négociations, l’explication est très différente. Certes, les États-Unis ont invoqué cet argument, mais parmi bien d’autres qu’ils ont fait prévaloir pour justifier leur position.
Il n’y avait pas à proprement parler de dette de Cuba
Quels étaient les arguments avancés par les États-Unis ?
1) L’Espagne a émis en Europe des titres espagnols auprès des banquiers français et britanniques au nom de Cuba. C’est l’Espagne qui garantissait l’émission de ces titres et présentait en gage les revenus des douanes cubaines et d’autres taxes. La majorité, voire la totalité, des emprunts émis par l’Espagne au nom de Cuba sont restés en Espagne et l’ont enrichie.
2) Il n’y avait pas à proprement parler de dette de Cuba puisque Cuba, en tant que colonie, n’avait pas le droit d’émettre des titres de sa propre initiative ou en son nom propre. Les finances de l’île étaient contrôlées exclusivement par le gouvernement espagnol.
3) Il n’y avait aucune preuve que les titres espagnols gagés sur les revenus de Cuba aient servi pour des projets utiles à Cuba. Au contraire, l’histoire des finances de Cuba comme colonie montrait que les revenus de l’île étaient absorbés par le budget national de l’Espagne. C’est ainsi que, jusqu’en 1861, Cuba a produit des revenus bien supérieurs aux dépenses du gouvernement cubain mis en place par l’Espagne. Le surplus des revenus par rapport aux dépenses était transféré largement vers l’Espagne. Ensuite, lorsque l’Espagne s’est engagée dans des expéditions militaires coûteuses au Mexique, à Saint-Domingue et pour combattre les indépendantistes cubains, les finances cubaines ont commencé à entrer dans le rouge. En d’autres mots, Cuba a commencé à être en déficit budgétaire parce que l’Espagne utilisait les revenus cubains pour financer des guerres coloniales tant à l’extérieur de Cuba que sur le territoire cubain. Les expéditions militaires espagnoles vers le Mexique et Saint-Domingue partaient de Cuba.
4) En conséquence des arguments 1 et 3, les États-Unis ont affirmé que Cuba était une fiction en tant qu’emprunteur car les dettes dites cubaines cachaient en réalité l’endettement de l’Espagne. Les États-Unis ont argumenté que le budget de l’Espagne absorbait le surplus produit par l’île tout en mettant à sa charge des emprunts qui servaient ses intérêts et non ceux de Cuba.
Ce n’est qu’après avoir utilisé les arguments précédents que les États-Unis ont ajouté l’argument moral bien connu : « D’un point de vue moral, la proposition de faire payer ces dettes à Cuba est tout aussi intenable. Si, comme on l’affirme parfois, les luttes pour l’indépendance de l’île ont été menées et soutenues seulement par une minorité, imposer à l’ensemble de la population le coût entraîné par la répression des soulèvements serait punir l’ensemble pour la transgression de quelques-uns. Si, en revanche, comme le soutiennent les émissaires américains, ces luttes représentaient les espérances et les aspirations du peuple cubain dans son ensemble, écraser la population sous un fardeau créé par l’Espagne dans sa tentative de s’opposer à l’indépendance serait encore plus injuste.(…) Le fardeau de ce qu’on appelle la ‘dette cubaine’, imposée à la population de Cuba sans son consentement et par la force des armes, était un des torts principaux contre lesquels ont été menées les luttes pour l’indépendance cubaine. » [58]
Face à ces arguments des États-Unis, l’Espagne a modifié sa tactique dans la négociation. Elle a proposé que les dettes cubaines soient soumises à un arbitrage international afin de déterminer quelle part avait été réellement utilisée dans l’intérêt de Cuba. L’Espagne se proposait de prendre en charge la part des dettes qui n’avait pas servi à Cuba et demandait aux États-Unis de prendre en charge l’autre partie ou de la transférer au nouvel État cubain indépendant. Les négociateurs des États-Unis ont télégraphié au président McKinley pour demander son opinion. Il a répondu très clairement que les États-Unis n’accepteraient d’assumer aucune dette cubaine et n’encourageraient pas Cuba à les accepter.
En conclusion, les États-Unis ont répudié la dette réclamée par l’Espagne à Cuba, purement et simplement.
En 1909, après que les États-Unis ont retiré leurs troupes de Cuba, l’Espagne a demandé au gouvernement « indépendant » de Cuba de rembourser une partie de la dette. Sans surprise, Cuba a refusé en argumentant que le traité de Paris de décembre 1898, qui mettait fin au conflit entre l’Espagne et les États-Unis, avait annulé toutes les dettes. Dès lors, l’Espagne a dû négocier avec ses créanciers français et britanniques.
En plus, il faut souligner que d’une part à aucun moment les États-Unis n’ont invité les Cubains à envoyer des délégués pour participer aux négociations qui avaient lieu à Paris ; et que d’autre part les États-Unis ont invoqué l’argument du caractère despotique du régime colonial de manière secondaire. Ils se sont concentrés sur l’usage que l’Espagne faisait des emprunts soi-disant cubains pour montrer que c’est elle qui en premier chef en bénéficiait. Ils ont également démontré que c’est l’Espagne qui procédait à ces emprunts et non Cuba.
En quoi la répudiation par les États-Unis de la dette réclamée à Cuba en 1898 concerne la Grèce au 21e siècle Je ne résiste pas au besoin de faire un lien avec la situation présente en Europe. En effet, la comparaison avec le conflit Washington-Madrid-La Havane en 1898 est de toute première importance si on se penche sur la situation de la Grèce et d’autres pays comme Chypre ou le Portugal dans les années 2010. Après 2010, en effet, de nombreuses études récentes démontrent que les sommes mises à charge de la Grèce n’ont pas été transférées aux autorités grecques [59]. Elles ont servi principalement à rembourser des banques privées étrangères, notamment françaises et allemandes. Depuis 2010, les crédits octroyés à la Grèce l’ont été par 14 États de la zone euro, par le FMI, par le Fonds européen de stabilité financière (FESF) auquel a succédé le Mécanisme européen de stabilité (MES), et ce car la Grèce n’a plus accès aux marchés financiers (comme dans un autre contexte, Cuba sous domination espagnole). Ce sont donc des tiers qui réalisent des emprunts pour les mettre ensuite à charge de la Grèce et lui dicter des conditions extrêmement contraignantes. Moins de 10% des dettes mises à charge de la Grèce depuis 2010 ont transité par son budget et ces faibles sommes ont été utilisées pour financer des contre réformes et des privatisations. Les emprunteurs mentionnés plus haut se financent auprès des banques privées européennes et ensuite utilisent leur crédit pour les rembourser sans que les sommes empruntées passent par la trésorerie grecque. Il est avéré que ces emprunts n’ont pas bénéficié au peuple grec. Ils n’ont pas non plus amélioré la situation économique et financière du pays. Au contraire. Il faut ajouter que, dans un premier temps, les 14 pays de la zone euro qui ont octroyé des crédits à la Grèce ont fait des bénéfices sur son dos en pratiquant des taux d’intérêt abusifs entre 2010 et 2012 (entre 4 et 5,5% de taux d’intérêt). Le FMI fait également des bénéfices sur le dos de la Grèce, de même que la BCE [60]. Le recours de la Grèce aux emprunts est devenu une fiction depuis 2010. La Grèce comme emprunteur est une fiction qui sert les intérêts des principales puissances de la zone euro, à commencer par l’Allemagne et la France. Ces grandes puissances défendent elles-mêmes les intérêts de leurs grandes entreprises qu’elles soient bancaires, industrielles (notamment les entreprises d’armement) ou commerciales. Ces grandes puissances ont convaincu 12 autres pays membres de la zone euro et le FMI de mettre en place cette fiction avec la complicité des autorités grecques. Participent de ce montage le Mécanisme européen de stabilité (MES) et la BCE. Le grand capital grec (bancaire, commercial -les armateurs-,…) tire lui-même profit de la situation. |
La répudiation unilatérale des dettes par le Costa Rica appuyée par Washington
En janvier 1917, le gouvernement du Costa Rica, sous la présidence d’Alfredo Gonzalez, est renversé par le secrétaire d’État de la Guerre, Federico Tinoco, qui fait procéder à de nouvelles élections et établit une nouvelle Constitution en juin 1917. Le putsch de Tinoco est soutenu par l’oligarchie qui rejetait la politique suivie par le gouvernement antérieur. Et pour cause, celui-ci avait décidé d’imposer une taxe sur la propriété et un impôt progressif sur les revenus [61]. Tinoco reçoit également le soutien du patron de la tristement célèbre transnationale nord-américaine, la United Fruit Company (devenue à partir de 1989, Chiquita Brands International), connue pour avoir contribué à renverser plusieurs gouvernements latino américains afin de maximiser ses profits [62].
Le gouvernement Tinoco est ensuite reconnu par plusieurs États sud-américains, ainsi que par l’Allemagne, l’Autriche, l’Espagne et le Danemark. Les États-Unis, la Grande-Bretagne, la France et l’Italie ont, quant à eux, refusé de le reconnaître.
En août 1919, Tinoco quitte le pays en emportant une forte somme d’argent qu’il venait d’emprunter au nom de son pays à une banque britannique, la Banque Royale du Canada [63]. Son gouvernement tombe en septembre 1919. Un gouvernement provisoire rétablit alors l’ancienne Constitution et convoque de nouvelles élections. La loi n° 41 du 22 août 1922 annule tous les contrats passés entre le pouvoir exécutif et des personnes privées, avec ou sans approbation du pouvoir législatif, entre le 27 janvier 1917 et le 2 septembre 1919 ; elle annule également la loi n° 12 du 28 juin 1919, qui avait autorisé le gouvernement à émettre seize millions de colones (la monnaie costaricaine) de papier-monnaie. Il est utile de souligner que le nouveau président de la république, Julio Acosta, a d’abord opposé son véto à la loi de répudiation des dettes en arguant que cela allait à l’encontre de la tradition qui consistait à respecter les obligations internationales contractées à l’égard des créanciers. Mais le Congrès constituant, sous pression populaire, a maintenu sa position et finalement le président a retiré son véto. La loi de répudiation des dettes et de tous les contrats passés par le régime antérieur constitue une rupture évidente avec la tradition de la continuité des obligations des États malgré un changement de régime. Cette décision unilatérale souveraine du Costa Rica ressemble de manière évidente à la décision prise en 1867 par le président Benito Juarez soutenu par le Congrès et le peuple mexicain de répudier les dettes réclamées par la France [64]. Elle s’inscrit également dans la foulée du décret bolchévique de répudiation des dettes tsaristes adopté en 1918.
La Grande Bretagne a menacé le Costa Rica d’une intervention militaire s’il n’indemnisait pas les sociétés britanniques affectées par la répudiation des dettes et d’autres contrats. Il s’agissait de la Banque Royale du Canada et d’une société pétrolière. Londres envoya un bateau de guerre dans les eaux territoriales du Costa Rica [65].
Le Costa Rica maintint sa position de refus d’indemnisation en proclamant haut et fort que :
« La nullité de tous les actes du Régime Tinoco a été définitivement réglée par un décret de l’Assemblée Constituante du Costa Rica qui était la plus haute et l’ultime autorité compétente en la matière et sa décision sur cette question réalisée dans l’exercice des droits souverains du peuple du Costa Rica, ne peut être modifiée par une autorité étrangère » [66]
Afin de trouver une solution, le Costa Rica accepta de s’adresser à un arbitre international en la personne de William H. Taft, le président de la Cour suprême des États-Unis, afin qu’il donne son avis sur les deux principaux litiges avec la Grande Bretagne, l’affaire de la Banque Royale du Canada et celle d’une concession pétrolière qui avait été accordée par le dictateur Tinoco à l’entreprise British Controlled Oilfields Ltd.
En s’adressant à William H. Taft, qui a été président des États-Unis de 1909 à 1913, le Costa Rica espérait bien avoir gain de cause en profitant de l’intérêt qu’avait Washington de marginaliser la Grande Bretagne dans la région. Et effectivement c’est ce qui se passa.
La décision de William H. Taft consiste à rejeter la demande d’indemnisation exigée par Londres.
Il est important de se pencher sur les arguments de Taft. D’abord il établit clairement que la nature despotique du régime de Tinoco n’a aucune importance.
Dans sa sentence, William H. Taft déclare notamment : « Prétendre qu’un gouvernement qui s’installe et fait fonctionner harmonieusement son administration, avec l’assentiment de la population pendant une période substantielle, ne peut devenir un gouvernement de facto s’il ne se conforme pas à la constitution en vigueur reviendrait à prétendre que dans le cadre du droit international une révolution contraire au droit fondamental du gouvernement en place ne peut pas établir de nouveau gouvernement. » Ce qui signifie que Taft rejette l’argument du Costa Rica en rapport avec la nature du régime de Tinoco. Selon Taft, Tinoco qui exerçait de facto le contrôle sur l’État même s’il n’avait pas respecté la Constitution avait le droit de contracter des dettes au nom de l’État. Il ajoute même qu’il bénéficiait de l’assentiment de la population.
L’argument de Taft reproduit plus haut ouvre la voie à la reconnaissance de gouvernements révolutionnaires qui arrivent au pouvoir sans respecter la Constitution. Taft déclare que si l’on exclut la possibilité qu’un gouvernement inconstitutionnel devienne un gouvernement régulier, cela veut dire que le droit international empêcherait un peuple qui a réalisé une révolution de mettre en place un nouveau gouvernement légitime. Ce qui, selon Taft, n’est pas concevable. Bien sûr, en pratique, ce qui est arrivé le plus souvent au cours des deux derniers siècles, c’est la reconnaissance (et le soutien donné par le gouvernement de Washington en particulier) de régimes dictatoriaux qui ont renversé des régimes démocratiques, l’apport d’un soutien à ces régimes dictatoriaux pour se financer à l’étranger, et l’exercice d’une pression sur les régimes démocratiques qui ont succédé pour qu’ils assument les dettes contractées par la dictature. Cela marque la différence entre la théorie qui est basée sur l’histoire de la naissance des États-Unis se rebellant contre le régime constitutionnel britannique en 1776 et la pratique ultérieure des États-Unis.
Le jugement de Taft contient un passage qui affirme qu’il faut respecter la règle de la continuité des obligations des États malgré un changement de régime : « Des changements de gouvernement ou de politique interne d’un État n’affectent pas sa position au niveau du droit international. (…) malgré des changements de gouvernement, la nation subsiste sans que ses droits et ses obligations soient modifiés (…). Le principe de la continuité des États a des résultats importants. L’État est tenu de respecter des engagements qui ont été pris par des gouvernements ayant cessés d’exister ; le gouvernement restauré doit généralement respecter les engagements pris par l’usurpateur (…). » [67] Cela indique très clairement la position conservatrice de Taft.
En revanche, Taft donne raison au Costa Rica contre la Grande-Bretagne sur la base d’autres arguments importants. Taft affirme que les transactions entre la banque britannique et Tinoco sont remplies d’irrégularités et que la banque en est responsable. Il ajoute que « le cas de la Banque royale ne dépend pas simplement de la forme de la transaction, mais de la bonne foi de la banque lors du prêt pour l’usage réel du gouvernement costaricain sous le régime de Tinoco. La Banque doit prouver que l’argent fut prêté au gouvernement pour des usages légitimes. Elle ne l’a pas fait. » [68] Reprenons le raisonnement de Taft : Tinoco pouvait contracter des emprunts bien qu’il ait pris le pouvoir en violant la Constitution, mais il devait le faire dans l’intérêt de l’État. Taft affirme que Tinoco a réalisé des emprunts auprès de la Banque Royale du Canada pour son bénéfice personnel [69]. Taft ajoute que la Banque le savait parfaitement et est donc directement complice. Précisons que selon le raisonnement de Taft, si Tinoco avait emprunté de l’argent pour développer le réseau des chemins de fer, le régime qui lui a succédé aurait été obligé de rembourser.
Les motivations des États-Unis dans les deux répudiations (Cuba et Costa Rica)
La motivation des États-Unis dans les deux répudiations qui viennent d’être analysées (Cuba en 1898 et Costa Rica dans les années 1920) est claire, il s’agissait d’augmenter leur influence et leur pouvoir dans la région. Cuba occupait une place stratégique pour Washington, cette île riche était à un jet de pierre des côtes des États-Unis. Avec Puerto Rico que les États-Unis ont également pris à l’Espagne en 1898, Cuba constituait la dernière colonie espagnole dans les Amériques. Quant au Costa Rica, il fait partie de l’Amérique centrale que les États-Unis considèrent comme leur pré carré. Jusque-là, la Grande-Bretagne était la puissance financière dominante dans toute la région. Les États-Unis étaient très contents d’évincer une grande banque britannique du pays et de lancer un avertissement à toutes les autres : d’autres répudiations pourraient avoir lieu car les banques britanniques comme les banques françaises participaient à des affaires remplies d’irrégularités qui endettaient les pays latino-américains. Les banques des États-Unis piaffaient d’impatience à l’idée de prendre leur place.
En 1912, Taft, alors président des États-Unis, affirmait dans un discours : « Le jour n’est pas éloigné où trois drapeaux étoilés signaleront en trois points équidistants l’étendue de notre territoire : l’un au pôle Nord, l’autre sur le canal de Panama et le troisième au pôle Sud. Tout l’hémisphère sera, de fait, le nôtre, comme il l’est déjà moralement en vertu de la supériorité de notre race. » [70] Le président Taft soutenait activement l’extension des banques nord-américaines vers l’Amérique latine en général et l’Amérique centrale en particulier [71]. En décembre 1912, il déclarait devant le congrès : « La doctrine de Monroe est plus vitale dans le voisinage du Canal de Panama et la zone de la Caraïbe que partout ailleurs. Il est dès lors essentiel que les pays qui se trouvent dans cette région soient débarrassés des périls découlant de la surcharge d’une dette extérieure associée à une gestion chaotique des finances nationales et du danger toujours présent que suscitent les troubles à l’intérieur. C’est pour cette raison que les États-Unis ont été heureux d’encourager et d’appuyer les banquiers américains qui étaient disposés à concourir à la réhabilitation financière de ces pays… » [72]
La sentence favorable au Costa Rica émise par Taft est donc très calculée. Il a refusé d’abonder dans le sens du Costa Rica en ce qui concerne le caractère despotique et inconstitutionnel du régime de Tinoco [73], alors que c’était facile de recourir à cet argument puisque Washington et Londres avaient refusé de reconnaître son régime. Il a choisi d’autres arguments. Il voulait éviter d’établir un précédent basé sur la nature démocratique ou non du régime. Il savait parfaitement que Washington et des entreprises états-uniennes soutenaient et soutiendraient dans le futur des dictateurs. Sans parler des cas où elles contribueraient activement à les mettre en place.
Des arguments de Taft qui pourraient inspirer la Grèce, l’Argentine, la Tunisie, etc. Des arguments de Taft sont utiles à la cause du peuple grec et d’autres peuples soumis au joug de la dette. Taft affirme que les dettes et d’autres obligations contractées par Tinoco sont nulles parce que celui-ci n’a pas respecté la constitution que lui-même avait fait adopter après son coup. Cette constitution prescrivait que le type d’obligations contractées par Tinoco requérait un vote commun du sénat et de la chambre des députés. Or seule la chambre des députés s’était prononcée en faveur de l’octroi de la concession pétrolière et de l’exemption de taxes accordée à l’entreprise britannique. En conséquence, selon Taft, le contrat n’avait aucune valeur [74]. Comme l’ont indiqué tant de nombreux juristes grecs que la Commission pour la vérité sur la dette grecque, les articles 28 et 36 de la constitution grecque ont été violés au moment de l’adoption du mémorandum de 2010 qui a impliqué l’accumulation d’une nouvelle dette s’élevant à 120 milliards d’euros [75]. Peu importe la nature démocratique ou non du régime grec, le fait qu’il a contracté des obligations à l’égard de créanciers en violant la constitution grecque est à lui seul un argument de nullité. Evidemment, il y a de nombreux arguments qui s’ajoutent à celui-là pour fonder en droit la répudiation des dettes réclamées par les actuels créanciers de la Grèce. Si on se déplace à un autre point de la planète, l’argument pourrait également être utilisé en Argentine pour justifier une répudiation des obligations contractées auprès des créanciers étrangers par différents régimes démocratiques qui se sont succédés depuis la chute de la dictature en 1983. La constitution argentine exclut la possibilité de s’en remettre à la justice d’un autre État lorsque la Nation contracte des dettes ou d’autres types d’obligations. Un autre argument du jugement émis par Taft est utile. Rappelons que Taft déclare que « La Banque doit prouver que l’argent fut prêté au gouvernement pour des usages légitimes. » Il est évident que les créanciers qui ont octroyé des prêts à la Grèce, au Portugal, à Chypre, à l’Irlande, à l’Espagne, depuis 2010 sont incapables de démontrer « que l’argent fut prêté au gouvernement pour des usages légitimes » puisque l’argent a principalement servi à rembourser des banques étrangères des principaux pays prêteurs et a été octroyé à la condition de mener des politiques contraires aux intérêts du pays. Cet argument s’applique également aux dettes contractées par la Tunisie et l’Égypte après la chute des dictatures en 2011. Les dettes n’ont pas été contractées dans l’intérêt des populations et de la nation. Elles n’ont pas été contractées pour des usages légitimes. En conclusion l’intérêt de la sentence de Taft, c’est qu’elle ne fonde pas la nullité des dettes réclamées au Costa Rica sur le caractère despotique du régime qui les a contractées. La sentence de Taft se fonde sur l’usage qui a été fait des dettes et sur le respect des normes juridiques internes du pays. La sentence de Taft affirme que bien qu’en principe il y a continuité des obligations des États même en cas de changement de régime, ces obligations peuvent être répudiées si l’usage qui a été fait de l’argent emprunté n’est pas légitime. Il ajoute que si les contrats ont impliqué un non-respect des règles internes en vigueur (par exemple une violation de la constitution) ou sont marquées d’irrégularités, un pays a le droit de répudier ces contrats. Nous n’avons aucune sympathie pour Taft et il est évident que ses motivations étaient tout sauf désintéressées. Que cela plaise ou non, l’arbitrage de Taft constitue une référence internationale en matière d’application du droit en relation avec des dettes et d’autres obligations. Il est fondamental que des États exercent leur droit à répudier des dettes illégitimes. |
Petit rappel sur la politique des États-Unis par rapport à ses voisins des Amériques
À partir de 1823, le gouvernement des États-Unis adopte la doctrine Monroe. Tirée du nom d’un président républicain des États-Unis, James Monroe, elle condamne toute intervention européenne dans les affaires « des Amériques ». En réalité, la doctrine Monroe va servir à couvrir une politique de conquête de plus en plus agressive de la part des États-Unis au détriment des nouveaux États latino-américains indépendants, en commençant par l’annexion d’une grande partie du Mexique dans les années 1840 (Texas, Nouveau Mexique, Arizona, Californie, Colorado, Nevada, Utah). Rappelons que les troupes nord-américaines occupèrent la capitale Mexico en septembre 1847. Il faut aussi souligner que le gouvernement des États-Unis a tenté d’exterminer tous les peuples natifs, les « peaux rouges », qui refusaient de se soumettre. Ceux qui se soumettaient ont été également victimes d’atrocités et ont fini dans des réserves.
Le gouvernement des États-Unis a tenté d’exterminer tous les peuples natifs, les « peaux rouges », qui refusaient de se soumettre
En 1898, comme on l’a vu, les États-Unis déclarent la guerre à l’Espagne et prennent le contrôle de Cuba et de Puerto Rico.
En 1902, en contradiction avec la doctrine Monroe, Washington ne prit pas la défense du Venezuela alors qu’il subissait une agression armée de l’Allemagne, de la Grande-Bretagne, de l’Italie et de la Hollande qui avait pour but d’obliger ce pays à rembourser la dette. Ensuite, les États-Unis intervinrent diplomatiquement afin que Caracas reprenne le paiement de la dette. Cette attitude de Washington a donné lieu à une grande controverse avec différents gouvernements latino-américains et en particulier avec le ministre des Affaires étrangères argentin, Luis M. Drago, qui a déclaré : « Le principe que je voudrais voir reconnu est celui selon lequel la dette publique ne peut donner lieu à une intervention armée, et encore moins à l’occupation physique du sol des nations américaines par une puissance européenne. » C’est ce qui sera connu par la suite comme la doctrine Drago. Les débats entre gouvernements donnèrent lieu à une conférence internationale à La Haye qui aboutit notamment à l’adoption de la convention Drago-Porter (du nom de H. Porter, militaire et diplomate des États-Unis) en 1907. Elle prévoyait que l’arbitrage devait être le premier moyen pour résoudre des conflits : tout État partie à la convention devait dès lors accepter de se soumettre à une procédure d’arbitrage et d’y participer de bonne foi, sinon l’État qui réclamait le remboursement de sa créance retrouvait le droit d’utiliser la force armée pour arriver à ses fins.
En 1903, le président Theodore Roosevelt organise la création du Panama qui est séparé de la Colombie contre la volonté de celle-ci. Il s’agissait de pouvoir ensuite créer le canal de Panama sous contrôle de Washington.
En 1904, le même président annonce que les États-Unis se considèrent comme le gendarme des Amériques. Il énonce ce qu’on appelle le corollaire Roosevelt à la doctrine Monroe : « L’injustice chronique ou l’impuissance qui résulte d’un relâchement général des règles de la société civilisée peut exiger, en fin de compte, en Amérique ou ailleurs, l’intervention d’une nation civilisée et, dans l’hémisphère occidental, l’adhésion des États-Unis à la doctrine de Monroe peut forcer les États-Unis, à contrecœur cependant, dans des cas flagrants d’injustice et d’impuissance, à exercer un pouvoir de police international » [76].
En 1915, les États-Unis envahissent Haïti sous prétexte de récupérer des dettes et occupent le pays jusqu’en 1934. Eduardo Galeano écrit : « Les États-Unis occupèrent Haïti pendant vingt ans, et dans ce pays noir qui avait été le théâtre de la première révolte victorieuse des esclaves, ils introduisirent la ségrégation raciale et le régime des travaux forcés, tuèrent mille cinq cents ouvriers au cours de l’une de leurs opérations de répression (selon une enquête du Sénat américain, en 1922) et lorsque le gouvernement local refusa de convertir la Banque nationale en succursale de la National City Bank de New York, suspendirent le paiement des indemnités habituellement versées au Président et à ses ministres pour les contraindre à réfléchir. » [77] D’autres interventions militaires des États-Unis ont eu lieu à la même époque mais la liste exhaustive serait trop longue.
Ce bref résumé de l’intervention et de la politique des États-Unis aux Amériques au 19e et au début du 20e siècle a permis de comprendre les motivations réelles de Washington dans la répudiation des dettes à Cuba en 1898 et au Costa Rica dans les années 1920.
Major Général Smedley D. Butler : j’ai été un tueur à gages au service du capitalisme...
En 1935, le Major Général Smedley D. Butler, qui participa à bien des expéditions états-uniennes aux Amériques, résumait à sa manière, alors qu’il était à la retraite, la politique de Washington : « J’ai passé trente- trois ans et quatre mois comme militaire dans la force la plus efficace de ce pays : l’infanterie de marine. J’ai franchi tous les échelons de la hiérarchie, du grade de sous-lieutenant à celui de général de division. Et, durant toute cette période, j’ai passé la plupart du temps comme sicaire de première classe pour le haut négoce, pour Wall Street et les banquiers. En un mot, j’ai été un tueur à gages au service du capitalisme... Par exemple, en 1914, j’ai aidé à ce que le Mexique, et plus spécialement Tampico, soit une proie facile pour les intérêts pétroliers américains. J’ai aidé à ce que Haïti et Cuba deviennent des lieux convenables pour le recouvrement des rentes de la National City Bank... En 1909-1912, j’ai aidé à épurer le Nicaragua pour la banque internationale Brown Brothers. En 1916, j’ai apporté la lumière à la République Dominicaine au nom des intérêts sucriers nord-américains. En 1903, j’ai aidé à pacifier le Honduras, au bénéfice des compagnies fruitières nord-américaines. » [78]
La dette odieuse selon Sack
Le suspense a assez duré. Il s’agit maintenant de préciser dans quelles conditions, selon Sack, une dette peut être caractérisée d’odieuse.
Voici la partie la plus citée du livre de Sack : « Si un pouvoir despotique contracte une dette non pas selon les besoins et les intérêts de l’État, mais pour fortifier son régime despotique, pour réprimer la population qui le combat, cette dette est odieuse pour la population de l’État entier. Cette dette n’est pas obligatoire pour la nation : c’est une dette de régime, dette personnelle du pouvoir qui l’a contractée ; par conséquent, elle tombe avec la chute de ce pouvoir. » (p. 157). « La raison pour laquelle ces dettes ‘odieuses’ ne peuvent être considérées comme grevant le territoire de l’État, est que ces dettes ne répondent pas à l’une des conditions qui déterminent la régularité des dettes d’État, à savoir celle-ci : les dettes d’État doivent être contractées et les fonds qui en proviennent utilisés pour les besoins et dans les intérêts de l’État (supra, § 6). Les dettes ‘odieuses’, contractées et utilisées à des fins qui, au su des créanciers, sont contraires aux intérêts de la nation, n’engagent pas cette dernière — au cas où elle arrive à se débarrasser du gouvernement qui les avait contractées — (…) Les créanciers ont commis un acte hostile à l’égard du peuple ; ils ne peuvent donc pas compter que la nation affranchie d’un pouvoir despotique assume les dettes « odieuses », qui sont des dettes personnelles de ce pouvoir. » (p. 158).
Beaucoup de commentateurs de ce passage en ont déduit que, selon Sack, pour qu’une dette puisse être caractérisée comme odieuse, elle devait avoir été contractée par un régime despotique. Ce n’est pas la position de Sack. En effet, le juriste considère qu’il y a plusieurs situations dans lesquelles une dette peut être caractérisée d’odieuse. La citation précédente concerne un seul cas de figure, mais il y en a d’autres.
Le CADTM et moi-même avons fait l’erreur de penser que Sack considérait que le caractère despotique du régime constituait une condition sine qua non. Nous étions en désaccord avec la doctrine de Sack sur ce point et avons écrit à maintes reprises que la nature despotique du régime ne pouvait pas constituer une condition obligatoire, c’est une condition facultative et aggravante. En réalité, sur ce point, il y avait un malentendu lié à certaines formulations utilisées par Sack et surtout dû à l’interprétation la plus répandue de sa doctrine. De leur côté, des auteurs comme Sarah Ludington, G. Mitu Gulati, Alfred L. Brophy ont mis le doigt sur cette erreur d’interprétation même si eux-mêmes semblent penser que Sack incluait à tort la nature despotique du régime comme une condition nécessaire. Voir leur intéressant article déjà cité. Eux-mêmes sont convaincus qu’il ne faut pas inclure la nature du régime comme une condition nécessaire. Ils affirment de plus, comme nous l’avons mentionné que dans le jugement de Taft sur l’affaire Tinoco, que l’ex-président des États-Unis s’est bien gardé de mettre en avant le caractère despotique de son régime. Dans son article « The Doctrine of Odious Debts in International Law », la juriste Sabine Michalowski résume correctement les critères définis par Sack. Elle n’inclut pas parmi ceux-ci le caractère despotique du régime [79].
Sack ne retient pas comme condition le caractère despotique du régime
Cinq pages après la citation mise en exergue, Sack définit de manière plus générale les critères qui permettent de déterminer si une dette est odieuse ou non. Dans cette définition générale, il ne retient pas comme condition le caractère despotique du régime : « Par conséquent, pour qu’une dette régulièrement contractée par un gouvernement régulier (v. supra, §§ 1 et 5) puisse être considérée comme incontestablement odieuse, avec toutes les conséquences sus-indiquées qui en résultent, il conviendrait que fussent établies les conditions suivantes (v. aussi supra, § 6 in fine) :
1. — Le nouveau gouvernement devrait prouver et un tribunal international reconnaître comme établi :
a) Que les besoins, en vue desquels l’ancien gouvernement avait contracté la dette en question, étaient ‘odieux’ et franchement contraires aux intérêts de la population de tout ou partie de l’ancien territoire, et
b) Que les créanciers, au moment de l’émission de l’emprunt, avaient été au courant de sa destination odieuse.
2. — Ces deux points établis, c’est aux créanciers que reviendrait la charge de prouver que les fonds produits par lesdits emprunts avaient été en fait utilisés non pour des besoins odieux, nuisibles à la population de tout ou partie de l’État, mais pour des besoins généraux ou spéciaux de cet État, qui n’offrent pas un caractère odieux (v. aussi infra, p. 170). »
Dans cette citation, Sack décrit le cas de figure le plus général et dit très clairement que des dettes odieuses peuvent être attribuées à un gouvernement régulier. Relisons la première phrase de la citation : « pour qu’une dette régulièrement contractée par un gouvernement régulier puisse être considérée comme incontestablement odieuse, il conviendrait que... ».
Sack dit très clairement que des dettes odieuses peuvent être attribuées à un gouvernement régulier
Pour rappel, Sack définit un gouvernement régulier de la manière suivante : « On doit considérer comme gouvernement régulier le pouvoir suprême qui existe effectivement dans les limites d’un territoire déterminé. Que ce pouvoir soit monarchique (absolu ou limité) ou républicain ; qu’il procède de la « grâce de Dieu » ou de la « volonté du peuple » ; qu’il exprime la « volonté du peuple » ou non, du peuple entier ou seulement d’une partie de celui-ci ; qu’il ait été établi légalement ou non, etc., tout cela n’a pas d’importance pour le problème qui nous occupe. » (p. 6).
Donc, il n’y a pas de doute à avoir sur la position de Sack : le fait que le régime soit despotique n’est pas une condition sine qua non pour définir l’existence de dettes odieuses qui sont susceptibles d’être annulées [80]. Selon Sack, tous les gouvernements réguliers, qu’ils soient despotiques ou démocratiques, sous différentes variantes, sont susceptibles d’être accusés d’avoir contracté des dettes odieuses [81].
Quels sont les deux critères qui permettent d’établir qu’une dette est odieuse ? Reprenons la citation de Sack : « Le nouveau gouvernement devrait prouver et un tribunal international reconnaître comme établi :
a) Que les besoins, en vue desquels l’ancien gouvernement avait contracté la dette en question, étaient « odieux » et franchement contraires aux intérêts de la population de tout ou partie de l’ancien territoire, et
b) Que les créanciers, au moment de l’émission de l’emprunt, avaient été au courant de sa destination odieuse. »
De manière plus synthétique, on peut dire que selon Sack, une dette est odieuse si elle a été contractée pour satisfaire des besoins franchement contraires aux intérêts de la population et si, au moment d’octroyer le crédit, les créanciers en étaient conscients.
Dans une opinion publiée par la revue du FMI « Finance et développement », Michael Kremer et Seema Jayachandran définissaient en 2002 ainsi la doctrine de la dette odieuse : « La doctrine de la dette ‘odieuse’ énonce que la dette souveraine encourue sans le consentement des populations et sans bénéfice pour elles ne doit pas être transférée à l’État successeur, en particulier si les créanciers avaient connaissance de cet état de fait. » [82]
Ce résumé est à première vue convaincant et ne contient pas comme condition obligatoire la nature despotique du régime. Mais en deuxième lecture, on se rend compte qu’une des conditions émises par les deux auteurs n’est pas présente dans la définition de Sack [83]. En effet, Sack ne mentionne pas « l’absence de consentement des populations » comme une des conditions qui doivent être réunies pour qu’une dette soit odieuse. Le fait que Sack n’ait pas indiqué cette condition est tout à fait cohérent avec sa position puisqu’il dit clairement que la nature du gouvernement n’a aucune importance.
Si certains lecteurs ont encore des doutes sur la logique qu’applique Sack dans sa doctrine à l’égard des régimes despotiques, voici une citation supplémentaire : « Quand bien même un pouvoir despotique serait renversé par un autre, non moins despotique et ne répondant pas davantage à la volonté du peuple, les dettes ‘odieuses’ du pouvoir déchu n’en demeurent pas moins ses dettes personnelles et ne sont pas obligatoires pour le nouveau pouvoir. » (p. 158). On le voit bien, ce qui compte pour Sack, c’est uniquement l’utilisation qui est faite des dettes et la connaissance qu’en avaient les prêteurs.
Les commentaires de Sack concernant plusieurs répudiations ou annulations de dette
Comme exemple de dettes odieuses, Sack inclut des dettes qui ont servi à l’enrichissement personnel de membres du gouvernement et des opérations malhonnêtes des créanciers : « On pourrait également ranger dans cette catégorie de dettes les emprunts contractés dans des vues manifestement intéressées et personnelles des membres du gouvernement ou des personnes et groupements liés au gouvernement — des vues qui n’ont aucun rapport aux intérêts de l’État. » (p. 159) Et il déclare tout de suite après que ces types de dettes odieuses ont été répudiées aux États-Unis dans les années 1830 comme nous l’avons vu : « Cf. les cas de répudiation de certains emprunts par divers États de l’Amérique du Nord. L’une des principales raisons justifiant ces répudiations a été le gaspillage des deniers empruntés : le plus souvent on avait emprunté pour l’établissement de banques ou la construction de chemins de fer ; or, ces banques firent faillite, les lignes de chemins de fer ne furent pas construites. Ces opérations louches ont été souvent le résultat d’un accord entre des membres indélicats du gouvernement et des créanciers malhonnêtes » (p. 159). Rappelons que dans ce cas précis de répudiation qui concerne quatre États différents, il ne s’agissait pas de dettes contractées par des gouvernements despotiques.
Sack inclut des dettes qui ont servi à l’enrichissement personnel de membres du gouvernement et des opérations malhonnêtes des créanciers
Ensuite, Sack donne un autre exemple de dettes odieuses : « Lorsque le gouvernement contracte des dettes afin d’asservir la population d’une partie de son territoire ou de coloniser celle-ci par des ressortissants de la nationalité dominante, etc., ces dettes sont odieuses pour la population indigène de cette partie du territoire de l’État débiteur. » (p. 159)
Sack mentionne plusieurs exemples et les commente. Il commence par rappeler que les États-Unis ont invoqué parmi les raisons qui les amenaient à répudier les dettes réclamées par l’Espagne à Cuba que ces dettes servaient notamment à maintenir le peuple cubain sous le joug colonial.
Ensuite, il aborde deux annulations de dettes qui sont décidées en application du traité de Versailles, signé le 28 juin 1919.
La première annulation concerne les dettes contractées par l’Allemagne et la Prusse pour coloniser la Pologne et par exemple y installer des Allemands sur des terres rachetées à des Polonais. À la suite de la défaite allemande, la Pologne indépendante est reconstituée. Le Traité de Versailles déclare que les dettes qui ont servi à coloniser la Pologne ne doivent pas être mises à charge de ce pays libéré du joug colonial. Sack est réservé quant à cette décision, il considère qu’une partie de la dette n’aurait pas dû être annulée car elle n’était pas odieuse : « Les emprunts que le gouvernement prussien a pu émettre durant les trente années de son activité colonisatrice avaient en vue les besoins généraux du budget ou, du moins, n’avaient pas en vue des besoins ‘odieux’. Ces emprunts ne sauraient être considérés comme odieux. » (p. 164).
Sack commente ensuite une deuxième annulation de dettes contenue dans le Traité de Versailles. L’empire allemand se voit retirer ses colonies africaines dont les dettes sont annulées. Les colonies allemandes ne sont pas pour autant émancipées, elles passent sous le contrôle des puissances qui ont gagné la guerre. À propos de cela, Sack cite une partie de la réponse faite par les Alliés à l’Allemagne qui n’était pas disposée à accepter cette annulation de dettes car cela supposait que ce soit elle qui allait devoir payer cette dette. Les Alliés répondirent : « Les colonies ne devraient être astreintes à payer aucune portion de la dette allemande, et devraient être libérées de toute obligation de rembourser à l’Allemagne les frais encourus par l’administration impériale du protectorat. En fait, il serait injuste d’accabler les indigènes en leur faisant payer des dépenses manifestement engagées dans l’intérêt de l’Allemagne, et il ne serait pas moins injuste de faire peser cette responsabilité sur les Puissances mandataires qui, dans la mesure où elles ont été désignées par la Société des Nations, ne tireront aucun profit de cette tutelle. » [84]
Voici deux commentaires de Sack : « Ces considérations ne semblent pas tout à fait bien fondées. Si les dépenses en faveur des colonies avaient été faites dans l’intérêt de l’Allemagne, il ne s’ensuit pas qu’elles aient été odieuses pour les colonies (…) » (p. 162). Il ajoute : « On peut se demander s’il est tout à fait juste, d’une part, que les emprunts coloniaux n’aient pas été transférés sur les colonies respectives, bien qu’on eût effectué, pour le compte de ces emprunts, bon nombre de dépenses productives dans ces colonies mêmes » (p. 161).
Ce qui en dit long sur l’orientation conservatrice, européocentrique et colonialiste de Sack, c’est qu’il ne critique pas le fait que les Alliés affirment qu’ils ne tireront aucun bénéfice de la « tutelle » (expression tout à fait hypocrite) qu’ils vont exercer sur les anciennes colonies allemandes. De plus, il considère que les dépenses dans les colonies ont été productives alors qu’elles ont servi à assujettir des peuples et à tirer un maximum de profits en faveur de la métropole coloniale.
Est-il pertinent de parler d’une doctrine de la dette odieuse élaborée par Sack ?
Si l’on considère qu’une « doctrine » désigne d’une manière globale les travaux contenant les opinions exprimées par des juristes comme étant le résultat d’une réflexion portant sur une règle ou sur une situation, si quand il s’agit d’élaborer une doctrine il convient de présenter « une construction juridique, la définir, la replacer dans l’ensemble des rapports de droit, en indiquer les limites, les conditions de mise en œuvre, en préciser les effets sur la vie des sociétés, en faire à la fois un examen systématique, analytique, critique et comparatif » [85], alors il est justifié de considérer que Sack a élaboré une doctrine de la dette odieuse.
Pour l’élaborer, il s’est basé sur une ample liste de traités internationaux portant notamment sur des arbitrages en matière de règlements de dettes conclus entre la fin du 18e siècle et les années 1920 ; il a analysé la manière dont des litiges en matière de dette ont été traités, les mesures législatives, administratives et judiciaires auxquelles ils ont donné lieu ; il a collecté et classé l’opinion de nombreux auteurs (en fait, uniquement des Européens et des Américains) qui ont écrit sur la matière. Il a présenté sa vision de la nature juridique de la succession des dettes, des obligations des débiteurs et des droits des créanciers, les rapports entre États successeurs, les modes de répartition entre eux des dettes, les effets de changements de régime et a défini des critères pour définir des dettes odieuses.
Sa doctrine est critiquable, contient des faiblesses, donne la priorité aux droits des créanciers, ne tient pas compte des droits humains, mais il faut reconnaître qu’elle a une certaine cohérence. Il faut également souligner que, bien que décriée par des détracteurs puissants (la grande presse, la Banque mondiale, de nombreux gouvernements), elle inspire une série de mouvements qui cherchent dans les travaux de Sack une source pour trouver des solutions en matière de règlement des problèmes de dettes. Les deux critères sélectionnés par Sack pour déterminer l’existence d’une dette odieuse qu’une nation peut refuser de payer sont opératoires et justifiés : l’absence de bénéfice pour la population et la complicité des créanciers.
Deux critères pour déterminer l’existence d’une dette odieuse : l’absence de bénéfice pour la population et la complicité des créanciers.
Désormais, il s’agit de dépasser la doctrine de Sack en gardant ce qui est opératoire, en éliminant ce qui dès le départ est inacceptable et en y intégrant des éléments en rapport avec des conquêtes sociales et démocratiques qui ont trouvé une expression dans l’évolution du droit international depuis la Seconde Guerre mondiale (voir plus loin la position du CADTM). Il faut également intégrer directement à la doctrine de la dette odieuse, la responsabilité des créanciers parce qu’ils sont régulièrement à l’origine des violations de traités et des autres instruments internationaux de protection des droits. Le FMI et la Banque mondiale ont imposé aux pays débiteurs des politiques qui violent délibérément et de manière répétée une série de droits humains fondamentaux. La Troïka qui s’est instituée en 2010 pour imposer à la Grèce des politiques d’austérité brutales a dicté des lois qui foulent plusieurs conventions internationales et nationales en matière de droits. Les créanciers ne sont pas simplement à l’occasion complices d’actes illégaux ou carrément criminels commis par des gouvernements, ils sont dans certains cas à l’origine de ces actes. Ils en sont les commanditaires.
L’expérience accumulée depuis que Sack a mené ses travaux conduit à modifier plusieurs des choix opérés par Sack. Un des points fondamentaux qu’il faut rejeter dans sa position, laquelle est cohérente avec l’ordre dominant, c’est le principe de la continuité des obligations des États à l’égard des créanciers même en cas de changement de régime. Certes, Sack est en faveur d’ajouter une exception - la dette odieuse - mais c’est insuffisant. Un autre point qu’il faut rejeter dans la position de Sack, c’est le soutien au système de crédit international tel qu’il existe. Enfin, Sack considère qu’un État souverain ne peut pas répudier des dettes qu’il a identifiées comme odieuses sans l’accord préalable d’un tribunal international qu’il s’agirait de mettre en place (voir le passage déjà mentionné dans lequel Sack écrit : Le nouveau gouvernement devrait prouver et un tribunal international reconnaître comme établi : a) Que les besoins, en vue desquels l’ancien gouvernement avait contracté la dette en question, étaient « odieux » et franchement contraires aux intérêts de la population de tout ou partie de l’ancien territoire, et b) Que les créanciers, au moment de l’émission de l’emprunt, avaient été au courant de sa destination odieuse.). Depuis que Sack a fait cette proposition, aucun tribunal international en matière de dette n’a été mis en place. De nombreuses propositions ont été faites mais aucune n’a abouti. L’expérience démontre qu’il faut opter pour une autre voie : l’État souverain qui est confronté à une dette odieuse doit et peut prendre un acte unilatéral de répudiation de cette dette. Il peut, comme premier pas dans cette direction, commencer par la suspension unilatérale du paiement de cette dette et la réalisation d’un audit à participation citoyenne, sans inclure des représentants des créanciers à l’instar de ce qu’a fait l’Equateur en 2007-2009.
Il faut élaborer une autre doctrine des dettes illégitimes, odieuses, insoutenables et illégales. Des mouvements comme le CADTM s’y emploient en s’associant à un maximum d’associations et en réunissant un grand nombre de compétences. Voici un large extrait de la position du CADTM adoptée en 2008 sur la dette odieuse et qui reste tout à fait d’actualité :
« Plusieurs auteurs ont par la suite cherché à prolonger les travaux de Sack pour ancrer cette doctrine dans le contexte actuel. Le Center for International Sustainable Development Law (CISDL) de l’université McGill au Canada, propose par exemple cette définition générale : ‘Les dettes odieuses sont celles qui ont été contractées contre les intérêts de la population d’un État, sans son consentement et en toute connaissance de cause par les créanciers’ [86]. Jeff King [87] s’est basé sur ces trois critères (absence de consentement, absence de bénéfice, connaissance des créanciers), considérés de manière cumulative, pour proposer une méthode de caractérisation des dettes odieuses.
Bien que la démarche de King soit intéressante à de nombreux égards [88], elle est selon nous insuffisante puisqu’elle ne permet pas de prendre en compte toutes les dettes qui devraient être qualifiées d’odieuses. En effet, d’après King, le seul fait pour un gouvernement d’avoir été instauré par des élections libres suffit pour que ses dettes ne soient pas considérées comme odieuses. Cependant, l’Histoire a montré, avec A. Hitler en Allemagne, F. Marcos aux Philippines ou Fujimori au Pérou, que des gouvernements élus démocratiquement peuvent être des dictatures violentes et commettre des crimes contre l’humanité.
Il est donc nécessaire de s’intéresser au caractère démocratique de l’État débiteur au-delà de son mode de désignation : tout prêt octroyé à un régime, fût-il élu démocratiquement, qui ne respecte pas les principes fondamentaux du droit international tels que les droits humains fondamentaux, l’égalité souveraine des États, ou l’absence du recours à la force, doit être considéré comme odieux. Les créanciers, dans le cas de dictatures notoires, ne peuvent arguer de leur ignorance et ne peuvent exiger d’être payés. Dans ce cas, la destination des prêts n’est pas fondamentale pour la caractérisation de la dette. En effet, soutenir financièrement un régime criminel, même pour des hôpitaux ou des écoles, revient à consolider son régime, à lui permettre de se maintenir. D’abord, certains investissements utiles (routes, hôpitaux…) peuvent ensuite être utilisés à des fins odieuses, par exemple pour soutenir l’effort de guerre. Ensuite, le principe de fongibilité des fonds fait qu’un gouvernement qui emprunte pour des fins utiles à la population ou à l’État, - ce qui est officiellement presque toujours le cas - peut libérer des fonds pour d’autres buts moins avouables.
Au-delà de la nature de régime, la destination des fonds devrait en revanche suffire à caractériser une dette d’odieuse, lorsque ces fonds sont utilisés contre l’intérêt majeur des populations ou lorsqu’ils vont directement enrichir le cercle du pouvoir. Dans ce cas, ces dettes deviennent des dettes personnelles, et non plus des dettes d’État qui engageraient le peuple et ses représentants. Rappelons d’ailleurs l’une des conditions de la régularité des dettes selon Sack : ’les dettes d’État doivent être contractées et les fonds qui en proviennent utilisés pour les besoins et dans les intérêts de l’État’. Ainsi, les dettes multilatérales contractées dans le cadre d’ajustements structurels tombent dans la catégorie des dettes odieuses, tant le caractère préjudiciable de ces politiques a été clairement démontré, notamment par des organes de l’ONU [89].
Pratiquement, pour tenir compte des avancées du droit international depuis la première théorisation de la dette odieuse en 1927, on pourrait qualifier au minimum les dettes odieuses comme celles contractées par des gouvernements qui violent les grands principes de droit international tels que ceux figurant dans la Charte des Nations Unies, la Déclaration universelle des droits de l’homme et les deux pactes sur les droits civils et politiques et les droits économiques, sociaux et culturels de 1966 qui l’ont complétée, ainsi que les normes impératives de droit international (jus cogens). Cette affirmation trouve sa confirmation dans la Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969, qui dans son article 53, prévoit la nullité d’actes contraires au jus cogens [90], qui regroupe, entre autres, les normes suivantes : l’interdiction de mener des guerres d’agression, l’interdiction de pratiquer la torture, l’interdiction de commettre des crimes contre l’humanité et le droit des peuples à l’autodétermination.
C’est également dans ce sens qu’allait la définition proposée par le Rapporteur spécial Mohammed Bedjaoui dans son projet d’article sur la succession en matières de dettes d’État pour la Convention de Vienne de 1983 : ‘En se plaçant du point de vue de la communauté internationale, on pourrait entendre par dette odieuse toute dette contractée pour des buts non conformes au droit international contemporain, et plus particulièrement aux principes du droit international incorporés dans la Charte des Nations Unies’ [91].
Ainsi, les dettes contractées sous le régime de l’apartheid en Afrique du Sud sont odieuses, puisque ce régime violait la Charte des Nations Unies, qui définit le cadre juridique des relations internationales. L’ONU, par une résolution adoptée en 1964, avait d’ailleurs demandé à ses agences spécialisées, dont la Banque mondiale, de cesser leur soutien financier à l’Afrique du Sud ; mais la Banque mondiale n’a pas appliqué cette résolution, et a continué à prêter au régime de l’apartheid, dans le plus grand mépris du droit international [92].
Dans le cas des dettes issues d’une colonisation, le droit international prévoit également leur non transférabilité aux États qui ont gagné leur indépendance, conformément à l’article 16 de la Convention de Vienne de 1978 qui dispose : ‘Un État nouvellement indépendant n’est pas tenu de maintenir un traité en vigueur ni d’y devenir partie du seul fait qu’à la date de la succession d’États le traité était en vigueur à l’égard du territoire auquel se rapporte la succession d’États’. L’article 38 de la Convention de Vienne de 1983 sur la succession d’États en matière de biens, d’archives et de dettes d’États (non encore en vigueur) est à cet égard explicite :
‘1. Lorsque l’État successeur est un État nouvellement indépendant, aucune dette d’État de l’État prédécesseur ne passe à l’État nouvellement indépendant, à moins qu’un accord entre eux n’en dispose autrement au vu du lien entre la dette d’État de l’État prédécesseur liée à son activité dans le territoire auquel se rapporte la succession d’États et les biens, droits et intérêts qui passent à l’État nouvellement indépendant.
2. L’accord mentionné au paragraphe 1 ne doit pas porter atteinte au principe de la souveraineté permanente de chaque peuple sur ses richesses et ses ressources naturelles, ni son exécution mettre en péril les équilibres économiques fondamentaux de l’État nouvellement indépendant.’
Il convient ici de rappeler que la Banque mondiale est directement impliquée dans certaines dettes coloniales, puisqu’au cours des années 50 et 60, elle a octroyé des prêts aux puissances coloniales pour des projets permettant aux métropoles de maximiser leur exploitation de leurs colonies. Il faut également signaler que les dettes contractées auprès de la Banque par les autorités belges, anglaises et françaises pour leurs colonies ont ensuite été transférées aux pays qui accédaient à leur indépendance sans leur consentement [93].
Par ailleurs, elle a refusé de suivre une résolution adoptée en 1965 par l’ONU lui enjoignant de ne plus soutenir le Portugal tant que celui-ci ne renonçait pas à sa politique coloniale.
Il faut, en outre, qualifier d’odieuses toutes les dettes contractées en vue du remboursement de dettes considérées comme odieuses. La New Economic Foundation [94] assimile, à raison, les emprunts destinés à rembourser des prêts odieux à une opération de blanchiment. L’outil de l’audit doit permettre de déterminer la légitimité ou non de ces prêts.
Tout le monde n’est bien sûr pas unanime sur la définition de la dette odieuse, mais le fait que cet élément de droit fasse débat ne lui ôte en rien sa pertinence et son bien-fondé. On doit plutôt y voir un signe de l’enjeu que représente la question, tant pour les créanciers que pour les débiteurs, et la traduction sur le plan juridique d’un conflit entre des intérêts divergents. D’ailleurs, plusieurs cas ont montré que cet argument peut être légitimement invoqué pour le non paiement d’une dette. »
Une longue liste des annulations ou des répudiations de dettes publiques du 19e au 21e siècle
Longue est la liste des annulations ou des répudiations de dette qui évoquent d’une manière ou d’une autre l’argument de l’illégitimité ou du caractère odieux de la dette. Sans prétendre à l’exhaustivité, citons : les trois vagues de répudiations de dettes aux États-Unis dans les années 1830, les années 1860 et la décennie 1870 ; les répudiations de dette par le Mexique en 1861, en 1867, en 1883 et dans les années 1910 ; la répudiation par le Pérou de la dette réclamée par la banque Dreyfus de Paris ; la répudiation de la dette réclamée par l’Espagne à Cuba en 1898 ; la répudiation de la dettes des Boers par le Royaume Uni lors de la conquête du Transvaal en 1899-1900 ; la répudiation des dettes tsaristes par la Russie bolchévique en 1918 ; la répudiation des dettes contractées par l’Allemagne pour coloniser la Pologne et ses colonies d’Afrique en 1919 ; l’annulation de la dette de la partie de la Pologne qui avait été colonisée par l’empire tsariste ; l’annulation par le gouvernement bolchévique de la dette des 3 républiques baltes et de la Perse en 1920 ; la répudiation de la dette à l’égard de la Banque royale du Canada par le Costa Rica en 1922-1923 ; l’annulation de la majorité de la dette du Brésil et du Mexique en 1942-1943 ; la répudiation des dettes par la Chine révolutionnaire en 1949-1952 ; la répudiation des dettes à l’égard des Pays Bas par l’Indonésie en 1956 ; la répudiation des dettes par Cuba en 1959-1960 ; la répudiation des dettes coloniales par l’Algérie en 1962 ; la répudiation des dettes de l’URSS par les 3 républiques baltes en 1991 ; l’annulation de la dette de la Namibie à l’égard de l’Afrique du Sud par le gouvernement de Nelson Mandela en 1994 ; l’annulation de la dette coloniale de Timor Leste en 1999-2000 ; l’annulation de 80% de la dette irakienne en 2004 ; la répudiation par le Paraguay de dettes à l’égard des banques suisses en 2005 [95] ; l’annulation par la Norvège en 2006 de ses créances sur 5 pays (Équateur, Pérou, Égypte, Sierra Léone, Jamaïque) en ce qui concerne un contrat de vente de bateaux de pêche [96] ; l’annulation en 2009 d’une partie de la dette équatorienne qui avait été identifiée comme illégitime par la commission d’audit en 2007-2008… [97]
Bibliographie de Sack telle que publiée par lui-même en 1927 :
« Principaux ouvrages du même auteur :
– Banque foncière des paysans, 1883-1910, recherches économiques, statistiques et financières, Moscou, 1911, (en russe).
– La notion de droit financier et la science des finances, Yaroslavl, 1913, 42 p. (en russe).
– La participation des organes législatifs au contrôle des banques d’État en Russie et à l’étranger, Yaroslavl, 1913, 36 p. (en russe).
– Les Allemands et les capitaux allemands dans l’industrie russe, Saint-Petersbourg, 1913, 67 p. (en russe).
– Les banques centrales de crédit et les associations bancaires, Saint-Petersbourg, 1914, 171 p. (en russe).
– Le financement de la réforme agraire, Petrograd, 1917, 57 p. (en
russe).
– Le droit des obligations émises par les sociétés des chemins de fer en Russie et à l’étranger, Pétrograd, 1917, 47 p. (en russe).
– La circulation monétaire en Russie, Petrograd, 1918, 123 p. (en
Russe).
– La banqueroute d’État, Petrograd, 1918, 128 p. (en Russe).
– La répartition des dettes publiques en cas de démembrement de l’État débiteur, Berlin, 1923 (Travaux des savants russes à 1’étranger, t. III), 158 p. (en russe).
– Probleme der Geldreform in den baltischen Staaten, Kiel, 1924, 13 p.
– Fixing the Value of Money, Riga, 1925, 50 p.
– Die Verteilung des Schulden der oesterreichisch-ungarischen Monarchie, Kiel, 1926, 22 p.
Remerciements : L’auteur remercie pour leur relecture et leurs suggestions : Ilias Bantekas, Nathan Legrand, Benjamin Lemoine, Damien Millet, Emilie Paumard, Brigitte Ponet, Claude Quémar, Anouk Renaud, Patrick Saurin et Renaud Vivien.
L’auteur est entièrement responsable des éventuelles erreurs contenues dans ce travail.